Le divorce euro-américain existe-t-il aussi sur les valeurs des populations? edit

La politique brutale de Donald Trump semble ouvrir un fossé béant entre l’Europe et l’Amérique, qu’il paraît difficile de pouvoir combler à l’avenir. Les décisions des hommes politiques reflètent en partie les aspirations des populations qu’ils représentent, mais en partie seulement ; d’une part parce que certains hommes politiques s’imaginent représenter à eux-seuls la Nation qu’ils pensent servir, pensent pouvoir par l’unique levier de leur volonté orienter son destin[1], et Donald Trump semble bien être fait de ce bois-là ; d’autre part, parce qu’aucun peuple n’est totalement uni et homogène dans ses convictions et ses valeurs ; en troisième lieu parce que, influencés par la rhétorique des « sauveurs » (pour reprendre le terme de Gérard Grunberg), on peut avoir une vision faussée des peuples qu’ils prétendent représenter. Il est donc utile de vérifier à quel point les populations américaines et européennes divergent dans leurs valeurs religieuses, politiques et morales.
Nous disposons de quelques instruments pour tenter l’entreprise. GESIS (Leibniz-Institut für Sozialwissenschaften in Mannheim)[2] met notamment à disposition des chercheurs les données concaténées de deux enquêtes internationales sur les valeurs (Europan Values Study et World Values Survey) qui permettent de comparer (sur de nombreuses questions communes aux deux enquêtes) les réponses des Américains à celle des Européens. Nous ajouterons à cet échantillon de pays la Russie et l’Ukraine dont les populations ont également été interrogées en 2017 pour la Russie[3] et en 2017 et 2020 pour l’Ukraine, donc avant l’invasion de ce pays par l’armée russe. J’ai bien conscience de la fragilité des données d’enquête dans un pays, la Russie, qui est pour ainsi dire devenu une dictature. Les personnes interrogées répondent-elles sincèrement ? D’autres ne refusent-elles pas de répondre par crainte d’avouer leurs opinions contestataires ? Tout ceci peut évidemment introduire beaucoup de biais, même si la plupart des questions ne portent pas sur des sujets politiques. Les réponses concernant ce pays, et dans une moindre mesure l’Ukraine soumise à beaucoup de tensions et de conflits politiques, doivent être interprétées avec prudence.
Passons en revue quelques-uns des grands domaines de valeurs concernant la religion, la politique, les valeurs économiques et les normes morales. Nous comparerons donc six échantillons sur la période 2017-2022 : celui des Européens de l’ouest[4], des Européens de l’est[5], des Américains, des Canadiens (désormais en conflit avec les États-Unis), des Russes et des Ukrainiens. Les données concernant les Polonais (compris ici dans les Européens de l’est) seront également montrées car la Pologne est une puissante émergente en Europe et il est intéressant de voir à quel point elle se démarque ou non de ses voisins orientaux et dans quelle mesure elle se rapproche ou non de ses voisins occidentaux.
Les attitudes religieuses
Les Américains, c’est bien connu, sont plus attachés à la religion que les Européens. C’est effectivement le cas en comparaison avec les Européens de l’ouest ; beaucoup moins cependant avec les Européens de l’est qui semblent partager la même ferveur religieuse. Plus généralement, ce qui frappe à la lecture du tableau 1 c’est le fait que deux clusters paraissent se dégager assez clairement : celui qui regroupe les Européens de l’ouest et les Canadiens – beaucoup plus détachés de la religion – et celui qui rassemble les Américains, l’ensemble de l’Europe orientale et la Russie. Ils ne pratiquent pas bien sûr la même religion – religion orthodoxe en Europe de l’est, catholicisme et protestantisme aux États-Unis – mais leurs taux d’adhésion aux valeurs religieuses sont très proches et très élevés. On peut donc dire qu’il s’agit de sociétés religieuses. Parmi les Européens de l’est, les Polonais sont les plus religieux.
Les Européens de l’ouest n’ont pas répudié toute croyance religieuse, mais les sociologues des religions ont montré depuis longtemps qu’il s’agit le plus souvent de l’adhésion à une forme de transcendance assez évanescente.
Tableau 1. Les attitudes religieuses (EVS WVS 2017-2022) (%)
Ce qui distingue néanmoins les Américains de tous les autres, ce que Tocqueville avait déjà souligné en son temps, c’est leur engagement effectif beaucoup plus fort dans la religion comme membres d’organisations religieuses et comme pratiquants. Les Européens de l’ouest ont des croyances mais sans pratiquer et sans s’engager (believing without belonging comme dit la sociologue anglaise Grace Davie). Aux États-Unis la religion est une pratique sociale, en Europe de l’ouest elle est un tissu lâche de croyances assez vagues.
