La génération de la double crise en Europe du sud edit

25 mars 2021

Ils sont entrés sur le marché du travail pendant la crise de 2008 et une deuxième crise, celle du Covid-19, retarde encore la réalisation de leurs projets de vie. La génération née entre 1985 et 1994, qui a vécu, de vingt à trente ans, avec des niveaux d’emploi et de revenus inférieurs à ceux de la génération antérieure au même âge, voit aujourd’hui, après un an de pandémie, sa situation s’aggraver. Elle commence à apparaître comme la grande perdante d’une nouvelle crise économique.

C’est la « génération de la double crise », dont nous avons analysé la trajectoire socio-économique et politique dans une étude conjointe d’EsadeEcPol et de la Fondation Friedrich Naumann pour la liberté.

Notre objectif était clair : vérifier avec des données précises la validité de l’intuition que la génération des millenials est la première à vivre une situation pire que celle de ses prédécesseurs. Et si tel est le cas, s’agit-il d’une situation générale en Europe ou limitée à certains pays ? l’interrogation portait aussi sur les conséquences politiques de cette situation de double crise : comment ce nouveau choc économique peut-il affecter une génération déjà sanctionnée par la crise précédente ? Pour répondre à ces questions, la génération née entre 1985 et 1994 a été comparée à la génération née entre 1975 et 1984, en utilisant les données des statistiques de l’Union européenne sur le revenu et les conditions de vie (EU Silc) et de l’Enquête sociale européenne (ESS) afin d’analyser les différences entre générations tout au long de la transition vers la vie adulte.

L’émergence d’un fossé générationnel

D’un point de vue socio-économique, et en utilisant les données de l’EU Silc, nous avons tout d’abord examiné les niveaux d’emploi et de revenu des jeunes des deux générations afin d’avoir une photographie de leurs conditions de vie. Les résultats exposés dans les graphiques 1 et 2 montrent comment, dans le Sud de l’Europe, les jeunes nés entre 1985 et 1994 ont des niveaux de revenu et d’emploi nettement inférieurs à ceux de la génération antérieure.

Figure 1. Évolution des revenus annuels.

En bleu la génération née en 75-84, en rose la génération née en 85-94

Source : EU Silc. Revenu net (hors Allemagne)

Figure 2. Évolution des niveaux d’emploi

En bleu la génération née en 75-84, en rose la génération née en 85-94

Source : UE Silc.

Les graphiques montrent comment, vers l’âge de 30 ans, il y a une certaine convergence entre les générations dans les deux indicateurs. Toutefois, cela n’est pas synonyme d’égalité des situations, car pour la génération de la double crise, ces années perdues d’emploi et de revenu seront difficiles à récupérer. Plusieurs études montrent que les conditions d’entrée sur le marché du travail peuvent être déterminantes quant au revenu d’une personne, tout au long de sa vie. Dans le cas de l’Espagne (figure 3), le cumul des revenus annuels moyens de chacune des deux générations, entre les âges de 23 et 33 ans, montre que les millenials atteindraient cet âge avec 12 000 euros de retard sur ceux nés au cours de la décennie précédente, soit 13% de moins.

Figure 3. Écart de revenu cumulé : en Espagne, la génération des deux crises cumule 13% de revenus en moins sur dix ans que la précédente.

En bleu la génération née en 75-84, en rose la génération née en 85-94

Source : « La génération de la double crise », par Ariane Aumaitre et Jorge Galindo, EsadeEcPol et Fondation Friedrich Neumann ; données Silc.

Ces années perdues peuvent également représenter un retard fondamental dans  le développement de projets de vie pour cette génération. Un exemple en est l’âge de l’émancipation à l’égard des parents : selon les données d’Eurostat, les jeunes Espagnols se sont émancipés en moyenne à 29,5 ans, soit quatre ans plus tard que la moyenne de l’Union européenne, et les chiffres sont similaires pour les autres pays du Sud (30,9 ans en moyenne en Italie). Les difficultés pour fonder une famille sont un autre indicateur clé. Comme le montre la figure 4, la baisse de la fécondité en Espagne s’accroît de génération en génération, ce qui peut être considéré comme une conséquence directe des écarts de revenus et d’emploi évoqués ici (même si les causes sont évidemment multiples). 

Figure 4. Évolution de la fécondité : pourcentage de personnes avec enfants selon le niveau d’études

En bleu la génération née en 75-84 (bleu foncé : sans études supérieures, bleu clair : avec), en rose la génération née en 85-94 (rose foncé : sans, rose clair : avec)

Source: UE Silc.

Europe du Sud : crises et handicaps structurels

Jusqu’ici, les données analysées montrent un schéma générationnel clair et spécifique dans le Sud de l’Europe : ces écarts générationnels ne sont pas présents en Allemagne, cas de contrôle dans l’étude, et nous avons également constaté que ce n’était pas non plus le cas de la France ou de la Suède. Quelles sont les causes de cette importante divergence ?

Il y a les facteurs liés à la conjoncture. La crise de 2008 a été particulièrement dure dans les pays du Sud, où les indicateurs de chômage des jeunes ont très fortement augmenté (selon Eurostat, le chômage des jeunes en Espagne en 2013 était de 55,5%, alors qu’en Allemagne le chiffre atteignait à peine 7,8%). Cette incidence accrue de la crise peut expliquer pourquoi c’est dans ces pays que des écarts générationnels apparaissent, mais pour comprendre leurs conséquences à moyen et long terme, il est nécessaire d’analyser les facteurs structurels liés aux systèmes de protection sociale et de travail des pays du sud de l’Europe.  

La structure de ces marchés du travail joue ici un rôle crucial. Nous trouvons des niveaux particulièrement élevés de précarité et de cumul de deux emplois pour les travailleurs qui ne sont pas encore entrés dans le système, comme les jeunes ou les étrangers, confrontés à des conditions précaires, à des emplois de mauvaise qualité et à d’énormes difficultés pour développer une carrière. Dans le cas spécifique de l’Espagne, ce marché du travail interagit avec une structure de politiques actives de l’emploi qui ne sont pas efficaces, très axées sur les subventions à l’embauche dans les entreprises et peu sur la formation continue.

La «double crise»

Quelles issues y a-t-il pour cette génération dans le contexte d’une nouvelle crise ? Le rapport recueille des données de la première enquête active sur la population (EPA) qui a mesuré l’impact de la crise covid-19, et qui montre comment les pertes d’emplois au deuxième trimestre 2020 se sont focalisées sur cette génération de la double crise, et en particulier sur ceux qui n’ont pas fait d’études supérieures. Plus récemment, une étude de 40db a montré que les personnes âgées de 24 à 39 ans sont celles qui ont perdu le plus de revenus à cause de la pandémie.

En l’absence de politiques publiques visant ce groupe (réglementation du travail, politiques du logement, conciliation, formation continue ou meilleure protection sociale dans les transitions professionnelles), la blessure que ces deux crises ont ouverte ne pourra pas guérir tout au long de la vie adulte de cette génération. Et dans ce processus, beaucoup sont forcés non seulement de reporter leurs projets de vie, comme cela s’est produit jusqu’à présent, mais tout simplement de les abandonner.

Traduction : Isabel Serrano. La version espagnole de cet article est publiée par notre partenaire Agenda Publica (agendapublica.es)