Conflits de valeurs et devenir de la démocratie en Europe edit

7 avril 2025

Depuis l’entrée des chars russes en Ukraine le 24 février 2022, l’opposition entre les autocraties et les démocraties représentatives ne cesse de s’envenimer et met l’Europe sous pression. Au cœur de ce clivage, il y a un conflit de valeurs. Tout État de l’Union européenne (UE) doit respecter des principes qui reposent sur des valeurs humanistes et de protection des personnes : démocratie, état de droit, liberté, dignité humaine et droit de l’homme, élections compétitives etc. Les autocraties ignorent ces principes et ces valeurs humanistes : la force du dirigeant l’emporte sur la loi et l’autorité de la tradition prime sur les aspirations et les préférences individuelles.

En Russie, le pouvoir du Président Vladimir Poutine est sans contrôle, les opinions sont muselées, les libertés restreintes et les mœurs de « l’Occident décadent » régulièrement condamnées. De façon sidérante, en quelques semaines le Président Donald Trump et son administration passent outre les checks and balances de la constitution américaine, dénoncent des lois d’émancipation individuelle, contrôlent peu à peu les esprits et font glisser les États-Unis d’Amérique vers un modèle autocratique. Lors de la conférence annuelle de Munich sur la sécurité le 14 février dernier, le vice-président James David Vance confirme la volonté de la nouvelle équipe dirigeante de rompre avec le modèle des démocraties européennes. Il les accuse de brimer la liberté d’expression des opinions, notamment sur les réseaux sociaux puis rencontre Alice Weidel présidente de l’Alternativ für Deutschland (AfD), pour soutenir, après Elon Musk, son parti populo-nationaliste néo-nazi, quelques jours avant les élections législatives allemandes.

Les attaques convergentes de ces deux super-puissances géopolitiques contre les principes et les valeurs des démocraties représentatives renforcent la légitimité des programmes des partis populistes européens antisystème qui se nourrissent des difficultés et des désillusions des démocraties pour les contester. Avec succès, car ces partis progressent dans tous les États de l’UE et remportent des victoires électorales. Dans ce contexte agressif, de plus en plus d’Européens prennent conscience de la fragilité du modèle d’organisation sociale et politique de l’UE.

Ce conflit de valeurs et son issue ne se jouent pas seulement au niveau des États et de leurs élites : leurs ressorts sont dans les populations européennes. La progression et les succès électoraux des droites identitaires ou « extrêmes » traduisent les profondes divisions culturelles des électeurs. La sociologie des valeurs apporte des outils d’analyse. Chaque personne adhère à des idéaux plus ou moins formalisés, qui orientent ses préférences et guident ses actions dans tous les domaines de la vie. Ces valeurs individuelles tendent à se structurer en schémas culturels assez cohérents qui filtrent, hiérarchisent, organisent les informations reçues à propos d’une situation sociale pour lui donner du sens. Selon plusieurs auteurs, ces schémas renvoient à une même dimension culturelle sous-jacente qui oppose deux grands types d’idéaux[1]. D’une part ceux qui valorisent l’identification à un groupe, le respect de l’autorité et de l’ordre traditionnel, le maintien du statu quo : ils définissent selon Shalom Schwartz[2] des cultures d’appartenance. À l’opposé, les idéaux des cultures de l’autonomie favorisent la singularité de l’individu, ses propres capacités et ses préférences. A ce niveau théorique, ce clivage culturel peut sembler caricatural, et son écho politique trop évident : les cultures d’appartenance soutiennent les partis autoritaires et les autocraties, les cultures d’autonomie favorisent les développements démocratiques.

Les enquêtes Valeurs (EVS) permettent de tester la réalité de ce clivage et de ses effets politiques en Europe. Entre 2018 et 2021, près de 59 000 personnes tirées au sort ont été interrogées en face à face pendant une heure dans 35 pays européens[3]. Réalisées avant les bouleversements historiques introduits par le retour de la guerre en Europe, elles commencent à dater. Elles éclairent cependant le rôle des valeurs individuelles dans les dynamiques conflictuelles en cours car elles ne portent pas sur des opinions fluctuantes en fonction de l’actualité, mais sur des structures psychosociologiques beaucoup plus stables dans le temps.

