De l'influence du droit sur la compétitivité des nations edit
Lorsqu'en 1998, le Journal of Political Economy publia un article de La Porta, Lopez de Silanes, Shleifer et Vishny intitulé "Law and Finance", personne n'imaginait l'importance des retombées de ce travail. Il inaugurait une réflexion nouvelle sur l'importance de la qualité des systèmes juridiques pour le bon fonctionnement de l'économie. Où en sommes-nous aujourd'hui ?
Depuis trois ans, la Banque Mondiale a fait sien le programme initié par l'équipe de Harvard. Elle publie régulièrement ses évaluations des systèmes juridiques dans le cadre de son rapport Doing Business. A partir de données statistiques portant sur l'environnement juridique de l'entreprise, le rapport établit depuis 2004 un classement des pays selon les mérites économiques de leur système juridique. Le tout récent rapport Doing Business 2007 est intitulé Comment réformer. Comme les précédents, il est consacré aux réglementations visant à renforcer l'activité commerciale, ainsi qu'à celles qui la limitent. Il présente un certain nombre d'indicateurs quantitatifs relatifs aux réglementations commerciales et à la protection des droits de propriété comparant 175 pays, de l'Afghanistan au Zimbabwe, et ceci dans la durée. Ces indicateurs portent sur la création d'entreprise, l'obtention de licences, l'embauche des travailleurs, le transfert de biens immobiliers, l'obtention de prêts, la protection des investisseurs, le paiement des taxes et impôts, le commerce transfrontalier, l'exécution des contrats et la clôture d'entreprise.
En dépit des limites de ce type d'exercice, le travail est intéressant car il place au cœur des systèmes économiques la qualité des institutions juridiques. Les théories traditionnelles de la croissance mettent l'accent sur trois déterminants que sont le capital physique, le capital humain et le changement technologique. Pour autant, une autre question continue de faire débat : pourquoi certaines sociétés parviennent-elles à accumuler et à innover plus que d'autres ?
Trois réponses sont généralement données. La première attribue un rôle dominant à la géographie, dans la mesure où elle détermine les conditions climatiques, les dotations en ressources naturelles ou encore le rôle des coûts de transport. La seconde insiste sur le rôle du commerce international comme moteur de la croissance de la productivité et du revenu. La troisième insiste sur l'importance des institutions, en particulier la définition des droits de propriété et la reconnaissance de l'état de droit. Le travail de la Banque Mondiale s'inscrit dans cette logique. La qualité des institutions serait essentielle dans la mesure où elles contribuent à l'efficacité des marchés et au soutien de la croissance économique. Le mécanisme serait d'ailleurs vertueux dans la mesure où le développement économique renforcerait lui-même la qualité des institutions à travers l'élévation du niveau de richesse des citoyens.
Une fois admis l'intérêt de la démarche, reste une dernière question fondamentale : existe-t-il une recette miracle en matière de qualité institutionnelle ? A cette question, le rapport de la Banque Mondiale semble répondre par l'affirmative puisqu'il fait clairement ressortir la supériorité des pays de Common Law. Pour la quatrième année en effet, quelques pays se partagent la tête du classement : Singapour, Nouvelle-Zélande, Etats-Unis, Canada, Hongkong, Royaume-Uni et Australie. Les pays de tradition romano-germanique font dans l'ensemble assez mauvaise figure. En dépit d'une remontée significative, la France en particulier n'accède qu'à la 35e place (47e en 2006). A l'heure du bicentenaire du Code Napoléon, la tradition civiliste semble souffrir de nombreuses faiblesses dans son face-à-face avec le système de droit anglo-saxon. Le message donné aux producteurs de normes juridiques aux quatre points de la planète semble donc clair : les règles de Common Law seraient mieux adaptées aux besoins des entreprises et des marchés.
De là à prôner la transplantation des principes du droit élaboré aux Etats-Unis à travers le monde et à justifier la convergence des systèmes juridiques, il y a un grand pas qu'il convient de se garder de franchir. Plusieurs arguments plaident en effet en faveur d'une attitude prudente face aux conclusions des travaux de la Banque Mondiale. S'ils présentent le grand intérêt de poser la question du rôle des institutions juridiques dans l'efficacité des marchés du travail ou du capital, ils se situent essentiellement sur le terrain empirique, laissant pour le moins planer des doutes sur les raisons profondes de la "supériorité" d'un système par rapport à l'autre.
Il est devenu urgent de clarifier le débat sur les mécanismes qui fondent une relation causale entre système juridique et performance économique. De ce point de vue, la thèse à l'origine de ces recherches considère les traditions juridiques comme données. En réalité, elles sont le produit d'interactions multiples mêlant économie, culture, politique et religion. Certains spécialistes insistent alors sur le rôle du système politique dans l'émergence des règles de droit : la tradition juridique romano-germanique favoriserait la mise en place d'institutions juridiques renforçant le pouvoir des Etats au détriment des droits individuels alors que la Common Law irait dans l'autre sens.
