Les jeunes et les valeurs de la République edit
Les commentaires politiques et médiatiques qui ont suivi les attaques terroristes de janvier et surtout les réactions à ces événements, notamment dans certains établissements scolaires, ont semblé valider une forme de diagnostic et de réponse politique concernant la jeunesse. Le diagnostic, en partie informulé, est que celle-ci n’adhérerait plus aux valeurs qui fondent le pacte républicain ou, plus largement, qu’elle ne respecterait plus ou même rejetterait l’autorité. La réponse politique est évidemment qu’il faut rétablir ces valeurs, refonder l’autorité, bref reprendre en main la jeunesse, avec dans les propositions un versant de droite mettant l’accent sur le retour des symboles de l’autorité (le retour de l’uniforme dans les établissements scolaires, le rétablissement du service militaire etc..) et un versant de gauche de type pédagogique (des cours sur les valeurs républicaines et la laïcité).
On peut douter que ce diagnostic comme les solutions qui en découlent soient fondés. La jeunesse, dans sa très grande majorité, n’est certainement pas gagnée par un ethos antiautoritaire et un rejet des valeurs républicaines. La tendance est au contraire plutôt à un retour en force de certaines de ces valeurs réputées « traditionnelles » (dont une remontée très spectaculaire de la valeur d’autorité). Les enquêtes menées périodiquement dans ce domaine l’attestent de façon très claire (voir par exemple le livre que nous avons coordonné avec Bernard Roudet sur les valeurs des jeunes Français depuis 30 ans, publié à la Documentation française).
Mais il est vrai également qu’une partie de la jeunesse, très minoritaire, mais dont il est difficile d’évaluer l’ampleur, s’éloigne de cette tendance moyenne. Les signes d’une radicalisation d’une frange de la jeunesse qui peut prendre une forme politique ou religieuse, mais qui peut aussi s’exprimer par un rejet des institutions, ou la légitimation d’une culture délinquante, apparaissent assez clairement. Le diagnostic sur les causes de cette rupture et de la montée de la radicalité est loin d’être établi de manière indubitable par les sciences sociales (voir ma chronique sur les jeunes musulmans et la République : l’angle mort des sciences sociales).
Néanmoins, les politiques, sous la pression de ce qu’ils pensent être les attentes de l’opinion, ont proposé leur cortège de mesures, dans lequel l’école est appelée à jouer un rôle central. Comme le diagnostic est vague et qu’il y a une grande réticence en France à le fonder sur l’étude de groupes sociaux spécifiques, surtout si des caractéristiques ethnico-religieuses entrent dans l’équation, on préfère s’en tenir à des généralités au risque de pratiquer l’amalgame et surtout de proposer des solutions inadaptées et qui rateront leur cible.
La réponse de type purement autoritaire – celle qui consiste à vouloir revenir au collège ou au lycée fantasmé d’autrefois où des élèves en blouse étaient supposés respecter leurs maîtres – est doublement inadaptée. Elle l’est tout d’abord, parce que ceux des jeunes qui sont les plus portés à contester cette autorité sont bien souvent en rupture avec l’école, ce sont des décrocheurs, des « perdus de vue », parfois simplement désœuvrés, parfois engagés dans des activités délinquantes. Mais elle l’est plus profondément parce que c’est précisément ce modèle pédagogique vertical (qui est loin d’avoir disparu avec mai 68 même s’il a perdu ses aspects les plus caricaturaux) qui a créé un clivage de plus en plus large entre les jeunes et la culture scolaire. Vouloir le renforcer encore ne fera qu’aggraver ce fossé.