Relation à l’autre et schémas culturels latents

La relation à l’autre, les préjugés à son égard, le degré d’acceptation de ce qu’il est, pense ou fait sont liés à des attitudes construites à partir de valeurs individuelles qui renvoient à des conceptions opposées de la vie en société. Quatorze questions visent à saisir ces trois attitudes : la confiance ou la méfiance en autrui selon le degré de connaissance (de voisin à inconnu) ou de proximité sociale (autre religion, autre nationalité); la tolérance ou l’intolérance à l’égard de comportements moralement clivant : l’homosexualité, l’avortement, le suicide et le divorce ; l’égalité ou non de dignité, testée à propos des relations entre hommes ou femmes, nationaux et étrangers ou de la parentalité des homo ou hétérosexuels. Des analyses factorielles confirment l’existence de ces trois attitudes, leurs fortes corrélations et la présence d’une dimension culturelle latente commune. Celle-ci classe les personnes des plus méfiantes, intolérantes avec des préjugés inégalitaires à l’égard d’autrui à celles qui ont un rapport à l’autre beaucoup plus tolérant, confiant et égalitaire. Dans les termes de Shalom Schwartz, les relations « fermées » à autrui correspondent aux cultures d’appartenance : j’accepte l’autre en fonction de son lien avec mon groupe. A l’opposé, les relations « ouvertes » s’épanouissent dans les cultures de l’autonomie où l’autre compte en tant qu’être humain. Un score positionne les personnes enquêtées sur cette dimension latente. Il varie entre 0 pour celles classées au pôle appartenance à 20 pour celles classées au pôle autonomie. Entre les deux il y a une large palette de nuances dont rend compte la variation de chaque score individuel. Leur moyenne pour une population correspond à son centre de gravité sur cette dimension culturelle[4].

Dans les 35 États, la moyenne de 8,6 indique que le centre de gravité de l’ensemble des citoyens européens est du côté des cultures d’appartenance, encore plus nettement dans les États hors de l’UE (7,5). Celui des 20 États membres de l’UE enquêtés (9,5) est presque équidistant des deux pôles culturels. Ces moyennes varient beaucoup d’un pays ou d’une aire géographique à une autre, nous y reviendrons. La distribution des répondants sur cette dimension ne correspond pas à une situation d’affrontement entre deux populations culturellement très homogènes et polarisées. Il y a très peu d’individus aux deux pôles de la dimension ayant un schéma culturel chimiquement pur. Dans tous les pays, les répondants se distribuent sur l’échelle de valeurs en suivant une courbe en cloche autour de leurs moyennes. Ce qui signifie que, dans de très nombreux cas, les personnes construisent leur schéma culturel par hybridation de fragments de cultures d’appartenance et d’autonomie, dans des proportions très différentes selon leur position sur la dimension culturelle. Lorsque les éléments des cultures d’appartenance et d’autonomie s’équilibrent, on parlera de schéma culturel hybride ou mixte. Il a de fortes chances d’être plus influençable que les schémas plus homogènes plus proches d’un des deux pôles de l’échelle, donc plus sensible aux actions de persuasion et de propagande, notamment celles qui contestent le modèle démocratique.

Valeurs individuelles et politique

Aucune des quatorze questions utilisées pour construire la dimension culturelle n’a un contenu directement politique. Pourtant, l’analyse révèle des relations fortes entre la position d’une personne sur cette dimension et son rapport à la politique. La figure 1 montre que l’intérêt pour la politique, la propension à s’engager dans des actions légales de protestation collective, la confiance dans le processus électoral augmentent de façon significative et régulière lorsque le schéma culturel de la personne se déplace du pôle appartenance au pôle autonomie de l’échelle. Inversement, la tentation autoritaire diminue selon un rythme analogue et dans les mêmes proportions au fur et à mesure que la culture d’autonomie de la personne se renforce. Dans les « démocraties accomplies » (selon la typologie du Democracy Index de The Economist Intelligence Unit en 2018) le score est de 11, il descend à 7,3 dans les « démocraties imparfaites » et à 6,3 dans les « régimes hybrides » et les « autocraties ».

Figure 1 – Évolution de quatre attitudes politiques en fonction de la position sur l’échelle culturelle recodée en déciles

Source : Enquête EVS, 36 pays. Les quatre attitudes politiques sont évaluées par au moins trois questions. Chaque bloc de questions forme une échelle recodée de 0 (anti-trait) à 20 (pro-trait) représentée par l’axe vertical du graphique. Le coefficient Eta mesure l’intensité des corrélations entre l’échelle culturelle et les quatre attitudes, il varie de 0 (pas de corrélation) à 1, sans tenir compte du sens de la relation.  

