Renault ou l’État raider embourbé edit
Dans l’affaire Renault-Nissan, pourquoi prendre le risque de fragiliser une alliance qui marche alors que la partie française est en état de faiblesse économique ? Pour quel bénéfice ?
Pourquoi déployer une stratégie agressive de modification de l’équilibre actionnarial contre la volonté des partenaires japonais et même de la totalité des administrateurs indépendants ? Qu’espère-t-on gagner à une remise en cause unilatérale de l’esprit du partenariat ?
Quel plan B avait le gouvernement en cas de réaction légitime des partenaires ? Est-ce vraiment la stratégie de la fusion intégrale de Renault et de Nissan et le transfert du siège social hors de France ?
Il y a dans cette affaire un montage inédit, fait de brutalité du banquier d’affaire au service de l’actionnaire capitaliste dominant qui entend modifier à son profit les termes du contrat fondateur en doublant ses droits de vote et de prétention d’un État louis-quatorzien défraichi à soumettre à sa volonté les manants industriels au service d’une orientation politique de circonstance, la loi Florange !
Commençons d’abord par évaluer la thèse gouvernementale. Emmanuel Macron entend exercer pleinement ses droits d’actionnaire de long terme, il en a la légitimité à un triple titre : il est historiquement l’actionnaire dominant, il est venu au secours de Nissan quand l’entreprise était en difficulté, il a le droit d’utiliser la loi Florange pour accéder aux droits de vote doubles et accroître son poids relatif dans l’actionnariat. On remarquera qu’il n’entend ni infléchir la stratégie, ce qu’on attendrait d’un actionnaire public qui a assisté passivement à l’effondrement de la filière automobile française au cours des quinze derrières années, ni se comporter en actionnaire averti cherchant le meilleur retour financier sur capital investi, comme l’y invite le droit communautaire, ni user des armes du contrôle externe pour remettre en cause un éventuel management failli.
Si l’actionnaire n’entend agir ni sur la stratégie, ni sur les résultats, ni sur le management, pourquoi veut-il accroître artificiellement le poids juridique de la partie de capital détenue par le recours aux droits de vote doubles ?
Au nom de l’action historique de l’État français sur l’ancienne Régie ? Mais l’État n’a cessé depuis de se désengager du capital de l’entreprise, il n’a cessé d’affirmer que la vocation d’un État n’était pas de produire des chaussures ou des automobiles (biens de consommation sur des marchés concurrentiels) et par surcroît il croit aux vertus de l’intégration et de la constitution de grands groupes mondiaux. Cet État s’est de plus dépouillé depuis 2006 des outils de l’intervention industrielle, des guichets spécialisés du Trésor et même des administrations sectorielles du ministère de l’Industrie. Lorsqu’un ministre, même interventionniste et dirigiste, veut développer une action, il fait appel aux mêmes banquiers d’affaires interchangeables que ses collègues investisseurs privés.
Au nom du rôle de Renault dans le sauvetage de Nissan ? Mais la symétrie est presque parfaite entre l’action de Renault au profit de Nissan lors de la crise de 1999 et celle de Nissan au profit de Renault lors de la crise de 2008. Du reste le rapport de forces interne est aujourd’hui bouleversé puisque le partenaire Nissan est deux fois plus riche, plus puissant et plus performant que son sauveur d’antan, Renault !
Au nom du privilège de l’actionnaire dominant ? Renault contrôle 43% du capital de Nissan, et Nissan n’en contrôle que 15% et n’a pas de droits de vote. Mais que vaut alors le soutien à la stratégie de l’Alliance ? On avait cru comprendre qu’après tant de mariages ratés dans le secteur entre Fiat PSA et GE, de Renault avec Volvo, de partenariats des uns avec les autres, Carlos Ghosn avait trouvé la secrète alchimie du travail coopératif, de la réalisation progressive de synergies, de la montée en puissance graduée de départements communs bref du concept même d’alliance, au lieu des fusions-acquisitions et autres mariages entre égaux qui froissent les ego nationaux, butent sur les frictions culturelles et finissent par l’échec ruineux.
À supposer même que l’on admette les inquiétudes d’un État actionnaire désarçonné par le déclin de la partie française et légitimement inquiet pour l’avenir de l’activité industrielle sur le sol national et de la localisation des centres de R&D de l’Alliance en France, n’y avait-il d’autres comportements envisageables que le coup de force à la faveur de la loi Florange ?
L’État français pour distinguer entre ces différents rôles, celui de garant de l’intérêt national, de régulateur et d’actionnaire a veillé à créer l’Agence des participations de l’État (APE) et à la doter de moyens pour gérer en actionnaire avisé les participations publiques. L’État est dans son droit quand il entend promouvoir l’emploi, la croissance et la prospérité du territoire national. Dans ce cadre il déploie son action macroéconomique, fiscale et réglementaire et entretient à travers ses services des relations suivies avec les acteurs économiques et sociaux. Mais c’est à l’APE de veiller aux intérêts patrimoniaux de l’État, c’est à l’APE de s’assurer de la viabilité de la stratégie de Renault sur le long terme, notamment en matière productive. Personne ne trouve rien à redire aux compromis que passent les entreprises automobiles allemandes avec les différents stakeholders pour s’assurer de la bonne acceptation économique, sociale et territoriale de leur stratégie productive. Pourquoi porter sur la place publique le face à face entre le ministre et le PDG de l’Alliance ? Pourquoi laisser croire que l’État ordonne et que l’intendance doit suivre ? Pourquoi considérer que l’inquiétude de la partie japonaise ne relève que de manipulations du PDG Shogun ? Pourquoi ce qui vaut pour l’État français actionnaire de long terme ne vaudrait pas pour la partie japonaise ?