Les attitudes politiques
Concernant les attitudes politiques (tableau 2), un premier point frappe d’entrée qui distingue à nouveau les Américains de tous les autres : la moitié d’entre eux se disent membres d’un parti politique, alors que ce n’est le cas que de moins de 10% des Européens et encore moins des Russes (seuls les Canadiens font un peu mieux). Certes, il existe une explication institutionnelle à ce phénomène : l’adhésion formelle à un parti est indispensable pour participer aux primaires. Il n’en demeure pas moins que, comme en religion, les Américains sont des pratiquants de la politique ; d’ailleurs on connaît le lien fort qui existe dans leur pays entre ces deux univers de valeurs.
Sur les autres registres ce sont surtout les Russes et les Ukrainiens qui montrent un profil spécifique (assez proche également de celui des Européens de l’est) caractérisé par une très forte distance à l’égard de la politique (si les réponses sont sincères), un attrait pour l’autoritarisme et une défiance à l’égard de la démocratie. Même si ce résultat met mal à l’aise, il faut bien le reconnaître : dans le domaine des idées politique les Ukrainiens sont à mi-chemin des Russes et des Européens de l’ouest ; ils adhérent quatre fois plus que ces derniers à l’idée d’un « homme fort » pour gouverner le pays ; ils sont deux fois moins nombreux à considérer que la démocratie est la meilleure façon de gouverner. Néanmoins il est rassurant de constater que sur ce dernier point ils sont nettement moins radicaux que les Russes dont seulement un quart considèrent qu’il est absolument important de vivre dans un pays gouverné démocratiquement (contre 45% des Ukrainiens). En réalité, ces résultats ne sont pas vraiment surprenants : l’apprentissage de la démocratie est un long processus et les pays qui ne l’ont pas connue ou qui ne l’ont connue que par intermittence ne s’y convertissent pas totalement d’emblée. Mais il faut garder à l’esprit qu’il y a un long chemin avant que l’Ukraine adhère complétement aux valeurs démocratiques européennes.
Il faut remarquer également que l’attachement à la démocratie est plus faible aux États-Unis qu’en Europe et que l’adhésion au césarisme (que Trump semble incarner aujourd’hui) y est plus marquée : 11% des Américains pensent ainsi qu’un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du Parlement ni des élections est une très bonne forme de gouvernement (un chiffre qui monte à 35% en considérant les réponse « très » et « assez » bonne) ; mais les Européens de l’ouest ne rejettent pas unanimement cette forme de gouvernement autoritaire : 25% y sont très ou plutôt favorables. Le système politique démocratique reste la forme de gouvernement privilégiée par une majorité d’Américains, mais assez loin des scores atteints en Europe de l’ouest, seule une moitié d’entre eux jugeant ainsi « absolument important » de « vivre dans un pays gouverné démocratiquement » (contre 68% des Européens de l’ouest).
Cette séduction pour les régimes autoritaires est encore beaucoup plus présente en Europe de l’est : c’est plus de la moitié de ses habitants qui approuvent (très ou assez bonne façon de gouverner) le recours à « un homme fort ». Néanmoins, résultat rassurant, les Polonais ne partagent le goût des autres européens de l’est pour les systèmes politiques autoritaires. Seuls 2% d’entre eux adhèrent à l’idée d’un gouvernement par un « homme fort », même si leur attachement à la démocratie est un peu moins ferme que celui des Européens de l’ouest. On remarque également qu’ils se situent nettement plus à droite que l’ensemble des autres nations.
Tableau 2. Les attitudes politiques (EVS WVS 2017-2022) (%)
1 « qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections »
Les attitudes économiques
Le tableau 3 montre les choix les plus affirmés concernant des propositions économiques (les répondants devaient se placer sur une échelle de 1 à 10 contrastant deux opinions opposées, les pourcentages des répondants ayant choisi la position 1 sont reportés sur le tableau). Sur ce plan, ce sont à nouveau les Américains qui se distinguent de tous les autres (proches néanmoins sur certains points des Européens de l’est, un peu moins des Polonais cependant). Ils sont de forts demandeurs d’égalité économique (les inégalités ayant explosé aux Etats-Unis), mais pas du tout par les moyens européens de la redistribution via des politiques publiques et l’intervention de l’Etat. Bien au contraire, ils cautionnent l’initiative privée, les efforts individuels (plutôt que l’assistance) et la concurrence. Sur tous ces plans ils sont très éloignés des valeurs « social-démocrates » des Européens de l’ouest.
Tableau 3. Les attitudes économiques (EVS WVS 2017-2022) (%)
1 position 1 sur une échelle où la position 10 est « il faut encourager davantage les efforts individuels par des différences de revenu »
2 versus (en 10) « la nationalisation doit être développée »
3 versus (en 10) « l’Etat doit avoir davantage de responsabilité d’assurer à chacun ses besoins »
4 versus (en 10) « la concurrence est dangereuse »
Mœurs et attitudes sociétales
Les données des enquêtes valeurs confirment également le fait bien connu que les Américains sont en moyenne plus conservateurs en matière de mœurs que les Européens : ils réprouvent plus souvent l’avortement, sont moins tolérants à l’égard de l’homosexualité et se déclarent plus souvent en faveur de la peine de mort (48% se situent au-delà de 5 sur l’échelle 1-10 pour la justifier contre 23% des Européens de l’ouest). De tous les répondants, ce sont néanmoins les Russes et les Ukrainiens qui se distinguent le plus sur le plan des mœurs, tous deux par un conservatisme extrêmement marqué : dans les deux cas c’est une majorité qui condamne l’avortement et l’homosexualité (c’est le cas également de 25% des Américains pour l’homosexualité et 39% pour l’avortement, en se plaçant en deçà de 5 sur l’échelle 1-10).
