Harris vs Trump: au pays des droits de douane, qui est le plus protectionniste? edit
Depuis 2018, la politique commerciale des administrations américaines est devenue plus protectionniste. Le passage de témoin entre Donald Trump et Joe Biden n’a pas marqué sur ce plan de rupture de tendance. Est-ce étonnant dans un pays qu’on décrit souvent en France comme le pays défenseur de la mondialisation et du libre-échange ? Et quant au proche avenir, qui, des deux candidats à l’élection présidentielle du 5 novembre 2024, est le plus protectionniste ?
Un pays libre-échangiste?
Pour répondre à la première question, prenons une perspective historique. Les Etats-Unis ont une histoire protectionniste, avec une approche pragmatique. Selon Douglas Irwin, expert de la question, trois périodes caractérisent l’histoire du « tarif américain » :
1. De la constitution du gouvernement fédéral dans les années 1780 à la guerre de sécession des années 1860, une approche de la politique commerciale en termes de recettes ;
2. Des années 1860 jusqu’en 1934 et la sortie de la Grande Dépression, une approche en termes de restrictions ;
3. De 1934 à 2018, une approche en termes de réciprocité.
Ce sont les 3 Rs : recettes-restrictions-réciprocité[1]. Pendant la première période de l’histoire américaine, l’État fédéral a besoin de recettes, car il y a alors peu de base taxable. L’administration fiscale est peu développée. La taxation des importations est certainement l’impôt le plus facile à mettre en œuvre. Les tarifs sont élevés et sur la période 1780-1860, les recettes douanières constituent 90% des recettes publiques de l’État fédéral.
La guerre de Sécession voit la victoire du Nord, industriel et républicain, sur le Sud, agricole et démocrate. Celui-ci désire l’ouverture des frontières commerciales, à la fois pour pouvoir acheter des biens industriels à des prix moins élevés et pour obtenir des partenaires une ouverture de leurs frontières aux produits agricoles américains. Le Nord est majoritairement protectionniste, car l’industrie américaine est encore peu compétitive et les gouvernements veulent adopter des tarifs protégeant les manufactures naissantes. Sur la période 1860-1934, le protectionnisme américain est élevé : le tarif moyen sur les seules importations taxées oscille entre 40 et 50%. Mais les taxes intérieures se mettent en place, l’impôt sur le revenu est créé en 1913 et la part des recettes douanières dans les recettes fédérales baisse significativement.
En juin 1930, le représentant Willis Hawley et le sénateur Reed Smoot mettent en place, avec l’aval du président Herbert Hoover (ils sont tous les trois républicains) une loi hyper-protectionniste. Celle-ci est suivie de représailles générales des partenaires commerciaux. Ces décisions enfoncent encore le pays dans la crise. Le retour des démocrates au pouvoir, avec l’élection de Franklin Roosevelt, change la donne. Le Congrès vote le New Deal et adopte une nouvelle approche en termes de commerce international. Dès 1934, le Reciprocal Trade Agreements Act donne au Président Roosevelt la possibilité de négocier des accords commerciaux, « concédant » des baisses de droits de douane sur les importations pour obtenir l’ouverture des frontières des partenaires. Entre 1934 et 1939, l’administration démocrate négocie 19 nouveaux accords commerciaux. De 1945 à 2018, cette orientation sera globalement maintenue dans le cadre multilatéral du GATT, puis de l’OMC.
L’administration Trump ouvre peut-être en 2018 une nouvelle ère de la politique commerciale américaine. Ce changement de cap, dans une direction fortement protectionniste, est en grande partie expliqué par la montée en puissance de la Chine. En dehors de la question géopolitique, le « choc chinois » constitue un enjeu économique à part entière. Sur la période 2001-2021, survient une extraordinaire croissance des importations américaines de produits manufacturés : de 75 à 523 milliards de dollars à, soit une multiplication par sept, la part de la Chine passant de 8% à 22%. Parallèlement, les États-Unis se désindustrialisent. L’invasion de produits chinois à très faible prix suscite une réaction politique vive, car des États américains ont connu de nombreuses fermetures d’usines sur la période : Ohio (acier, automobiles), Michigan (automobile), Pennsylvanie (charbon, acier).
