Usages et mésusages de la laïcité edit
La laïcité s’est réinscrite au cœur de notre vie politique. Elle ne l’a jamais vraiment quitté, tant cette notion est liée aux clivages politiques et culturels qui traversent notre société. Mais les enjeux sont changeants, et n’offrent pas tous la même intensité. La remise en cause des équilibres religieux avec l’affirmation de l’islam, comme deuxième religion en France, qui arrive dans une société façonnée par une longue histoire de rapports conflictuels des religions entre elles et avec l’État, mais qui a fini par faire sienne un régime de séparation entre la politique et les croyances, provoque des débats récurrents depuis la fin des années 1980 sur l’effectivité et la pertinence de la laïcité.
La question est, d’autant plus, difficile qu’avec l’islam viennent, en fait, tous les problèmes de l’immigration installés dans le débat par le Front national dès la fin des années 1970, contribuant ainsi à en « ethniciser » les termes, avec l’équivalence proposée entre le chômage et l’immigration, qui, depuis maintenant plus de trente ans, s’est imposée à la mesure du maintien d’un chômage de masse. Enfin, la véritable guerre ouverte par le radicalisme islamiste, sous des formes variées, utilisant de manière privilégiée l’arme du terrorisme, d’abord dans le monde musulman et dans un même mouvement contre les pays occidentaux, nourrit un climat fait d’anxiété, de méfiance et de peurs, propice à tous les amalgames.
La laïcité est chargée, ainsi, de tout un ensemble d’interrogations qui, en partie, la dépassent, puisqu’il en va de la cohésion de notre société dans le moment présent, pour certains, de l’identité même de la France.
Il n’y a donc pas de raison de s’étonner que le débat se prête à l’instrumentalisation politique et qu’il revête, dès lors, une confusion dangereuse. Le Front national en donne l’exemple le plus patent. Il a opéré là, comme sur d’autres points-clés de son programme, un renversement tactique étonnant. Le parti de Jean-Marie Le Pen se voulait proche des catholiques traditionnalistes et critiquait une laïcité trop marquée par les valeurs d’une République – « Ripoublique » disait-il – à laquelle il préférait les valeurs de la nation. Le mouvement « bleu-Marine » fait l’inverse en apparence. Il revendique haut et fort une conception intransigeante de la laïcité, la résumant à une série d’interdictions, pour mieux stigmatiser une seule religion, l’islam. Ainsi, il n’a même plus besoin de parler d’immigration, les équivalences se font mécaniquement dans la tête de ses électeurs. Ce qui n’empêche pas le Front national de parler d’identité chrétienne de la France par ailleurs, et ses élus d’installer des crèches de noël dans les mairies… Mais qu’importe, la laïcité est convoquée au service d’un souverainisme xénophobe.
La contradiction existe également à l’UMP, dans la ligne que trace son président. Hier – il n’y a pas si longtemps – Nicolas Sarkozy prônait une « laïcité positive », ouverte, ne dépassant pas un cadre juridique. On se souvient de la distinction qu’il faisait entre l’instituteur et le prêtre qui, seul, pouvait porter une morale de l’absolu. Aujourd’hui, dans ses interventions calculées, la laïcité ne doit pas « souffrir d’exception ». Elle doit imposer une uniformité de comportements. La dernière polémique sur l’interdiction des menus de substitution dans les cantines scolaires – alors que la variété existe depuis longtemps dans les selfs des collèges par exemple et que personne ne remet en cause la tradition du service du poisson le vendredi ! – est caractéristique de l’usage d’une laïcité à géométrie variable. Le président de l’UMP doit considérer que plus il doit dénoncer le Front national comme un adversaire de son parti, plus il doit tenter de reprendre ses thématiques sur le terrain de l’islam et de l’immigration, pour faire oublier les dissentiments profonds en matière économique.
Les ambiguïtés existent également à gauche. Elles sont plus anciennes, et différencient plusieurs attitudes vis à vis des religions. Elles s’étaient exprimées lors des débats qui ont entouré la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État. Faut-il, en proscrivant le plus possible toute manifestation publique des convictions religieuses, étendre la laïcité de l’État – ce qui est l’esprit de cette loi – à la société, quitte à faire de la laïcité une forme de « religion civile », ou faut-il avoir avant tout en tête de préserver la liberté de conscience, celle de croire ou de ne pas croire, et préserver la neutralité de l’espace public, sans s’élever contre les manifestations publiques des cultes autrement que selon les nécessités de l’ordre public ? On reconnaît les deux pôles, avec toutes les nuances entre les deux, qui structurent le débat et ont amené les gauches – les socialistes compris – à prendre des positions contraires lors du débat sur le port du foulard à l’école publique en 1989 ou encore, récemment, pour les mères de famille dans l’accompagnement des sorties scolaires.
Avec la laïcité se confrontent évidemment des jugements différents sur ce que doit être l’intégration dans notre société, les parts de la diversité et de l’unité. La gauche devrait clarifier ce qu’elle entend par tradition républicaine, en comprenant qu’elle doit donner lieu à une nouvelle « synthèse » dans une société qui a profondément changé depuis les débuts du XXe siècle.
Il est donc urgent d’avoir un débat politique approfondi (et informé) sur ce que sont et doivent être les principes de la laïcité dans notre société. Ils sont trop souvent ignorés. Connaître l’état du droit éviterait, déjà, nombre d’approximations (volontaires ou involontaires). Cela permet, en effet, de bien distinguer la liberté de croire – qui ne peut en rien être limitée – et, avec elle, la liberté de pensée, de la liberté d’expression des appartenances religieuses, qui peut, elle, être limitée dans les conditions définies par la loi, selon ce qui est considéré être, à un moment donné, l’intérêt général.
Le droit français – conforté en ce point par le droit européen – fait de la liberté le principe et des limitations l’exception. C’est l’État qui doit être neutre et non la société. Le service public ne montre pas de préférence selon l’appartenance ou la non-appartenance religieuse, réelle ou présumée, de ses usagers. La laïcité est ainsi étroitement liée aux valeurs fondamentales de la République, la liberté et l’égalité. Par là, elle doit remplir une fonction doublement émancipatrice, car elle émancipe l’État de toute tutelle religieuse, mais elle garantit également aux croyants la liberté de religion (ce qui est loin d’être acquis dans une grande partie du monde encore aujourd’hui). La laïcité permet ainsi aux individus de ne pas se « ressembler » mais elle les invite, en même temps, à se « rassembler » dans un cadre commun respectueux des uns et des autres. C’est ce qui devrait être expliqué à tous les Français quelles que soient leurs croyances et leurs convictions, quelles que soient leurs origines.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)