La révolution expérimentale en économie… et ses ennemis edit
Pour le grand public, un grand nombre d’intellectuels, de grands patrons et de journalistes, et même certains économistes « dissidents » ou « hétérodoxes », l’économie ne serait pas une discipline scientifique comme la physique, la biologie, la médecine ou la climatologie. Selon eux, elle se réduirait à des arguties théoriques, le plus souvent inutilement mathématisées et déconnectées de la réalité.
Ce jugement est erroné. Contrairement à une opinion trop répandue, ce n’est pas le sujet abordé qui permet de qualifier une discipline de scientifique ou pas. Ce n’est pas parce que l’astronomie s’intéresse au mouvement des planètes et l’économie aux devenirs d’êtres humains que la première serait scientifique et la seconde ne le serait pas. Ce n’est pas l’objet analysé qui importe, c’est la méthode employée pour valider les résultats qui distingue le savoir scientifique des autres formes de la connaissance. Or, depuis plus de trois décennies, l’économie est devenue une science expérimentale dans le sens plein du terme.
Comme toute discipline de ce type, l’analyse économique contemporaine cherche à mettre en évidence des liens de cause à effet. Pour cela il faut d’abord récolter un grand nombre d’observations. Contrairement à l’examen de quelques cas plus ou moins emblématiques, disposer d’une grande masse de données permet de dégager des tendances générales à condition d’appliquer une méthode rigoureuse pour les analyser. Celle qui est adoptée aujourd’hui en économie est de nature expérimentale, comme en physique, en biologie ou en médecine. Pour savoir si un médicament favorise la guérison, la recherche médicale procède de manière très simple : elle compare les effets de ce médicament sur un groupe de personnes l’ayant absorbé – c’est le « groupe test » – à ceux d’un groupe ne l’ayant pas absorbé – c’est le « groupe de contrôle », encore appelé « groupe témoin ». Idéalement, pour évaluer correctement l’effet du médicament, les deux groupes devraient être composés de personnes identiques, afin que la seule différence entre l’état de santé des deux groupes provienne bien du médicament. Comme il est impossible de se dédoubler, cet idéal est irréalisable. Pour s’en approcher, l’expérience doit concerner un nombre suffisant de personnes placées au hasard dans l’un des deux groupes. Dès lors, les deux groupes ont en moyenne les mêmes caractéristiques et la différence entre le groupe test et le groupe de contrôle peut être attribuée à l’action du médicament. L’expérience, si elle est réalisée correctement, assure que la relation entre la prise du médicament et l’état de santé n’est pas liée à des facteurs externes qui n’ont rien à voir avec le médicament testé. C’est ainsi que la médecine résout le problème de la causalité.
Aujourd’hui l’analyse économique procède de la même manière. Pour savoir si la mixité sociale améliore la réussite scolaire, si la dérégulation financière favorise la croissance, si le coût du travail a un effet sur l’emploi, si l’immigration crée du chômage, si les dépenses publiques relancent l’activité ou si la hausse des impôts la déprime ; et plus généralement pour toute question où l’on recherche un lien de cause à effet, l’analyse économique compare des groupes tests au sein desquels ces mesures ont été mises en œuvre, avec des groupes de contrôle où elles n’ont pas été mises en œuvre.
Les résultats issus de ces méthodes sont publiés dans des revues scientifiques ouvertes à tous les chercheurs de la planète après une « procédure de validation par les pairs », c’est-à-dire après avoir subi un contrôle sévère par les experts du domaine. Des publications ultérieures pourront confirmer ces résultats ou au contraire les contredire après avoir subi le même processus de contrôle. Telle est la démarche de la production des connaissances dans tout domaine scientifique, c’est aussi celle de l’économie.