Le déficit commercial des États-Unis vis-à-vis de l’Allemagne grossit aussi, passant de 27 milliards en 2001 à 71 milliards en 2021, avec des importations américaines multipliées par plus de deux. Mais ce sont davantage des importations de biens d’équipement, cruciaux pour la compétitivité américaine, et moins des biens intensifs en travail.
Il est clairement démontré que d’autres facteurs expliquent la désindustrialisation américaine, comme le progrès technique, l’évolution de la demande, la tertiarisation d’un certain nombre d’activités industrielles. Mais la responsabilité est avec force attribuée aux pratiques déloyales de la Chine par de nombreux politiciens, et notamment Donald Trump. La conclusion est simple : il faut imposer des droits de douane sur les produits importés, en particulier de Chine.
Le plus étonnant est qu’en 2020, l’administration Biden continue sur la lancée. Au titre d’une politique commerciale centrée sur les travailleurs (« worker-centered trade policy »), elle maintient les tarifs mis en place par l’administration précédente. Elle va même plus loin en votant une loi écolo-protectionniste, l’Inflation Reduction Act : des incitations fiscales sont données aux consommateurs et producteurs de biens verts, mais sous des clauses de contenu local. Pour produire et consommer des biens verts (véhicules électriques, batteries lithium-ion, panneaux solaires, éoliennes, hydrogène vert), il faut fabriquer sur le territoire américain avec des composantes elles aussi fabriquées sur le sol national. L’administration Biden va même plus loin en augmentant en 2024 les droits mis en place par Donald Trump sur des importations en provenance de Chine : ce ne sera plus 25% de tarifs supplémentaires sur les véhicules électriques, mais 100% ; les augmentations concernent aussi les masques, les seringues, les gants médicaux, les grues portuaires, les batteries pour véhicules électriques et leurs composantes, l’acier, l’aluminium…
Les droits de douane ont ainsi toujours occupé une place politique importante dans l’histoire des Etats-Unis. Mais s’ils pouvaient se justifier au XVIIIe et XIXe siècles dans une économie sans assiette fiscale véritable ou au titre de la protection des industries naissantes, imposer aujourd’hui des droits de douane néglige trois éléments importants de l’économie mondiale.
Primo, la production mondiale de biens s’est internationalisée dans une vaste dynamique de chaînes de valeur globales : on importe pour produire localement un bien qui ne sera pas forcément fini et sera exporté pour subir une nouvelle transformation. Donc si on taxe les importations, il est possible qu’on diminue la compétitivité nationale.
Secundo, dans un pays qui hait tant l’inflation, les droits de douane augmentent mécaniquement les prix intérieurs puisqu’ils augmentent le prix des produits importés, permettant aux producteurs locaux substituts d’augmenter aussi les leurs.
Tertio, il est assez douteux qu’avec des droits de douane, les Etats-Unis puissent résorber leur déficit commercial, surtout lorsqu’ils frappent plus durement certains pays (la Chine) : ils ne feront que remplacer un flux de commerce (de la Chine vers les Etats-Unis) par un autre (depuis le Vietnam, l’Inde, ou le Mexique). Tant que la dépense des ménages américains et du secteur public sera aussi forte, les États-Unis auront un déficit commercial majeur.
Bref, les droits de douane sont devenus un instrument bien peu efficace de la politique économique. Ils occupent pourtant toujours l’actualité américaine avec le retour possible au pouvoir de l’ « Homme-Tarif »[2].
Harris vs Trump
La réponse à la deuxième question, qui des deux candidats sera le plus protectionniste, est sans ambiguïté. En 2024, le candidat Trump fait des propositions encore plus protectionnistes que les décisions prises par les deux administrations précédentes.