Ces résultats montrent clairement que la sphère publique (le régime politique, les partis, etc.) vit en osmose avec la sphère de la vie privée (la nature du rapport à l’autre et les valeurs individuelles qu’il engage). Ils confirment les fortes relations entre culture d’appartenance et autocratie d’une part, culture de l’autonomie individuelle et démocratie d’autre part.

Conflit entre régimes politiques, conflit de valeurs 

La ligne de fracture entre régimes politiques en Europe est assez nette : à l’Est du continent les autocraties ; à l’Ouest, du Nord au Sud, les démocraties. Entre les deux, aux marges de l’UE et de la Russie, des zones politiquement incertaines et violemment contestées : l’Ukraine, la Moldavie, une partie des Balkans, la Géorgie. Il est généralement admis que le conflit de valeurs suit cette ligne de fracture. C’est exact si on considère les valeurs principes des démocraties (droits de l’homme, état de droit, etc.). La situation est beaucoup plus complexe si on se réfère aux schémas culturels des citoyens. La ligne de clivage entre les États à cultures pro-démocratie dominante (score d’échelle égale ou supérieur à 10) et les autres se déplace nettement à l’Ouest et va de la Finlande à l’Espagne. Dans ces 11 États de l’UE enquêtés, le score de la dimension culturelle varie entre 13,8 en Suède et 10,3 en Autriche, à l’exception de l’Italie et du Portugal où il est de 8. A l’Est de cette ligne, des Républiques baltes à la Bulgarie, les scores, de 8,3 en Estonie à 5,5 en Roumanie, sont proches de ceux de la Biélorussie (7), de l’Ukraine (6,6), de la Russie (6,4) et de la Géorgie (4,9). La domination des cultures d’appartenance ne se retrouve pas que dans les autocraties biélorusse et russe, mais aussi en Ukraine qui se bat pour être une démocratie et dans les « démocraties imparfaites » à l’Est de l’UE. La géopolitique des valeurs des citoyens ne recoupe pas celle des régimes politiques actuels mais suit la ligne de fracture entre les anciens pays du Pacte de Varsovie et les pays neutres ou membres de l’Otan. La relation entre valeurs individuelles et régimes politiques, pour structurante qu’elle soit, n’est pas mécanique. Elle est médiatisée par d’autres facteurs comme les histoires politiques nationales, le niveau de développement économique ou d’autres valeurs.

Ce décalage entre sphères privées et publiques est potentiellement source de conflits et d’instabilité politique, au sein de chaque État et entre les États. Pour approfondir cette question le graphique 2 présente dans huit aires culturelles ou pays les rapports de force entre les cultures stables d’appartenance et d’autonomie, et hybrides plus influençables. Sans surprise, à l’Est de l’Europe la culture d’appartenance est dominante, presque majoritaire au sein de l’UE (49 %), très nettement en dehors (63 %). Dans les démocraties de l’Ouest européen, membres de l’UE ou non, les cultures de l’autonomie pro-démocratie sont nettement majoritaire (60 %).

Figure 2. Rapport de force entre trois schémas culturels par aires culturelles ou pays en Europe

Source : enquêtes EVS 36 pays. Les trois schémas culturels sont construits de façon à obtenir trois groupes de même taille. Les scores moyens sur l’échelle culturelle sont de 4,8 pour le groupe ayant une culture d’appartenance, 12,8 pour l’autonomie et 8,2 pour le groupe intermédiaire hybride.

