L’antisémitisme et l’«antisémitisme» edit

25 mars 2025

Le fascisme place l’émotion au-dessus de la raison. Les mots ne sont plus que des outils pour réaliser la vision du leader. Dans notre monde post-vérité, cela prend la forme très particulière de l’inversion du sens : les fascistes traitent les autres de fascistes  et les antisémites traitent les autres d’antisémites. Cela se produit en ce moment même, aux États-Unis, sous nos yeux, au plus haut niveau de l’État.

Un exemple étranger pourrait nous aider à comprendre ce qui se passe. L’idée que tous les ennemis de la Russie sont des « fascistes » s’est renforcée à mesure que l’État russe devenait lui-même fasciste. Pendant quinze ans, Poutine a justifié ses actions en se référant au principal penseur fasciste russe, Ivan Iline. Les autorités russes ont justifié de la manière la plus grotesque leur invasion totale de l’Ukraine en la présentant comme une lutte contre l’antisémitisme. Elles ont prétendu, de manière tout aussi absurde, que renverser le président ukrainien démocratiquement élu, d’origine juive, et installer leur propre gouvernement reviendrait à « dénazifier » le pays. C’est du fascisme au nom de la « lutte contre le fascisme ». Et c’est de l’antisémitisme au nom de la « lutte contre l’antisémitisme ».

Les responsables russes ont géré la contradiction de différentes manières. Vladimir Poutine affirme que le président ukrainien n’est pas vraiment juif, laissant entendre que Poutine lui-même décide qui est juif et ce que cela signifie. Il s’agit d’un trope central de l’antisémitisme moderne, associé notamment à Karl Lueger, qui était maire de Vienne lorsque le jeune Adolf Hitler y arriva en 1908. Le ministre russe des Affaires étrangères a affirmé qu’Hitler était juif. L’idée était de suggérer que le président ukrainien, parce qu’il est d’origine juive, est comme Hitler. Le ministre russe des Affaires étrangères a également remis en question le fait que Zelenskyi soit pleinement humain.

Répéter des tropes antisémites tout en prétendant lutter contre l’antisémitisme a une finalité : vider le terme « antisémitisme » de tout sens et effacer les leçons de la Shoah. Et il n’y a guère d’action plus antisémite que celle-là.

L’antisémitisme est un problème terrible dans notre monde malmené, et il s’aggrave d’année en année, d’instant en instant. Il y a des antisémites parmi les Américains, parmi les jeunes Américains, et parmi les étudiants. Ce n’est pas une raison pour attaquer l’enseignement supérieur ou saper les fondements juridiques et moraux de la république américaine.

Les antisémites prétendent qu’ils peuvent eux-mêmes inventer ce qu’ils veulent de l’histoire, qu’ils peuvent décider qui est un vrai juif, que les juifs ont attiré les souffrances sur eux-mêmes. Les antisémites appliquent le mot « antisémite » à d’autres personnes, simplement  parce qu’elles font des choses qui leur déplaisent. L’absurdité fait partie du propos : l’affirmation selon laquelle les démocrates juifs sont les vrais antisémites ou les vrais nazis ou les vrais Hitler vise à désorienter les personnes bien intentionnées qui supposent qu’il doit y avoir une logique quelque part, et à guider les personnes malveillantes qui souhaitent réellement faire progresser l’antisémitisme.

Je me souviens d’un certain sentiment de confusion en février 2022, avec la propagande de guerre russe initiale. Je crains que la même atmosphère confuse ne règne aujourd’hui aux États-Unis. La guerre du gouvernement américain contre l’enseignement supérieur et la liberté d’expression se déroule selon les mêmes règles d’engagement que la guerre de la Russie contre l’Ukraine, et une mobilisation malhonnête du thème de l’antisémitisme y occupe encore une fois une place centrale.

La politique actuelle de Musk et Trump consiste à priver de fonds, à harceler et à persécuter les universités américaines au motif qu’elles tolèrent l’antisémitisme. Le mot « antisémitisme » est utilisé pour justifier des actions qui, outre de nombreux autres torts, nuiront aux juifs, et nous devrions nous demander si elles sont conçues pour cela.

Le gouvernement fédéral entreprend d’expulser Mahmoud Khalil, un étudiant de l’université de Columbia, au motif qu’il a mené des manifestations contre l’assaut israélien sur Gaza. Aucune accusation n’a été portée contre lui. Il est pris pour cible, dans ce qui s’apparente à un test pour l’ensemble de l’autoritarisme américain, pour avoir exprimé ses opinions. La Constitution protège son droit à la liberté d’expression tout autant qu’elle protège ce droit pour les citoyens américains. Si elle ne s’applique pas à lui, elle ne s’applique à personne.