Sa proposition centrale est d’augmenter de 10 points de pourcentage les droits de douane sur tous les biens venant de tous les pays (sauf peut-être le Canada et le Mexique), et 60 points de pourcentage pour les produits chinois. Les droits de douane de l’administration démocrate, mis en place en 2024 par Joe Biden, ne concernaient que 18 milliards de dollars ; ceux de la première administration Trump, mis en place en 2018-2019, portaient sur 380 milliards ; les taxes annoncées par Donald Trump aujourd’hui concerneraient 3110 milliards de dollars d’importations (2400 si Canada et Mexique en sont exemptés). La proposition actuelle de Trump est donc d’abord extraordinaire par son ampleur.
Nous avons évalué cette proposition par une modélisation[3]. L’impact est négatif pour l’activité américaine : -0,7% de PIB. L’insertion des États-Unis dans les chaînes de valeur mondiales rend contre-productive l’imposition de droits de douane. La Chine est encore plus touchée (-1,1% de PIB), la France et l’Allemagne ne sont que marginalement affectées (-0,1% de PIB).
Si les pays partenaires des États-Unis exercent des représailles, l’impact est pire pour les Etats-Unis : -1,3% de PIB en 2030, -22,9% sur leurs exportations en volume ! Le Canada et le Mexique tirent leur épingle du jeu : leur PIB augmente respectivement de 1,3% et 6,6% en 2030. Une telle guerre commerciale est ainsi particulièrement favorable au Mexique qui bénéficie de son statut privilégié dans l’USMCA (United States Mexico Canada Agreement qui a remplacé l’ALENA, Accord de Libre-Echange Nord-Américain) et d’être un concurrent direct de la Chine. Résultat frappant : cette guerre commerciale fait baisser les salaires américains et augmente ceux du Mexique d’environ 5%.
Cette simulation repose bien entendu sur un certain nombre d’hypothèses restrictives, par exemple la non-prise en compte des coûts liés aux ajustements sur le marché du travail (emplois perdus dans un secteur et gagnés dans d’autres), mais elle a le mérite de comparer par un chiffrage les avantages des droits de douane (recettes publiques, effet protecteur sur les firmes locales produisant les biens importés) et leurs inconvénients (baisse de pouvoir d’achat pour les ménages, perte de compétitivité pour les entreprises utilisant les biens importés dans leur processus de production, coût des représailles en termes d’exportation et de production locales). Sur ce point, il est étonnant de réaliser que les conseillers de Trump sont conscients du coût de ces propositions, mais annoncent une série de mesures pour compenser leurs effets : baisses d’impôts, dérégulation…[4]
Le candidat Donald Trump pourrait ainsi, s’il est élu, inaugurer une nouvelle phase de l’histoire américaine, un 4e R, pour représailles ou « retaliation » ou « retribution » : il utilise lui-même le terme de « retribution tariff ».
Kamala Harris a, elle, peu parlé de la future politique commerciale des Etats-Unis si elle est élue. Elle devrait être dans la continuité de celle de l’administration Biden. Une politique commerciale démocrate intègre aujourd’hui plusieurs dimensions.
D’abord une forte méfiance pour les accords de libre-échange dans leur forme classique, c’est-à-dire avec des réductions bilatérales des droits de douane. C’est désormais au yeux des démocrates américains une « course vers le bas », une recherche de la production à moindre coût qui désavantage les travailleurs américains.
Les démocrates privilégient une discussion avec leurs partenaires commerciaux dans des forums, le EU-US Trade and Technology Council (EU-US TTC) avec les Européens, le India-Pacific Economic Framework (IPEF) avec 13 pays de l’Asie et de l’Océanie. Ces forums permettent de discuter de sujets importants comme le commerce digital ou l’intelligence artificielle, mais donnent pour l’instant peu de résultats. Il n’y a donc que peu d’espoir de négocier avec l’administration Harris un accord de libre-échange un tant soit peu ambitieux. Il est possible en revanche de trouver des accords ponctuels sur des sujets spécifiques : l’IRA a été amendé pour permettre aux partenaires des États-Unis de bénéficier de crédit d’impôt sur des voitures vendues en leasing et fabriquées à l’étranger ; le Japon a négocié un Critical Minerals Agreement, accord visant à renforcer la sécurité sur les approvisionnements en minerais critiques[5] ; le Représentant au Commerce (Trade Representative) des États-Unis a négocié des accords ponctuels avec l’Australie ou l’Inde sur des produits particuliers.