Les cultures d’appartenance dominent dans les États à l’Est de l’UE, avec des nuances toutefois. En Tchéquie, Slovénie et Estonie, appartenance et autonomie s’équilibrent à peu près autour de 25 % à 30 %, ces « démocraties imparfaites » s’appuient notamment sur le soutien des citoyens ayant des cultures hybrides, mais il reste fragile. En Hongrie et en Slovaquie, les cultures d’appartenance (35 %) devancent nettement celles de l’autonomie (21 % et 16 %). Ce rapport de force affaiblit l’opposition démocratique au Fidesz de Victor Orban dont 90 % des sympathisants se partagent entre culture d’appartenance et culture hybride. Ce rapport de force culturel est favorable au développement d’une démocratie dite « illibérale »qui tend vers l’autocratie et aux positions de ces États à propos de l’aide militaire à l’Ukraine, souvent proches de celles de la Russie. Dans tous les autres pays, la culture d’appartenance est majoritaire ou presque en Croatie ou en Lettonie (46 %), nettement dans les autres États où la culture d’autonomie est presque absente. Sauf en Pologne où elle concerne 16 % de la population et exerce une réelle influence politique. En 2018, 77 % des sympathisants du parti Droit et justice, au pouvoir à l’époque, ont des valeurs d’appartenance, et soutiennent une politique autoritaire en contradiction avec les principes de l’UE. La base culturelle de la Plate-forme civique de Donald Tusk, alors dans l’opposition, est plus large avec 34 % de culture d’appartenance, 39 % d’hybride et 27 % de culture de l’autonomie. Le parti de Centre droit Modern complète la diversité culturelle de la Plate-forme civique avec 43 % de sympathisants ayant des valeurs d’autonomie et 39 % des valeurs hybrides, la culture d’appartenance ne pesant plus que 19 %. Aux législatives d’octobre 2023, la Coalition Civique autour de Donald Tusk remporte l’élection en s’appuyant sur une stratégie électorale d’agrégation des valeurs individuelles la plus large possible. Mais compte tenu du poids de la culture de l’appartenance dans le pays, ce succès électoral reste fragile.

À l’Ouest, les populations ayant un schéma culturel hybride sont courtisées par les partis populistes nationalistes. Le graphique 3 montre pour la France que les trois schémas culturels sont présents dans tous les partis, mais dans des proportions très variables. La culture de l’autonomie est dominante chez les sympathisants de gauche, tout juste majoritaire chez les Républicains alors que la culture d’appartenance n’est forte qu’au sein du R. N. (20 %). Ces sympathisants constituent sans doute son socle idéologique le plus radical, mais ils constituent une part infime de l’ensemble des électeurs. Pour espérer gagner une majorité électorale, le RN doit élargir sa base culturelle en se tournant en priorité vers les électeurs les plus influençables qui ont un schéma culturel mixte. En 2018, ils constituent près de la moitié des sympathisants de ce parti (47 %), et un tiers ont une culture de l’autonomie. Cet élargissement culturel se fait au prix d’un discours politique qui perd en radicalité idéologique.

Figure 3. France : rapport de forces entre les trois schémas culturels –appartenance, hybride et autonomie – au sein des sympathisants des principaux partis en 2018

Source : Enquête EVS, France.

La même dynamique se retrouve en Allemagne. Le rapport de force entre les trois schémas culturels des sympathisants de l’AfD est très proche de celui du R.N. : 23 % d’appartenance, 48 % d’hybride et 28 % d’autonomie. La géographie électorale en 2025 confirme l’importance électorale des cultures mixtes : l’AfD fait ses meilleurs résultats dans les Länders de l’Est où la culture d’appartenance était faible en 2018 (de 5,5 % à 16 %) alors que les cultures hybrides y étaient au plus haut, de 39 % en Saxe à 59 % en Poméranie occidentale.

Sans mettre les démocraties de l’Ouest européen à l’abri de fortes turbulences politiques, le poids des cultures d’autonomie est un puissant carburant pour mobiliser ripostes et résistances : Front républicain en France qui fait battre le R.N. au second tour des législatives de juillet 2024, « manifestations historiques » dans tout le pays en Allemagne contre la progression de l’Afd dans les sondages qui finalement remporte un succès électoral limité (20,8 %). A contrario, la faiblesse de la culture d’autonomie en Italie (25 % de la population) a sans doute facilité l’accession au pouvoir d’une coalition de la droite identitaire et populiste dirigée par Georgia Méloni, sans provoquer de fortes réactions hostiles de la classe politique et de la société.

Les conflits de valeurs sont aussi utilisés par des autocraties contre les démocraties de l’UE. Des actions et des propagandes hostiles, profitant de contextes de crises, manipulent opinions et élections en jouant sur les fragilités et les frustrations nées des décalages entre sphères privée et publique. Ainsi en Roumanie la démocratie est fragile car elle repose sur la culture de l’autonomie la plus faible de l’UE (4 %), la culture d’appartenance y est largement dominante (70 % de la population). En pleine guerre à ses frontières, ce pays fait sans doute l’expérience de la plus patente de ces manipulations des électeurs qui amène, grâce aux réseaux sociaux, un candidat pro-russe, totalement inconnu, en tête du premier tour de l’élection présidentielle.