Les Américains sont également beaucoup plus critiques à l’égard des institutions, notamment du Parlement dans lequel seuls 15% d’entre eux disent avoir confiance, deux fois moins que les Européens de l’ouest (32%), résultat à mettre en rapport avec leur adhésion plus fréquente à l’idée d’un système politique autoritaire.
La surprise vient plutôt du fait que le patriotisme semble être une valeur partagée assez également en Europe de l’ouest et aux Etats-Unis. Des deux côtés de l’Atlantique une majorité des personnes interrogées se dit prête à se battre pour son pays (un peu plus aux USA, 60%, qu’en Europe, 56%). Les Européens de l’ouest ne semblent pas gagnés par un état d’esprit défaitiste. Mais en matière d’engagement patriotique les Russes, les Ukrainiens…et les Polonais sont encore plus motivés : plus de 70% d’entre eux se disent prêts à se battre pour leur pays. Il n’y a pas besoin d’explications pour le comprendre, en se rappelant néanmoins que ces enquêtes ont été menées avec le déclenchement de l’invasion russe. Les esprits y étaient préparés.
Tableau 4. Les attitudes sociétales et les normes morales (EVS WVS 2017-2022) (%)
Mais, encore une fois, l’Europe est scindée en deux. Les Européens de l’est apparaissent beaucoup plus conservateurs et défiants que leurs homologues de l’ouest. C’est d’ailleurs un des résultats de ce tour d’horizon : à bien des égards, les Européens de l’ouest, sur le plan des valeurs, semblent encore plus éloignés de leurs voisins orientaux qu’ils ne le sont des Américains. La grande Europe des valeurs n’a pas de consistance. Les valeurs occidentales, regroupant Américains et Européens de l’ouest, en ont-elles plus ? Donald Trump représente manifestement une partie des valeurs américaines religieuses et conservatrices, mais également des valeurs économiques qui exaltent les vertus de l’initiative privée (malgré la montée des inégalités), de l’esprit d’entreprise, de la compétition individuelle. Poussées à leur extrême, comme le prône par exemple Elon Musk, ces valeurs sont très éloignées des valeurs européennes. Mais les résultats globaux qui ont été présentés ici masquent évidemment les clivages qui existent à l’intérieur même de l’Amérique et dont on sait qu’ils sont profonds. Une autre Amérique plus proche des valeurs européennes se réveillera peut-être.
Quant aux profils de valeurs qui se dégagent de l’Ukraine et de la Russie, ils sont encore beaucoup plus éloignés de celui de l’Europe que le profil américain. L’histoire laisse des traces et l’Ukraine ne s’est pas, par le miracle de Maïdan, convertie subitement et totalement aux valeurs européennes. Les Ukrainiens aspirent ardemment à la liberté et à se dégager de la tutelle russe et l’Europe doit tout faire pour les y aider, mais pour rejoindre pleinement l’Europe et ses valeurs le chemin sera long.
Un dernier mot sur la Pologne. Sur les mœurs, sa population reste extrêmement éloignée des valeurs dominantes en Europe. Mais manifestement elle est sur le chemin d’une adhésion large aux valeurs démocratiques et semble ainsi se détacher progressivement du bloc de l’est dont une partie notable de la population est séduite par les solutions politiques autoritaires. Ce n’est pas, ou plus le cas, en Pologne, et c’est un acquis extrêmement important étant donné le rôle économique et politique que ce pays sera appelé à jouer à l’avenir dans l’Union européenne et dans la crise que celle-ci a à affronter.
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[1] Voir sur le cas français Gérard Grunberg, La République et ses sauveurs. La France a-t-elle besoin d’un homme providentiel ?, Calmann Lévy, 2022
[3] L’institut qui travaille en Russie pour EVS et WVS est le CESSI (Center of Scientific Information about the Society). Son site https://www.cessi.ru a toutes les apparences du professionnalisme, site sur lequel il est indiqué : « our standpoint is independence from any public or political reference. We work to provide reliable unbiaised information and independent interpretations of research data ». Mais j’ignore quel était réellement leur indépendance à l’égard du pouvoir politique en Russie en 2017.
[4] France, Allemagne, Grande-Bretagne, Espagne, Italie, Portugal, Grèce, Autriche, Pays-Bas, Danemark, Suède, Finlande, Norvège, Lituanie, Lettonie, Estonie. Les données sont pondérées en fonction de la taille des pays, de façon à ne pas donner dans ces regroupements un poids disproportionné aux pays de petite taille
[5] Pologne, Hongrie, Roumanie, Serbie, Slovaquie, Tchéquie, Albanie, Bosnie, Bulgarie, Croatie, Monténégro.