Pourquoi "ils" ne démissionnent pas ? edit
S'il est une caractéristique plus marquée en France qu'ailleurs, c'est bien l'acharnement avec lequel les responsables se maintiennent en place contre vents et marées. En dépit d'échecs patents des stratégies économiques, sportives ou managériales ou malgré une situation personnelle a priori bien peu compatible avec une fonction éminente dans la République, il semble bien que rien ne peut affecter celui qui est placé au plus haut sommet. Tout au plus concédera-t-on que l'échec est d'abord celui des joueurs, de l'encadrement intermédiaire ou celui d'une défaillance dans la communication. Or, la récurrence de tempêtes médiatiques autour de personnalités se conjugue avec l'étrange absence du seul problème qui importe vraiment : peut-on encore exercer un mandat quand on a, à ce point, fragilisé l'institution ou l'organisation qui a confié ce mandat ?
Les questions de la valeur artistique ou intellectuelle, du génie stratégique de telle ou telle personne sont sans rapport avec ce qui est en jeu puisque ce qui compte en définitive, au-delà des talents réels ou supposés, c'est l'éventuelle perte de l'autorité nécessaire pour exercer une charge qui dépasse l'individu
Afin d'explorer rapidement la notion d'autorité dans les sociétés démocratiques contemporaines, il peut être utile de faire appel à la figure du juge. On rappellera que l'article 43 de la loi organique relative au statut de la magistrature précise que « tout manquement par un magistrat aux devoirs de son état, à l'honneur, à la délicatesse ou à la dignité, constitue une faute disciplinaire » : pourquoi cette exigence à l'égard du juge ? Après tout un juge déshonoré, indélicat ou même indigne ne peut-il pas également être un juriste subtil et éminent, ou rendre la justice avec tout le zèle nécessaire ?
Le droit anglo-saxon nous a appris, par le biais de la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l'Homme, qu'il ne suffit pas que la justice soit rendue mais qu'elle donne également l'apparence d'être rendue. Il va sans dire que le juge français a résisté à cette approche tant elle lui paraissait éloignée de ses conceptions. Mais cette notion a pourtant conduit à ce que le système juridictionnel français se transforme pour éviter le soupçon qui reposait par exemple sur la terminologie de « Commissaire du gouvernement ». Il y a du bon sens dans une telle approche : les juges, à l'instar de la femme de César, doivent être au dessus de tout soupçon et leur impartialité doit être réelle et insoupçonnable.
Mais cela s'applique-t-il seulement aux juges ? C'est en réalité la base même de l'autorité dans une société démocratique qui repose sur ce principe. Il peut être parfois injuste qu'un responsable soit conduit à quitter son poste alors que l'échec repose sur des facteurs largement indépendants de lui. Mais c'est bien parce qu'il incarne des valeurs, qu'il représente une institution qui va au-delà de sa personne qu'il ne peut rester en place. C'est aussi accessoirement ce qui justifie des rémunérations confortables. Un PDG ou un administrateur peut être révoqué ad nutum, c'est-à-dire sans que l'on motive cette révocation, sans qu'il y ait de faute à prouver. Cette situation juridique particulière est justifiée par la théorie des apparences : au-delà des faits, des fautes ou d'une responsabilité directe, il n'est plus possible de prétendre continuer à assumer le premier rôle si la confiance n'est plus une évidence.
Dans nos sociétés modernes où l'individu est la mesure de toutes choses, cette situation du responsable économique ou politique est difficile à admettre. Il nous semble étrange que l'on puisse représenter autre chose que soi-même. Pourtant il s'agit bien de la figure même de l'autorité telle qu'elle se traduisait dans la théorie des « deux corps du roi » comme l'a montré Kantorowicz. En faisant du responsable un citoyen ou un homme comme un autre, c'est-à-dire en refusant qu'il assume pleinement l'autorité dont il est investi, peut-on encore accorder du crédit à l'autorité ? Est-il simplement possible de ne pas ressentir comme une injustice les prérogatives attachées à ces hautes fonctions qui ne sont plus la contrepartie d'une situation d'exception ?
Bien sûr, il ne s'agit pas d'appeler à démissionner au premier coup de semonce ou dès qu'une difficulté pointe. On ne minimisera pas non plus le rôle complexe que peuvent jouer les emballements médiatiques. Mais il n'en reste pas moins que la fameuse fracture entre les élites et les simples citoyens appelle une réaction vigoureuse si on ne veut pas qu'elle se transforme en crise de la démocratie.
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