Une régulation des médias est-elle encore possible? edit
Les 36 décisions que le CSA a prononcées en février contre les chaînes et les radios pour des manquements à leurs obligations déontologiques dans la couverture des attentats de janvier 2015 ont suscité une levée de bouclier de la part des journalistes. Au risque de paraître corporatistes, les journalistes se sont dans leur grande majorité insurgés contre cette intrusion dans un domaine qui, selon eux, doit rester réservé aux professionnels et échapper à tout contrôle administratif. Le Monde a titré « Couverture des attentats : « que fait-on, on met un écran noir » ? », comme si la responsabilité des médias pouvait s’exprimer dans une logique binaire : soit une liberté sans imputabilité, soit la censure, le « bâillon » (SNJ), ou, pourquoi pas, « l’écran noir ».
Quelques rares voix (dont celles de journalistes) ont fait observer que les décisions du CSA restaient plus que modestes, puisqu’aucune sanction n’était véritablement prononcée malgré la gravité des faits, les décisions étant soit des mises en demeure (21) soit des mises en garde (15). Seules les premières faisaient grief, au sens juridique du terme, et elles ne permettraient au CSA de sanctionner l’opérateur qu’en cas de récidive.
De nombreux observateurs, dans le public et parmi les journalistes, ont relevé des comportements problématiques dans le traitement des attentats. La liste en excède celle proposée par le CSA. Le traitement médiatique de la minute de silence dans les jours qui ont suivi, avec l’accent mis sur des établissements qui ont rencontré des difficultés loin de favoriser la cohésion sociale dans ce moment symbolique, a eu tendance à exacerber des tensions contribuant une fois de plus à un traitement caricatural de quartiers populaires, sans compter la reprise d’informations fausses. Le vocabulaire utilisé pour parler des terroristes, la diffusion tellement large des portraits des criminels qu’elle surpasse celle des victimes et des bienfaiteurs, mais aussi le traitement des rumeurs complotistes dans des émissions d’information ou de talkshows mériteraient également réflexion voire recadrage.
Sur le fond, les divergences entre le CSA et les journalistes portent essentiellement sur les précautions induites selon l’instance de régulation par le respect de l’ordre public. Concrètement, les médias audiovisuels sont pris dans la concurrence avec les autres médias numériques et doutent de la possibilité de temporiser. Certains médias de presse en ligne comme Le Monde ont pourtant adopté cette posture sans perdre leur public.
Le SNJ réfute quant à lui l’argument de l’ordre public au motif que « le journaliste n’est pas un auxiliaire de police ». Pourtant l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme, essentiel en matière de presse, prévoit que la liberté d’expression peut être limitée par « la sécurité nationale, l’intégrité territoriale, la sureté publique, la défense de l’ordre, la prévention du crime… », notions qui décrivent bien différentes facettes de l’ordre public. D’ailleurs, l’Observatoire de la déontologie de l’information, dans son rapport spécial publié en mars 2015, pose la question des relations entre les rédactions et les forces de l’ordre et reconnait la nécessité de ne pas diffuser certaines informations « avant la fin des événements », au nom de la responsabilité des médias.
L’hostilité des journalistes vis-à-vis des interventions du CSA en matière déontologique n’est pas nouvelle. Elle a longtemps inhibé le CSA, alors même que, dès ses débuts, il avait marqué sa volonté de promouvoir la qualité de l’information (notamment par des recommandations sur les images d’archives) et l’éthique des programmes. Les conventions des chaînes privées contiennent de ce fait depuis 1997 des dispositions précises sur l’indépendance de l’information, le pluralisme de l’expression des courants de pensée et d’opinion, les droits de la personne, notamment des mineurs délinquants ou des personnes en situation de souffrance, la protection de l’enfance, l’honnêteté de l’information, la maîtrise de l’antenne qui ont été progressivement intégrées aux cahiers des charges des chaînes publiques. Elles s’appliquent aux émissions d’information comme aux autres émissions du programme.
