Crise : usual suspects edit
La crise actuelle sera probablement l’une des plus coûteuses de notre histoire et chacun souhaite réformer le système pour que cela n'arrive plus. Encore faut-il que cet effort soit bien dirigé. Trois idées erronées pourraient mener à un programme de réforme désastreux : la crise aurait été causée par les déséquilibres de comptes courants et en particulier par les flux monétaires des marchés émergents vers les États-Unis ; la crise aurait été causée par une politique monétaire laxiste aux États-Unis ; la crise aurait été causée par l'innovation financière.
À nos yeux, un argument bien plus plausible est que la crise a été causée par un déficit de contrôle et une régulation inefficace des marchés financiers aux États-Unis et dans d'autres pays industriels, le résultat de politiques mal conçues. Une conséquence importante de la crise elle-même est que pendant quelques années au moins, les comportements qui ont prospéré dans cet environnement ne seront pas un problème, à moins qu’ils ne réapparaissent sous la pression de gouvernements qui tenteraient de restaurer les flux de crédits en direction des emprunteurs peu solvables. Mais une aversion excessive au risque et l’inversion de l’effet de levier devraient limiter le retour de l’intermédiation financière en direction des ménages. Un premier précepte pour la réforme, c’est donc qu’il n’y a pas besoin de se hâter.
Ensuite, quand les marchés reprendront de la vigueur, les pays industriels devront concentrer leur effort sur la question fondamentale de l’aléa moral, public et privé, et appliquer les règlements prudentiels déjà existants aux entités financières qui sont « trop grosses pour faire faillite ». Il ne serait pas raisonnable en revanche d'essayer de limiter les flux du commerce international et des capitaux, de demander aux banques centrales d’abandonner leur mission de ciblage de l'inflation, d’étouffer l'innovation financière, ou encore de réglementer des entités comme les hedge funds, qui ne produisent pas de risques systémiques.
Examinons les « leçons » qui semblent émerger aujourd’hui de la crise. La première veut que les flux internationaux de capitaux associés aux déséquilibres de compte courant furent une cause de la crise et doivent être donc éliminés, ou tout au moins fortement réduits. Cette idée nous semble ahurissante : la fraude et les prêts imprudents auraient prospéré parce que les marchés financiers américains auraient été incapables de redistribuer honnêtement et efficacement un flux net d'épargne étrangère équivalent à environ 5% de PIB, alors même qu’ils n’avaient aucun problème avec des flux d'épargne domestique beaucoup plus importants ? Si c’était le cas, les quantités d’épargne domestique redistribués aux États-Unis et à l’extérieur n’auraient-elles pas, même sans déséquilibre net, causé une éruption de comportements risqués ? Si c’était vrai, nous devrions en tirer les conséquences et arrêter tous les flux de capitaux, et pas seulement les déséquilibres nets.
Dans le contexte américain, il n’est pas facile de concevoir un modèle plausible qui rende compte des errements passés. Essayons pourtant. Si les flux de capitaux entrants n'ont pas causé directement la crise, peut-être l’ont-ils fait indirectement, en déprimant les taux d'intérêt réels aux États-Unis et dans d’autres pays industriels. De fait, les flux de capitaux issus des marchés émergents ont permis une baisse durable des taux aux États-Unis et dans le monde développé. Ces taux d'intérêt bas ont conduit en retour à une hausse du prix des biens durables comme les actions et l'immobilier. En même temps, les taux d'intérêt bas ont réduit temporairement les risques de crédit et un environnement économique stable a produit un déclin sensible de la volatilité du prix des biens.
Mais est-ce une « surabondance d'épargne » dans les marchés émergents qui fut à l’origine des flux de capitaux ? Nous ne le pensons pas. Ce sont les décisions des gouvernements des marchés émergents de placer une part anormalement grande de leur épargne domestique sur les marchés des États-Unis et d’ailleurs qui ont conduit à la baisse des taux d’intérêt aux États-Unis et dans les marchés financiers étroitement intégrés à ceux des États-Unis. Ces flux de capitaux officiels n’ont pas été compensés, mais au contraire renforcés, par les flux de capitaux privés encouragés par des taux de change fixes en Chine et d’autres pays émergents asisatiques.
Les taux d'intérêt réel bas et sans risques, qui étaient censés durer longtemps, ont suscité une hausse des prix dans l’immobilier qui ont été décrits comme des bulles par ceux qui prévoyaient que les taux d'intérêt réels allaient revenir à leurs normes historiques dans un avenir proche. Nous avons nous aussi admis que si nous avions tort quant à la durabilité du système de Bretton Woods II et de taux d'intérêt réels bas, le déclin du prix des biens serait spectaculaire et très négatif pour la stabilité financière et l'activité économique. Mais le krach ne serait pas causé par les taux d'intérêt réels bas en eux-mêmes ; il serait causé par leur fin soudaine, consécutive au renversement des flux non durables de capitaux vers les États-Unis. Or ce n'est pas la crise qui a frappé le système mondial.