Le modèle pédagogique qui voudrait transmettre les valeurs républicaines et laïques sous forme de cours est tout aussi suranné. Tout d’abord, il n’a pas pris prendre la mesure de l’immense défiance des jeunes à l’égard des institutions politiques auxquelles ces idées abstraites seront inévitablement associées. En second lieu, vouloir faire des jeunes des citoyens à part entière est une mission admirable que l’école doit certainement prendre en charge. Mais précisément elle ne le fait pas et si elle décidait que cette mission lui incombe, elle devrait repenser complétement le métier d’enseignant. Traditionnellement celui-ci est centré sur la transmission des capacités cognitives dans le cadre bien délimité des disciplines. Les travaux de psychologues et d’économistes (dont ceux du prix Nobel James Heckman) ont montré que la réussite ne dépendait pas que de ces capacité cognitives, mais également de capacités non cognitives, de compétences sociales, comme le caractère consciencieux, l’ouverture d’esprit, l’extraversion, la capacité à coopérer avec les autres, la stabilité émotionnelle. Ces capacités sont de bons prédicteurs de la réussite scolaire et professionnelle mais aussi des facteurs favorables à l’intégration dans la société (leur acquisition protège de la délinquance par exemple). Or, traditionnellement en France, on considère que c’est aux familles de transmettre ces capacités, c’est ce qu’on englobe habituellement sous le terme d’éducation qui se distingue de l’instruction. Malheureusement, une partie d’entre elles, les plus démunies économiquement et culturellement, ne le font pas ou le font mal. Cette absence était peut-être moins grave dans un modèle antérieur où une intégration rapide par le travail industriel dans un univers professionnel et parfois syndical et politique socialisait les jeunes ouvriers. Mais ce modèle industriel a laissé la place, pour une large part, à un univers de services où les emplois sont beaucoup plus précaires et où la socialisation par un collectif de travail a disparu.
Dans ce nouveau contexte, si l’école doit transmettre des valeurs, ce ne sont pas tant celles de la « République » ou de la « Laïcité » que celles, tout simplement, de la vie en société. Mais si l’idée est simple, la tâche est, certainement, difficile. Comme l’a dit parfaitement Philippe Watrelot (président des Cahiers pédagogiques et enseignant dans un lycée de Savigny-sur-Orge), dans une récente interview aux Echos (15/01), il faut « que l’élève se sente reconnu, et qu’il ne reçoive pas une parole descendante », il faut faire vivre « le débat et la confrontation d’idées ». On le sait bien, ce goût du débat n’est pas véritablement dans la culture du système éducatif français.
Dans une mission en Norvège avec des collègues de l’OCDE, pour étudier les dispositifs publics en faveur des jeunes en difficulté, nous avons rencontré un chef d’établissement (l’équivalent du lycée français) qui expliquait que des discussions étaient organisées périodiquement dans les classes autour de notions comme la patience, le courage, le respect, la coopération, l’honnêteté, la responsabilité, etc…, à partir d’exemples et de situations vécues par les jeunes eux-mêmes. « Nous les préparons pour la vie » avait conclu ce chef d’établissement.
Sans doute des enseignants font-ils déjà des choses de cet ordre en France, mais il est clair que ces expériences restent dispersées, peu valorisées, et qu’elles ne sont ni soutenues ni encouragées par une volonté politique nationale. On a entendu des témoignages d’enseignants, à la suite des incidents consécutifs à la minute de silence, qui découvraient avec effarement ce que pensaient réellement leurs élèves. Il faut se confronter directement à ces idées, même et surtout si elles paraissent détestables, comme l’antisémitisme dont une étude de Vincent Tiberj a montré qu’il était fortement présent chez les jeunes maghrébins de la seconde génération (39% pensant que « les juifs ont trop de pouvoir en France »).
Les enseignants français ne sont pas, pour la plupart d’entre eux, préparés à exercer une telle mission. Un grand nombre sera certainement réticent à l’accepter, on peut en juger avec la mise en place très laborieuse du socle commun de compétences au collège. C’est donc un travail de conviction qu’il faudra entamer, un travail de formation également, mais qui peut être aussi l’occasion de revaloriser, financièrement et culturellement, un métier, qui a perdu de son lustre. Les hussards de la République peuvent et doivent être de retour.
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