Une autre thèse met en avant la capacité d'adaptation des systèmes juridiques. Les traditions juridiques qui seraient capables d'évoluer rapidement pour réduire l'écart entre les besoins de l'économie et les capacités du système juridique contribueraient favorablement au développement économique. De ce point de vue, la Common Law, de nature fondamentalement dynamique, serait bien adaptée aux changements économiques. Comme elle ne relève pas d'un raisonnement purement logique, les juges peuvent apporter leur pierre à l'édifice du droit lors de chaque décision en s'inspirant de l'expérience passée. En revanche, le Code Civil, né avec l'objectif de créer un système parfait et immuable, serait de nature plus statique. Compte tenu de la prééminence du législatif, un système de droit codifié serait donc plus long à modifier face à la nouveauté.
Ces explications ne sont guère convaincantes car elles négligent le coût de fonctionnement d'un système de droit jurisprudentiel. De ce point de vue, force est de constater que rien ne permet de valider la thèse de la supériorité de la Common Law. Au contraire, le système jurisprudentiel est un système particulièrement coûteux à mettre en place. Il a fallu des siècles pour faire de la Common Law un système stable et unifié. La formation de magistrats capable de fonctionner dans un cadre purement jurisprudentiel est longue et difficile là où l'introduction d'un droit codifié apparaît simple et peu onéreuse, d'où sont succès à travers le monde depuis 200 ans. Par ailleurs, la capacité d'adaptation d'un système de droit codifié ne doit pas être négligée. D'autant plus que le problème des pays en développement est sans doute moins de coller en temps réel aux besoins des industries de pointe ou à de brusques changements sociaux que de disposer d'un cadre juridique simple, stable et prévisible.
Par ailleurs, la question du fonctionnement de la Justice est essentielle dans la mesure où les systèmes juridiques se caractérisent non seulement par le contenu des dispositifs légaux, mais aussi par la manière dont ces derniers sont appliqués. Les procédures judiciaires sont pourtant étrangement absentes des analyses de la Banque Mondiale. A titre d'illustration, les différences entre les droits de tradition romano-germanique et les droits de Common Law sont très nettes en ce qui concerne le domaine de la preuve. Ainsi, en droit français, le juge cherche à établir la vérité dans son jugement, alors qu'aux Etats-Unis, le tribunal confronte les versions de chaque partie, afin de faire triompher la plus vraisemblable à l'audience. L'analyse des modes de procédures s'avère donc indispensable pour aborder la comparaison des systèmes juridiques au plan économique.
Outre la recherche des éléments de preuve, le débat doit porter sur la complexité des procédures, sur leurs coûts ou encore sur le rôle du juge. Il est d'usage de distinguer les procédures de type inquisitoire et de type accusatoire. Dans le premier cas, la procédure est dominée par le juge qui détermine les comparutions, assigne les témoins et les experts, interroge ces derniers et détermine le poids à accorder aux témoignages. Dans le second cas, le juge ne fait qu'évaluer les preuves des parties, la maîtrise des débats étant laissée aux parties (à leurs avocats) qui seront seules à interroger les témoins. Ces notions de procédures inquisitoire et accusatoire doivent toutefois être maniées avec précaution dans la mesure où elles ne capturent qu'imparfaitement l'opposition entre système de Common Law nord américain et tradition civiliste. La distinction entre "juge passif" et "juge actif" semble en l'occurrence mieux décrire la principale opposition entre les Etats-Unis et la France.
Aucune branche du droit n'échappe à la réflexion sur le rôle du juge (et à la réforme éventuelle de la justice), s'agissant tant du droit civil, du droit pénal ou du droit du travail ou la question de la procédure est incontournable : le juge doit-il être actif ? Peut-il être seul pour décider ? Quelle place donner au débat contradictoire ? Pour donner un premier élément de réponse, on peut rappeler l'argument en faveur du Code Napoléon. La procédure utilisée en droit continental serait plus efficace pour réduire les erreurs de jugement dans la mesure où une plus grande partie des ressources mobilisées dans un procès est utilisée pour révéler la vérité. En revanche, le système de Common Law nord américain incite les parties à dépenser beaucoup (trop) et une grande partie des ressources mobilisées vise à induire la justice en erreur. Par exemple, si un juge actif mobilise 80 % des ressources pour mener des investigations alors que chaque partie utilise 10 % chacune pour faire prévaloir son point de vue, il est permis de penser que 90% des ressources engagées dans le procès servent à dévoiler la vérité. Inversement, si le juge est plus passif ne mobilisant que 10% des moyens alors que chaque partie utilise 45 % des ressources pour élaborer sa stratégie, alors 55 % des ressources seront utilisées pour dévoiler la vérité et 45 % pour tromper le tribunal.
La Banque Mondiale a pour mérite d'avoir placé les traditions juridiques au centre des débats économiques actuels. Les retombées sont multiples et obligent les décideurs à repenser le rôle du droit et à développer une culture de l'évaluation qui a longtemps fait défaut. Une évolution importante en la matière est à signaler au plan européen avec le récent et très utile travail de la Commission européenne visant à comparer les systèmes judiciaires à travers l'Europe. A l'heure de la compétition juridique internationale, les pays de Common Law ont pris une bonne longueur d'avance en mettant en avant les arguments justifiant l'exportation de leur système de droit. Le débat n'est pas pour autant clos.
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