Les taux d’intérêts bas ne peuvent expliquer à eux seuls la compression excessive des spreads et l’augmentation tout aussi excessive de l’effet de levier. L'hypothèse alternative est qu'une déréglementation effective des marchés américains, conduite, en particulier à travers les prêts hypothècaires, a augmenté le champ offert à l’alea moral. Mais cela aurait pu aussi bien arriver avec des taux stables ou en hausse, comme cela a été le cas aux États-Unis dans les années 1980, avec la crise des caisses d’épargne. En soi, une baisse des taux d'intérêt réels devrait rendre le système financier plus stable et l’économie plus productive.
Imaginons un système mondial avec des taux d’intérêts réels en permanence à 4%. Maintenant imaginons un système avec des taux d’intérêts réels en permanence à 2%. Pourquoi l’un provoquerait-il plus de fraude et de spéculation que l'autre ? On considère aujourd’hui que les flux de capitaux entrants étant abondants et les taux d'intérêt étant bas, cela a encouragé les « mauvais » comportements. L’association entre des taux d'intérêt bas et la hausse du prix des biens durables a contribué à produire un environnement dans lequel se sont multipliées les transactions financières imprudentes et même malhonnêtes. Une version de cette histoire est que la hausse du prix des biens durables a conduit des investisseurs naïfs à croire que les prix monteraient toujours : les ménages à faibles revenus ou à faible patrimoine pourraient toujours payer une maison avec les gains en capitaux sur cette maison, de surcroît ils pourraient utiliser ces gains comme contrevaleur pour emprunter et ainsi maintenir leur consommation à un niveau artificiellement haut. Cette idée d’une pure bulle ne fournit pas beaucoup de directions pour réformer le système monétaire international. Il est évident que nous devrions appliquer une réglementation prudentielle qui décourage les gens de s’engager dans cette voie. Mais voulons-nous vraiment réformer tout ce qui causerait la baisse des taux d’intérêts réels et la hausse du prix des biens ?
Il n'y a pas de modèle économique raisonnable qui suggère que la politique monétaire puisse faire baisser ou monter les taux d'intérêts réels à long terme. La Réserve Fédérale peut théoriquement cibler les prix des biens nominaux (par exemple les prix des actions), mais elle perdrait alors le contrôle sur l’indice des prix. Les critiques d’Alan Greenspan auraient-ils préféré la contraction monétaire indispensable pour faire baisser les prix et augmenter la valeur réelle des actions ? La Fed peut, et doit toujours pouvoir, faire croître la valeur réelle des actifs financiers, mais cela exige de l'inflation. Celle-ci peut arriver, mais ce n'était pas l'histoire des dernières années, et ce n'est toujours pas ce que prévoient les participants au marché.
Troisième suspect, l'innovation financière. Il ne fait aucun doute que ces dernières années, l'innovation a spectaculairement changé les incitations des institutions financières et des autres participants au marché. La titrisation des prêts hypothècaires, par exemple, a clairement réduit les incitations à la prudence de ceux qui sélectionnent les demandes de crédit. Mais la titrisation a réduit aussi le coût des prêts et augmenté la valeur des logements comme collatéraux. Le capital-investissement (private equity) a facilité le démantèlement de structures d'entreprise inefficaces. Le capital-risque a dirigé les capitaux vers des activités à haut risque mais très profitables. Avant que nous ne renoncions à ces avantages nous devons nous demander si c'est possible de les conserver sans payer les coûts associés à la crise actuelle.
Le problème n’était pas l'innovation financière en soi, mais l'échec des régulateurs à reconnaître dans cette innovation de nouveaux champs pour l’alea moral. Plus encore, c'était l'ignorance volontaire des décideurs politiques qui ont souvent bridé les instincts des régulateurs et des institutions financières afin d’amener les flux de fonds aux emprunteurs peu solvables.
La fraude n'est pas une innovation financière. Mais n'importe quel changement dans l'environnement financier peut produire de nouvelles conduites malhonnêtes et imprudentes. Les régulateurs doivent donc adapter leurs procédures pour contrôler et décourager de telles activités. Si les régulateurs ne peuvent vraiment pas comprendre les risques associés aux marchés et aux instruments financiers modernes, alors il faut effectivement essayer de retourner à un système simple et relativement inefficace. Mais nous ne croyons pas que personne ne puisse comprendre ces innovations. Au contraire, il nous semble clair que les banquiers qui les ont utilisées pour exploiter l’aléa moral savaient très bien ce qu'ils faisaient et pourquoi ils le faisaient. La meilleure réponse, c’est d’attirer les nombreux petits génies des maths qui sont aujourd’hui au chômage pour appliquer les règles prudentielles qui existent déjà.
Dans cette crise, trois arrangements institutionnels macro-financiers continuent à faire tenir le système financier. Ce sont le dollar comme la monnaie de réserve clé avec les bons du Trésor américain comme refuge ultime, l'intégrité de l'euro, et le système monétaire mondial défini par les Bretton Woods II. Faire de ce système une cause majeure de la crise et chercher à y mettre fin, c’est en fin de compte attaquer le système du commerce international. C'est une façon sûre de continuer à transmettre la crise du système financier mondial au système économique mondial.
Une version anglaise de cet article est publiée sur le site de notre partenaire VoxEU.
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