Le conflit, qui couve depuis 20 ans à ce sujet, s’est manifesté récemment à propos des recommandations du CSA en matière de pluralisme, une lettre ouverte des médiateurs prenant à partie le public (« les règles du CSA sont inapplicables » en 2012), mais aussi suite à une intervention en 2013 sur des images jugées par le CSA attentatoires à la dignité (plans répétés et insistants), à laquelle le SNJ a réagi en contestant l’autorité déontologique du CSA, contestation réitérée lors de la publication par le CSA d’une recommandation sur les images de guerre, le SNJ qualifiant cette publication d’ « excès de pouvoir », sans toutefois la contester en justice.
La situation actuelle est donc pour le moins ambiguë. Une chaîne privée comme TF1 revendique sa convention avec le CSA au titre de son engagement en matière de RSE (responsabilité sociétale de l’entreprise). France Télévisions valorise les différents engagements déontologiques de son cahier des charges dans sa Charte d’antenne. Mais les journalistes critiquent la légitimité des interventions du CSA au motif qu’il s’agit d’une instance administrative, donc susceptible de limiter leur indépendance, suivant le principe selon lequel un journaliste « n’accepte en matière de déontologie (…) que la juridiction de ses pairs ».
Les journalistes souhaiteraient que la déontologie de l’information échappe au contrôle du CSA en tant qu’il s’agirait d’un type de programme spécifique, soumis à la seule déontologie professionnelle. Ils contestent la spécificité de l’information audiovisuelle, et soulignent l’inégalité de traitement avec les autres médias. Le CSA souhaiterait au contraire étendre ses compétences sur les sites qui proposent des contenus audiovisuels, sans pour autant pouvoir le faire sur les sites de partage et d’hébergement.
Du point de vue de la qualité des programmes et de l’information, si le CSA fait aujourd’hui défaut, c’est davantage par la faiblesse de ses interventions que par son trop plein. Vu l’ampleur des enjeux économiques du fait de la prépondérance des médias audiovisuels dans la diffusion de l’information, vu l’intrication entre information et divertissement sur ces médias, la légitimité d’une instance de régulation semble évidente et c’est le modèle européen le plus répandu. En s’opposant à une instance de nature administrative, les journalistes souscrivent au dogme libéral d’une autorégulation du marché et oublient ses forces obscures qui poussent au traitement en urgence sans vérification, quand la puissance dramatique d’un événement convoque des audiences qui peuvent faire perdre la tête : BFM TV et i-Télé ont vu leur audience s’accroître de 50% pendant le mois de janvier 2015, le site du Monde a reçu le 9 janvier 12 millions de visiteurs. L’habitus individualiste des journalistes a tendance à leur faire oublier la force des cadres économiques de leur action et à leur faire croire que le seul ennemi de la liberté est l’État et ses représentants.
La qualité de l’information, malmenée par le présentisme des réseaux et des communications numériques, requiert au contraire un réseau de régulations, tenant compte des médiations déjà existantes mais souvent réduites à la marge, ouvertes sur les capacités d’analyse et de réflexivité du public, et susceptibles de maintenir une exigence argumentative.
Il manque pour cela en France une instance de premier degré qui pourrait animer une réflexion sur la déontologie de l’information de façon spécifique, approfondie et régulière. La France est un des rares pays à ne pas disposer d’un conseil de presse : une instance déontologique réservée à l’information, composée de journalistes, de patrons de presse et d’associations représentant le public. Plusieurs rapports européens et français se sont prononcés en sa faveur. Le différend entre les patrons de presse et les journalistes constitue cependant un obstacle considérable rappelé encore à l’occasion des Assises du journalisme de mars 2015.
Le fonctionnement du CSA pourrait également être modifié, il pourrait recueillir les arguments des opérateurs avant de prononcer ses décisions, développer un traitement des plaintes plus transparent, ouvrir des débats avec la société civile au lieu de se replier sur le monde professionnel.
Il manque enfin une instance qui se préoccupe de la déontologie et du respect de la loi française sur les plateformes numériques (Facebook, Twitter, Instagram, Google, Snapchat…) qui constituent un accès à l’information pour un nombre croissant d’internautes.
A défaut, c’est la justice qui sera de plus en plus sollicitée, comme le montre l’ouverture d’une plainte sur le traitement des attentats par les six anciens otages de l’Hypercacher pour mise en danger de la vie d’autrui. Mais c’est agir au cas par cas, quand l’emprise médiatique sur la vie publique mériterait une attention de chaque instant, un traitement continu et régulier.
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