La réponse est simple : en cherchant à interdire à Carlos Ghosn, réduit au rôle de manager, d’interférer dans les affaires de l’actionnaire, l’État s’arroge le monopole des droits de l’actionnaire de contrôle. Ce faisant il entend délégitimer Ghosn, à un triple titre.
Ghosn est le PDG d’une « public company » c’est-à-dire d’une société cotée sans actionnaire de contrôle. Dans ce cas-là c’est l’AG qui tranche et le CA qui contrôle. Or le CA est dominé par les administrateurs indépendants qui soutiennent Ghosn contre l’État dans l’affrontement actuel. L’État français, faut-il le rappeler, n’avait avant l’application de la loi Florange que 15% du capital c’est-à-dire autant que Nissan !
Carlos Ghosn a acquis une légitimité historique en sauvant Nissan, en concevant l’Alliance et en faisant le quatrième producteur mondial. Il n’est donc pas considéré au Japon comme un commis de l’État Français, il a une légitimité propre.
Enfin Nissan étant elle-même une compagnie dont l’actionnaire principal est Renault, Carlos Ghosn quoique nommé par Renault, est considéré comme le Shogun de Nissan, le défenseur et le protecteur de ses intérêts.
Au Japon, on ne considère donc pas que Ghosn est sorti de son rôle et que l’État français est le patron véritable de l’Alliance.
Reste à considérer le fondement même de la légitimité de l’action publique en la matière : la loi Florange qui autorise les droits de vote doubles pour les actionnaires de long terme. Comme son nom l’indique, elle est l’enfant politique de l’échec de la tentative par Arnaud Montebourg de nationaliser les hauts fourneaux de Florange pour poursuivre une activité économiquement condamnée au nom de la préservation de l’emploi. L’Exécutif, ayant à juste titre refusé la politique Montebourg, a cru habile de faire voter une loi qui autorise le gouvernement à décourager la spéculation en privilégiant l’investissement de long terme et à contester une décision de fermeture de site afin de se donner les moyens de chercher des solutions alternatives (reprise, scop…). Rien dans cette loi ne justifiait que le gouvernement ouvre un front contre l’Alliance Renault-Nissan en montant dans le capital de 15 à 20% pour sécuriser un vote en AG pour les droits de vote doubles contre la volonté des partenaires japonais, du management et des administrateurs indépendants. En effet les actionnaires dominants français et japonais n’étaient pas dans une logique spéculative, il était maladroit que la partie française réécrive unilatéralement le contrat, et la loi Florange était une loi de circonstance.
Depuis le coup de force de Bercy, l’affaire des votes doubles est devenue l’affaire de l’Alliance. Trois solutions sont envisageables pour mettre un terme à une querelle préjudiciable à l’entreprise, à ses salariés et aux intérêts français.
La première consiste pour l’État, toute honte bue, à faire machine arrière, à faire redescendre rapidement sa participation de 20 à 15%. Le marché s’y prête. L’État peut vendre sans perte les 5% acquis et préparer dans le secret des cabinets la renonciation effective aux droits de vote doubles. Il peut même à l’occasion préparer l’avenir, renégocier le fonctionnement de l’Alliance et avec ses partenaires jeter les bases de la succession de Carlos Ghosn.
La deuxième consiste à persister dans la logique du coup de force et d’espérer à coup d’arguments spécieux que la partie adverse c’est-à-dire les vassaux industriels vont céder au souverain. Cette hypothèse est à exclure, la partie japonaise n’y étant pas prête.
La troisième, est de tenter la sortie par le haut. Elle consiste en un projet de fusion qui réconcilie projet industriel global et structure juridique de multinationale délocalisée. Elle donne l’avantage capitalistique aux actionnaires de Renault mais ne confère à l’État français qu’un rôle très minoritaire. Ce projet porté par Emmanuel Macron a été rejeté par Manuel Valls car il éloigne Renault de la France et sanctionne les maladresses de la partie française.
Paradoxe ultime, c’est à un ministre social-libéral et réformateur qu’il revient d’appliquer une loi de circonstance concédée aux grognards de la gauche du PS en mobilisant l’ingénierie financière du banquier d’affaires ! C’est un Premier ministre tout aussi réformateur qui tente d’arrêter la partie et mobilise les faux arguments sur la préservation de l’emploi en France grâce à la détention d’une minorité de blocage dans Renault.
La morale de l’histoire est qu’après la triple débâcle Alstom Alcatel Areva on aurait pu faire l’économie d’un raid raté et gratuit contre une entreprise performante qui a réussi sa mondialisation en inventant une gouvernance originale.
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