La Biélorussie et la Russie sont des régimes autoritaires dans des sociétés dominées par des cultures d’appartenance, mais avec des nuances. Avec 52 % de la population ayant des cultures de l’autonomie (11 %) et mixtes (41 %), le profil culturel de la Biélorussie est plus proche de celui des États de l’Est européen que de la Russie (8 % et 34 %). Ce profil nourrit des aspirations démocratiques tournées vers l’UE. Mais leur expression par des manifestations, comme la « révolution en jeans » en 2008, ou par les urnes, comme à la présidentielle de 2020, est réprimée ou manipulée par le pouvoir sous la ferme autorité du Président Alexandre Lokachenko, très proche allié de la Russie, constamment réélu depuis 1994[5]. Sans la répression souvent brutale du pouvoir politique, la dynamique des valeurs individuelles de la société biélorusse permettrait sans doute une « révolution de couleur » aboutissant à une évolution politique comparable à celle de ses voisins de l’UE. Une telle évolution paraît beaucoup moins probable en Russie, pas seulement en raison de la forte répression des démocrates, mais plus fondamentalement en raison de la faiblesse des cultures pro-démocratiques dans la population. La comparaison avec l’Ukraine est éclairante. La culture de l’autonomie y est également très faible (5 %). Cependant les valeurs individuelles des deux pays se différencient peu à peu[6]. En Ukraine les valeurs d’appartenance sont moins prégnantes (49 % vs 58 % en Russie), les valeurs mixtes, plus favorables à la démocratie, sont plus fortes (47 % contre 34 %). Ces évolutions suivent une dynamique sociologique connue qu’on peine à retrouver en Russie : elles concernent en priorité les jeunes urbains diplômés. Enfin, dans un autre registre de valeurs, les analyses des EVS montrent, avant « l’opérations spéciale », que les Russes manifestent une loyauté passive vis-à-vis de leurs institutions politiques alors que les Ukrainiens ont une attitude beaucoup plus critique à l’égard de leurs dirigeants et du fonctionnement de leurs institutions. L’Ukraine n’est pas une démocratie, mais les « révolutions de couleur » en 2004 et 2014, des élections compétitives qui conduisent à l’élection de six présidents différents depuis les années 1990[7] sont la manifestation politique de cette configuration particulière des valeurs individuelles des Ukrainiens. 

Les valeurs individuelles sont à peu près absentes des analyses et des débats sur le devenir des démocraties. Pourtant elles ont des effets majeurs sur toutes les dimensions de la vie politique, des relations entre autocraties et démocraties à la participation des citoyens et leurs préférences politiques. À la base de ces valeurs, il y a la relation à autrui dans la vie de tous les jours qui apparaît ainsi comme une pièce fondamentale des régimes politiques. Si cette analyse est exacte, alors la principale fragilité des démocraties serait dans la monté de sentiments de défiance, d’intolérance et d’inégalité entre les membres d’une communauté politique.

[1] Voir en particulier parmi les dernières publications de Ronald Inglehart Les transformations culturelles. Comment les valeurs des individus bouleversent le monde ? Presses Universitaires de Grenoble, 2018, p. 73 - 80

[2] Cité par Inglehart, op. cit. p. 75.

[3] La méthodologie de l’enquête est présentée dans Les Européens et leurs valeurs. Entre individualisme et individualisation, Pierre Bréchon (dir), Presses Universitaires de Grenoble, p13 - 14

[4] Pour une présentation plus détaillée de la méthodologie, voir Bernard Denni, « Implication politique, valeurs et démocratie dans l’Union européenne », op. cit., p. 119 – 120, 2023.

[5] Alexandra Goujon, Révolutions politiques et identitaires en Ukraine et en Biélorussie (1988 – 2008), Belin, 2009.

[6] Pierre Bréchon, « Russes et Ukrainiens, des valeurs qui se différencient progressivement », Revue Européenne des Sciences Sociales, n° 60 – 2, 2022, p. 47 – 69.  

[7] Anna Colin Lebedev, Jamais frères ?, Seuil, 2022