Ces connaissances heurtent souvent de plein fouet les croyances ou les intérêts de partis politiques, mais aussi de syndicalistes, de patrons, d’autorités religieuses, de groupements professionnels, d’intellectuels, d’universitaires... Et beaucoup d’entre eux, comme les industriels du tabac, ont réagi en développant une rhétorique propageant le doute sur les connaissances les mieux établies pour essayer de les remplacer par des contre-vérités. Des universitaires peuvent être enrôlés dans ce que Robert Proctor, professeur à l’université de Californie, qualifie de négationnisme scientifique. Les supports habituels de la production scientifique standard leurs étant évidemment fermés, les négationnistes de la science n’ont « que » les médias pour diffuser leurs thèses. Mais ils ne s’en privent pas. Des contre-vérités peuvent ainsi être opposées aux connaissances établies pendant de longues périodes.
Que faire pour tenter de modifier cette triste réalité ? Des changements sont nécessaires, aussi bien chez les chercheurs que chez les journalistes.
Les journalistes devraient cesser de faire systématiquement appel aux mêmes intervenants, surtout lorsqu’ils n’ont aucune activité de recherche avérée tout en étant néanmoins capables de s’exprimer sur tous les sujets. Ils devraient plutôt solliciter d’authentiques spécialistes. Le classement de plus de 800 économistes en France sur le site IDEAS peut les aider à sélectionner des intervenants pertinents. Dans tous les cas, il faut consulter les pages web des chercheurs afin de s’assurer que leurs publications figurent dans des revues scientifiques de bon niveau, dont la liste est disponible sur le même site IDEAS. Si un économiste n’a aucune publication au cours des cinq dernières années dans les 1700 revues répertoriées sur ce site on peut en conclure que ce n’est plus un chercheur actif depuis un bon moment, et il est préférable de s’adresser à quelqu’un d’autre pour avoir un avis éclairé. Les journalistes devraient aussi demander systématiquement les références des articles sur lesquels les chercheurs s’appuient pour fonder leurs jugements et, le cas échéant, réclamer que ces articles soient mis en ligne à la disposition des lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs.
Les chercheurs engagés dans la vie politique ou associative ont de fortes chances d’émettre des jugements qui reflètent plus leur engagement que le consensus scientifique. Comme l’avait affirmé avec force Max Weber, dans son ouvrage Le Savant et le politique, « chaque fois qu’un homme de science fait intervenir son propre jugement de valeur, il n’y a plus de compréhension intégrale des faits ». Pourtant, dans un souci d’équilibre des points de vue, ce sont le plus souvent ces chercheurs engagés qui sont invités à s’exprimer dans les média. Les journalistes devraient au minimum préciser les engagements de tous leurs invités et favoriser les interventions de chercheurs non engagés dont l’objectif se borne à communiquer les connaissances acquises dans leur domaine de spécialité.
Les meilleurs chercheurs sont traditionnellement réticents à investir les médias. La recherche de haut niveau est une activité chronophage et par ailleurs une trop grande exposition médiatique peut devenir néfaste pour leur carrière académique. Un changement d'attitude est pourtant nécessaire, surtout en économie où le négationnisme scientifique est omniprésent. Chaque chercheur devrait à tout le moins systématiquement mettre à jour sa page web, en indiquant ses domaines de spécialité et sa déclaration d’intérêt. Il devrait faire l’effort de suivre l’actualité en rapport avec son domaine de compétence afin d’être prêt à répondre aux sollicitations médiatiques. À ces occasions, il ne doit pas hésiter à dénoncer les discours négationnistes qui sévissent dans son domaine en mettant en évidence leurs habituelles recettes servant à dénigrer la science standard. Il doit aussi rappeler sans cesse que la démarche scientifique repose sur des règles incontournables et exigeantes, et bien faire comprendre que toute intervention dans le débat (scientifique) qui ne les suit pas, a la même valeur qu’un micro-trottoir. C’est ainsi qu’à la longue, le consensus scientifique finira par s’imposer face aux contre-vérités propagées par les négationnistes de tout bord.
Les sujets abordés dans cette note sont développés dans notre ouvrage, Le Négationnisme économique, Flammarion, Paris, septembre 2016.
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