Les larmes amères de la Silicon Valley edit
En décembre dernier, alors que j’allais m’envoler vers Paris, un de mes collègues américains, en aparté, me souffle cet avertissement : « Le public français est très critique. Poli, mais très critique. » C’est pourquoi, à l’issue de la conférence que je donnais à l’EHESS devant un auditoire qui m’avait semblé décontracté et attentif jusqu’alors, je ne fus guère surpris de voir ce même public s’insurger contre ma présentation pessimiste de l’histoire et de l’avenir de la technoculture américaine.
Pour ma part, ce qui m’étonnait, c’était l’espoir qui jaillissait de leurs propos. Au fur et à mesure que les questions se succédaient, émergeait un même désarroi face à la situation actuelle de la France. Mes interlocuteurs soulignaient la montée du Front National, le taux de chômage élevé, la permanence du racisme et de la xénophobie. À leurs yeux, il ne faisait pas de doute que l’individualisme entrepreneurial californien associé à la culture hacker pourrait les aider à sortir de ce bourbier. La Silicon Valley et San Francisco n’illustraient-ils pas à quel point culture égalitariste et croissance économique pouvaient se nourrir l’une l’autre ?
Comme Monique Dagnaud l’a souligné avec courtoisie et perspicacité dans un article publié sur Telos, mon public français et moi-même nous nous observions de part et d’autre d’un abîme fait de l’absence de connaissances précises des uns sur les autres. Je reconnais que la France, à travers mes lunettes teintant la vie en rose, apparaissait comme un bastion de la grande culture, de la gastronomie, du multiculturalisme, et comme étant la deuxième économie en Europe, et la cinquième puissance économique mondiale. Mais je n’avais pas passé plus de temps à Paris que beaucoup de personnes de mon auditoire n’en avaient passé dans la Silicon Valley. Et voilà pourquoi mon pessimisme demeurait autant un mystère à leur entendement que le leur au mien.
J’aimerais donc ici parler un peu de l’origine de ce pessimisme. J’habite à Mountain View, en Californie, depuis douze ans : à quelques encablures, sur la même rue, du siège de Google, et à quelques kilomètres au sud du campus de Stanford où j’enseigne. De la même manière qu’un Parisien habitant le Ve arrondissement peut sans doute apprécier à la fois le charme des ruelles médiévales de son quartier et les défis posés par ses appartements exigus et ses embouteillages, je peux tout autant, une fois passé le palier la porte de ma maison, contempler la richesse que la culture de l’innovation de la Silicon Valley a créée et, en même temps, les défis suscités par cette richesse.
Comme l’Amérique elle-même, la Silicon Valley est un espace foncièrement inégalitaire. Selon un rapport publié en 2013 par l’Insight Center for Economic Development, un groupe de recherche sans but lucratif, plus d’une famille sur cinq a un revenu inférieur à 35 000 $ par an dans la région. Le rapport rappelle qu’une famille de quatre personnes devrait disposer de plus du double de cette somme (74 000 $) pour pouvoir subvenir à ses besoins en logement, alimentation, transports et gardes d’enfants. Il y a quelques mois, la police a fait une descente dans un dédale de tentes qui s’étalait sur près de 35 hectares à San José, à l’extrémité sud de la Vallée, et a évacué les près de 300 habitants de ce qu’on avait surnommé la « Jungle », le plus vaste camp de SDF de tous les Etats-Unis. Ne perdons pas de vue que ceci s’est passé dans une petite vallée qui, d’après le magazine Forbes, héberge 34 milliardaires, ainsi que les sièges sociaux de Google, Apple, Facebook, Intel et de nombreuses autres entreprises high-tech engrangeant d’immenses profits.
Les disparités économiques ne sont que le reflet des inégalités raciales et de genre. En 2014 le revenu moyen des Blancs dans la Vallée a augmenté de plus de 5%, alors que sur la même période celui des Hispaniques et des Afro-Américains a chuté de 2% et 5% respectivement. Les hommes avec un diplôme universitaire sanctionnant quatre années d’études gagnaient entre 40 et 73% de plus que les femmes ayant le même niveau d’étude, et ce quelle que soit la communauté. Et les cuisiniers, les jardiniers et les femmes de ménage qui veillent au confort des ingénieurs informatiques de la Vallée ? La plupart d’entre eux sont rémunérés au salaire minimum : 10 $ de l’heure.
Si l’on s’en tient à la mythologie entourant la culture hacker, l’accès universel aux ordinateurs aurait dû permettre à quiconque ou presque ayant un minimum de culot de lancer sa start-up et de mener sa barque sur le chemin de la fortune. Regardez Steve Jobs, ou Mark Zuckerberg, disent les experts de la question. Et même si tout le monde ne peut pas décrocher le gros lot, eh bien, répliquaient les optimistes, « tous les bateaux se retrouvent à flot à marée montante ». Ce qu’il fallait faire, c’était libérer la créativité des entrepreneurs, libérer le marché des entraves liées aux règles administratives, et, grâce à la magie combinée de l’individualisme américain et de la technologie californienne, nous aurions réussi là où manifestement la politique et l’Etat ont échoué : à savoir, édifier une société foncièrement plus égalitaire.