L’IRA devrait être maintenu avec un maintien de ses clauses protectionnistes, et même complété par un plan national d’investissement, avec des crédits d’impôt, dans les nouvelles technologies (biotechnologies, intelligence artificielle, spatial, data centers et énergie propre), avec des déductions fiscales pour la création d’entreprises dans ces secteurs : l’American Forward Strategy.
Enfin une prise en compte des aspects sociaux des accords commerciaux. Les parlementaires démocrates ont ainsi inséré en 2019 dans l’USMCA le Mécanisme de Réponse Rapide (MRR) : il s’agit, lorsqu’un gouvernement soupçonne qu’un produit échangé dans l’USMCA provient d’une entreprise qui ne respecte pas les droits sociaux issus de la négociation collective, d’imposer des droits de douane sur ces produits jusqu’à leur rétablissement. Au 1er novembre 2023, le MRR a été utilisé 16 fois. Au niveau international aussi, une législation interdisant l’importation de produits issus du travail forcé et notamment de l’exploitation des Ouighours, a été mise en place par l’administration démocrate.
Ainsi, alors que Kamala Harris semble vouloir continuer une politique protectionniste, mais pragmatique, centrée sur les travailleurs, le respect des droits sociaux et l’environnement, tout en étant soucieuse de conserver un dialogue avec les alliés des États-Unis, les propositions de Donald Trump annoncent plutôt un protectionnisme agressif, « confrontationnel » : on voit mal comment l’application de ses propositions ne déclencherait pas une guerre commerciale mondiale à une époque où la coopération internationale n’a jamais été aussi nécessaire.
Ne faut-il pas, par exemple, davantage rechercher des solutions moins agressives au « problème chinois » ? Oui, la Chine force sa compétitivité par des subventions publiques, mais elle a aussi investi dans une stratégie cohérente dans un secteur comme celui des véhicules électriques : sécuriser des approvisionnements en minerais critiques, monter dans la chaîne de valeur (anodes, cathodes, batteries, véhicules), inciter les ventes des firmes chinoises sur le vaste marché intérieur pour les faire bénéficier des rendements d’échelle et accroître leur compétitivité à l’international. Si les véhicules électriques chinois sont aujourd’hui si compétitifs, ce n’est pas uniquement le fait de subventions aux firmes automobiles. La récente augmentation des droits de douanes européens sur des produits chinois (automobiles) semble séparer le bon grain de l’ivraie, en imposant des droits de douane compensateurs à hauteur des pratiques déloyales chinoises. Elle offre donc une réponse mesurée à un problème qui devrait être finalement arbitré par une instance multilatérale (organe de règlement des différends) ou plurilatérale (Multi-Party Interim Appeal Arbitratation Arrangement). Les démocrates américains sont plus agressifs que la Commission européenne, mais beaucoup moins que Donald Trump.
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[1] Douglas Irwin, Clashing over Commerce : A History of US Trade Policy, University of Chicago Press, 2017.
[2] Surnom que Donald Trump s’est lui-même donné.
[3] Voir Bouët, A., Zheng, Y., et L.M. Sall, « Trump 2.0 Tariffs: what cost for the world economy? », CEPII Policy Brief, 49, octobre 2024.
[4] Voir Asenso, J., « Harrell: Trump advisers know tariff plans would be ‘disruptive,’ plan to offset impacts », Inside US Trade’s World Trade Online, 24 octobre 2024.
[5] L’UE cherche à négocier un tel accord dans le cadre du EU-US TTC.