Selon Trump, Khalil est le « premier d’une longue série ». Sans preuve, Trump associe Khalil de manière générale à des « activités pro-terroristes, antisémites et anti-américaines ». Il s’agit d’insultes destinées à susciter l’émotion, et ni Trump ni aucun autre membre du gouvernement n’a fourni de preuve à l’appui de ces accusations. La stigmatisation d’un individu en particulier et de sa cause particulière est un modèle pour faire de même avec d’autres personnes et d’autres causes. La stigmatisation de telles manifestations dans telles universités est utilisée pour délégitimer l’enseignement supérieur et la liberté d’expression.

L’« activité anti-américaine » est une catégorie de comportement très large et bien entendu, lorsqu’elle est simplement définie à un moment donné par le président, elle est parfaitement arbitraire. La peur fabriquée de l’islam, des Palestiniens et de leurs alliés est utilisée pour justifier une atteinte à l’État de droit aux États-Unis.

Parallèlement, le mot « antisémitisme » est utilisé d’une manière familière et inquiétante. L’idée est que l’antisémitisme est un tel problème que pour le combattre nous devrions accepter des politiques manifestement autoritaires. Mais l’autoritarisme aidera-t-il les juifs ? Et cette politique particulière de déportation est-elle conçue de quelque manière que ce soit pour soutenir les juifs américains ? Il semble peu probable que ce soit la motivation de ceux qui ont élaboré cette politique.

Déporter un musulman qui n’a commis aucun crime au nom des juifs n’est pas exactement une faveur faite aux juifs. Cela ressemble davantage à une provocation du gouvernement fédéral, destinée à générer des conflits entre les communautés. Et faire des exceptions aux protections constitutionnelles de la liberté d’expression et de réunion dans un cas mine l’État de droit dans son ensemble.

La cible spécifique de la campagne est également révélatrice. Khalil était étudiant à l’université de Columbia, qui est aujourd’hui la cible principale d’une attaque fédérale plus large contre l’enseignement supérieur. Soixante universités américaines feront l’objet d’une enquête pour avoir prétendument permis une discrimination antisémite à l’encontre de leurs étudiants. Cette enquête, tout comme l’arrestation de Khalil, est présentée comme une opposition à l’antisémitisme et un soutien aux juifs.

(Je dois préciser que j’ai travaillé pendant plus de vingt ans à l’université de Yale, l’une des institutions visées, où j’ai enseigné l’histoire de la Shoah, siégé au groupe consultatif du programme d’étude de l’antisémitisme et été conseiller pédagogique pour les archives vidéo des témoignages de l’Holocauste de Fortunoff, l’une des premières initiatives visant à recueillir les témoignages des survivants. Je dis cela pour être transparent sur mes propres affiliations et engagements, et non pour parler au nom de mes collègues de ces institutions ou de ces institutions elles-mêmes.)

Mais pourquoi Columbia a-t-elle été la première visée ? Elle se trouve à New York. Plus de 20% de ses étudiants de premier cycle sont juifs. Quelles que soient les expériences ou les attitudes de ces étudiants, le fait que leur université perde soudainement quatre cents millions de dollars n’est pas de nature à améliorer leur éducation et leurs chances dans la vie. Les étudiants de Columbia peuvent parler en leur propre nom. Je pense que Columbia a été choisie comme première cible symbolique moins en raison de la présence d’antisémitisme que de la présence de juifs. Et je pense que c’est quelque chose que les antisémites américains actuels auront immédiatement compris. La ville de New York est codée pour les antisémites comme une ville juive. Les antisémites en Amérique, voyant Columbia et New York punis, verront les juifs punis, et ils s’en réjouiront. Il en va de même pour les universités dans leur ensemble. Les antisémites considèrent souvent les universités comme « juives ». Ils approuveront la tentative de les mettre au pas.

La présentation publique par Musk et Trump de la campagne anti-universitaire comme une opposition à l’antisémitisme est acceptée par la presse américaine, ce qui n’a rien de surprenant. Mais les éléments de contexte que j’ai cités suffisent à mettre en doute la sincérité de cette présentation. L’histoire nous enseigne clairement les défaillances de l’État de droit et les campagnes contre les villes et les universités, et elle nous enseigne aussi que ces campagnes sont très souvent associées à l’antisémitisme. Il est très difficile, du moins pour moi, de penser à des exemples historiques de campagnes contre les universités et la liberté d’expression qui visaient à profiter aux juifs. La seule raison pour laquelle les journalistes et le reste d’entre nous doivent croire que ces efforts sont faits au nom des juifs, ce sont les assurances de Trump.