Autant que je puisse dire, il me semblait bien que beaucoup de ceux formant mon auditoire à l’EHESS, en cette mi-décembre, avaient commencé à croire que la technologie et l’individu entrepreneur pouvaient en effet réaliser ce que l’Etat n’a pas pu faire. C’est pourquoi ils étaient décontenancés, et même agacés, de m’entendre dire qu’il fallait se détourner de la technologie et revenir à la politique. Ils furent encore plus désorientés quand je fis référence à Mai 68. Qu’est-ce que les manifestations d’il y a 50 ans avaient à voir avec la réduction des inégalités qu’il faut mettre en œuvre aujourd’hui ?
La réponse, en tout cas ici en Californie, est : tout. Dans la Silicon Valley, les appels libertaires à délaisser la politique et à s’appuyer sur la technologie et l’entrepreneuriat comme instruments des changements sociaux ont des racines historiques profondes, antérieures à Mai 68. Dans les années 1960, l’Amérique a vu naître deux mouvements de contre-culture distincts : la New Left (Nouvelle Gauche) et les New Communalists (Nouveaux Communalistes). Tout comme en France, la New Left a essayé de changer la politique en faisant de la politique. Elle créa des partis, publia des manifestes et défila contre la guerre du Viêtnam. Mais pour les New Communalists, le problème c’était justement la politique. Entre 1965 et 1972, des dizaines de milliers de jeunes Américains – la plupart blancs – « retournèrent à la terre » et fondèrent des « communautés ». Là, ils ambitionnaient de se débarrasser de la bureaucratie, de la loi et de l’Etat en tant que tel. Ils désiraient les remplacer par la « conscience » : un état d’esprit collectif qui permettrait aux citoyens de rechercher le bien commun sans avoir à en débattre. Et comment étaient-ils censés atteindre cet état de conscience ? En ayant recours aux technologies de l’époque qui permettaient d’altérer la conscience, tels les amplis saturés de rock’n’roll et le LSD.
Bien qu’au premier coup d’œil cela soit difficilement perceptible pour le visiteur extérieur, l’idéologie du New Communalism imprègne la Silicon Valley encore aujourd’hui. La longue histoire de cette imprégnation, je l’ai racontée dans mon livre intitulé Aux sources de l'utopie numérique: De la contre-culture à la cyberculture (C&F Editions, 2013), mais il suffit de rappeler qu’y perdure l’espérance que les technologies numériques, en tant qu’instruments de naissance d’une conscience commune, permettront de se libérer de la nécessité de l’Etat. Ou encore la persistance de la méfiance viscérale envers la politique. De nombreux managers dans la Vallée pourraient reprendre à leur compte les propos tenus par Peter Thiel, co-fondateur de PayPal et « capital-risqueur », lors de la conférence Libertopia en 2010 : « La tâche qui nous incombe, dans ce monde où la politique est apparue si souvent en panne et si souvent inopérante, est de trouver une voie pour y échapper. » La technologie, pour Thiel du moins, « est cette formidable alternative à la politique. » Louis Rossetto, fondateur du magazine Wired, le dit en ces termes : « Je crois que la politique est une erreur… Si vous voulez que le monde aille mieux, arrêtez de penser que l’élection de Barack Obama, de Hillary Clinton ou de n’importe quel autre politicien est la solution. Lancez-vous et changez-le vous-même, directement. Vous pouvez rendre le monde meilleur dans les domaines où vous avez de l’influence, dans le monde concret où vous évoluez. »
L’argumentation de Rossetto est extrêmement séduisante. J’ai pu ressentir sa force d’attraction dans les frustrations qu’exprimait mon auditoire français à l’EHESS. Si les problèmes structurels que sont les inégalités, le racisme, l’immigration, le chômage semblent hors de notre portée, eh bien pourquoi ne pas simplement changer ce qui peut l’être par nous-mêmes, ici et maintenant ? Et pourquoi pas en utilisant nos téléphones et ordinateurs portables ?
Ce à quoi je réponds : parce que la Silicon Valley est la preuve même que cela ne marche pas. Il me suffit de me balader dans mon quartier pour constater que la culture start-up que nous exportons partout désormais n’a en rien résolu les divisions économiques et raciales qui sont le fléau de cette région et de notre pays tout entier. – Tout cela, m’aide à deviner ce que doit ressentir un Parisien à qui un Américain de passage vient faire la leçon sur ce merveilleux et étonnant pays qu’est la France.
Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sébastien Le Pipec. La version anglaise est également publiée sur Telos.
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