Mais dans quelle mesure cette administration agirait-elle réellement par souci sincère du bien-être des juifs ?

L’équipe Trump s’est récemment livrée à une action très publique de dénigrement des juifs à l’intérieur du bureau ovale. Elon Musk fait le salut hitlérien et affirme que les personnes qu’il n’aime pas sont des « marionnettes de Soros » ; en d’autres termes, Musk adhère à la théorie d’une conspiration juive mondiale. Musk a favorisé l’antisémitisme par la façon dont il a choisi de gérer Twitter. Il banalise la Shoah en faisant des blagues sur Himmler et Goebbels ou en blâmant les travailleurs du secteur public pour la Shoah. J.D. Vance s’est rendu en Europe en février pour soutenir l’extrême droite allemande. Le secrétaire à la Défense est un reconstructionniste chrétien qui fréquente un promoteur très connu des idées antisémites. Sous la nouvelle direction du FBI, l’extrême droite américaine, principal foyer de terrorisme violent en Amérique, recevra beaucoup moins d’attention. Les incidents antisémites ont augmenté pendant le précédent mandat de Trump, au cours duquel Trump a qualifié les participants à un rassemblement néonazi (« les juifs ne nous remplaceront pas », Charlottesville) de « très bonnes personnes ». Trump affirme que les juifs qui ne votent pas pour lui ne sont pas des Américains loyaux. Il qualifie les personnes et les institutions avec lesquelles il est en désaccord de « mondialistes », un terme qui est un code pour « juifs », code que tout antisémite comprend. Ses partisans attaquent avec des arguments antisémites les juges juifs qui rendent des décisions qui déplaisent à Trump, notamment dans l’affaire Mahmoud Khalil.

Comme Karl Lueger dans la Vienne hitlérienne, et comme Vladimir Poutine lors de l’invasion à grande échelle de l’Ukraine, Donald Trump s’arroge le droit de décider qui est juif et qui ne l’est pas. Le 12 mars, Trump a déclaré que le sénateur Chuck Schumer n’était pas juif mais palestinien : « Schumer est un Palestinien pour auytant que je le sache. Il est devenu un Palestinien. Il était juif. Il n’est plus juif. Il est palestinien. »

Trump utilise ici le terme « Palestinien » comme une insulte, comme s’il s’agissait d’un statut humain inférieur pouvant résulter d’une mauvaise action, par opposition à une identification humaine normale avec un peuple. Il affirme également, comme Poutine et Le Pen avant lui, que la judéité n’appartient pas aux juifs, mais à ceux qui les gouvernent. Ce sont les dirigeants qui décident qui sont les bons et les mauvais juifs, les vrais et les faux. Le but de tout cela est que tous les juifs, et les juifs en particulier, doivent obéir au dirigeant.

Que conclure ? Les Américains apprennent aujourd’hui à considérer l’antisémitisme comme autre chose que l’oppression des juifs par les non-juifs – qui est bien sûr un problème bien réel, dangereux et croissant dans le monde.

Les dirigeants qui utilisent le mot « antisémitisme » peuvent eux-mêmes être antisémites ou promouvoir l’antisémitisme. L’utilisation abusive du mot « antisémitisme » vise à générer un sentiment de plausibilité, à semer la confusion dans l’opposition et à créer plus d’espace pour le phénomène réel de l’antisémitisme. Et cette mauvaise orientation fait partie intégrante de l’effort visant à remplacer un ordre constitutionnel par un ordre autoritaire.

Les juifs des États-Unis sont instrumentalisés dans le but de construire un système politique et institutionnel plus autoritaire. L’histoire réelle et continue de l’oppression des juifs est transformée en un outil bureaucratique appelé « antisémitisme » qui est utilisé pour supprimer l’éducation et les droits de l’homme - et donc, en fin de compte, pour nuire aux juifs eux-mêmes.

À mesure que le mot « antisémitisme » devient le prétexte de l’agression, nous en perdons le concept. Et puis, lorsque l’antisémitisme réel se manifestera, il n’y aura aucun moyen de le décrire, puisque « antisémitisme » aura fini par signifier quelque chose comme « le pouvoir des dirigeants arbitraires de supprimer la liberté de réunion et la liberté d’expression sous couvert de désinformation et de propagande ».

Au moment où le mot prendra ce sens, un tel pouvoir aura été atteint. Les mots seront devenus de simples outils pour réaliser la vision du Guide.

La version anglaise de ce texte est parue sur le compte Substack de Timothy Snyder le 14 mars 2025.