JD Vance, ou l’art populiste de la sidération edit

Dans leur essai d’une désespérante actualité, La Mort des démocraties[1], Stephen Levitzky et Daniel Ziblatt décrivent les méthodes de nos modernes politiciens autoritaires pour renverser les démocraties libérales ; moins spectaculaires que naguère mais tout aussi efficaces. Plus besoin de tanks braquant leurs canons sur les palais présidentiels, ni de militaires à lunettes noires galonnés jusqu’au cou à la télévision. L’objectif reste de détruire la démocratie – l’égalité devant la loi, la protection des libertés publiques, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la presse, etc. Mais on ne renverse plus les institutions aujourd’hui, on les détricote. À la dislocation de l’espace public par des bandes armées répandant la terreur dans la rue, on substitue un certain usage manipulatoire du discours. C’est toujours un progrès.
Il est banal et légitime d’user du discours en politique comme d’une arme, y compris en démocratie. Le propre de la manière autoritaire est de chercher à lui faire produire le même effet que les fusils : réduire l’opposition au silence par le choc et la stupeur. Victor Klemperer[2] avait tenu en son temps la chronique de la torture que, à cette fin, les nazis infligèrent à leur langue. Nos modernes politiciens populistes lui font subir des sévices analogues. Le discours du vice-président des États-Unis, JD Vance, devant la Conférence de Munich sur la sécurité en février dernier fournit à cet égard le meilleur exemple d’un tel « parler redoutable »[3] . Tout y fut pensé pour méduser l’auditoire. Ce fut incontestablement un succès : l’événement tint autant au contenu du discours qu’à la sidération du public.
JD Vance commença son opération de sidération en étant là où on ne l’attendait pas. Les responsables Européens étaient venus à Munich pour parler défense et géopolitique. Ils s’étaient naïvement préparés à se faire une nouvelle fois morigéner par le grand frère américain pour leur faible engagement dans leur propre défense. Il fut plus sévère encore que prévu et parla d’autres choses : des valeurs. La manœuvre en cachait une autre, plus audacieuse, que les philosophes du langage appellent un acte « performatif » ; un modèle du genre. Il déclara ainsi que le danger pour les démocraties européennes n’est pas à l’Est, en Russie ou en Chine, mais en Europe même, voire aux États-Unis qui menacent de l’abandonner. La performance du discours réside en ceci que non seulement il constate la naissance d’un nouveau monde dans lequel les lignes de partage entre amis et ennemis, alliés et adversaires, sont devenues brouillées et indécises, mais qu’en même temps, il s’en fait le spectaculaire accoucheur. Le statut de JD Vance, vice-président de la première puissance militaire et économique mondiale, conjugué au cadre institutionnel dans lequel il prononce son discours, une réunion officielle de diplomates et de hauts responsables internationaux, confère à sa parole une capacité particulière d’instituer ce nouveau monde du fait même qu’elle le décrit. Après qu’il eut parlé, la réalité des choses n’est plus ce qu’elle était avant. Telle fut la première onde du choc de son discours[4].
Le second temps de l’opération de sidération est à la fois plus subtil et plus systématique ; il consiste à tordre régulièrement le sens des mots. Une différence majeure de notre populisme moderne, au regard des mouvements autoritaires du passé, est qu’il n’attaque pas la démocratie au nom d’une idéologie explicitement anti-démocratique, mais au contraire au nom des valeurs même de la démocratie. Ce que reproche JD Vance aux démocraties européennes, et qu’il considère comme la cause de leur déclin supposé, est de s’être « éloignées » (retreat) de leurs propres « valeurs fondamentales » (fundamental values) ; notamment trois d’entre elles : le peuple comme source de toute légitimité politique, le respect de sa volonté, et la liberté de son expression. On ne saurait contester que ce sont là des principes de la démocratie. Comment dès lors, la démonstration de JD Vance peut-elle conduire à la conclusion qu’une démocratie authentiquement fidèle à de tels principes ne saurait être qu’illibérale ? Là est notre stupeur : quelque chose nous aurait échappé ?
Commençons par le mot à la racine même de la démocratie : « le peuple ». À défaut de définition, JD Vance en indique quelques caractères essentiels. Le peuple est formé de gens animés par le souci de leur bien-être particulier et de celui de leur famille : « [ils] tiennent à leurs rêves. à leur sécurité. Ils veulent pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs enfants. » JD Vance ne dit rien de ces nouveaux rêves américains, sinon que leur horizon ne s’étend guère au-delà du cercle familial ou amical. L’homme du peuple populiste ressemble à l’individu des démocraties glissant vers le despotisme dont Tocqueville dit que « ses enfantS et ses amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine [5]». JD Vance complète sa description du peuple populiste en lui attribuant deux passions tristes : la peur de « l’immigration incontrôlée » (out of control migration) et le ressentiment contre les grands qui le méprisent et dont la figure idéale est fournie par les participants au Forum de Davos « à quelques montagnes d’ici ». Plutôt qu’un peuple, une telle addition d’intérêts particuliers, qui n’ont en commun que la peur de l’autre et la haine des grands, est ce que les anciens appelaient une foule. Et l’expérience nous enseigne que l’unité d’un tel corps politique ne peut guère se trouver dans la recherche d’une utilité commune, mais dans la double désignation d’un ennemi et d’un chef. Nous voilà loin de la démocratie.
La seconde valeur démocratique dont l’Europe s’éloignerait est le respect de la volonté du peuple que JD Vance énonce de la manière suivante : « la démocratie repose sur le principe sacré que la voix du peuple compte » (« Democracy rests on the sacred principle that the voice of the people matters » - souligné par nous). Ici encore, JD. Vance se révèle bon rhéteur et démocrate douteux. Il n’est certes pas de légitimité supérieure, en démocratie, à celle que confère le peuple[6]. Mais la formulation qu’il donne de ce principe, renvoyant très explicitement au slogan « Black Lives Matter » en infléchit substantiellement le sens ; comme si l’affirmation que « la voix du peuple compte » devait effacer l’idée que les vies noires doivent compter aussi. Ainsi dans le discours de JD Vance le sens des mots « voix du peuple », s’infléchit-il au mieux en « voix de la majorité du peuple » et au pire en « voix du peuple blanc ». En un sidérant retournement, un principe démocratique se métamorphose en une arme pour en combattre un autre : l’égalité des droits de tout individu, quelle que soit la couleur de sa peau.
JD Vance poursuit l’explicitation de ce principe de l’absolue prééminence de « la voix du peuple » en indiquant dans une phrase énigmatique que tout doit céder devant lui : « c’est cela la véritable magie de la démocratie. Ce ne sont pas ces bâtiments en pierre ou ces magnifiques hôtels. Ce ne sont pas non plus ces grandes institutions que nos sociétés ont construites ensemble ». En une même phrase, sont ainsi désignés l’ensemble des pouvoirs et des contre-pouvoirs qui briment la voix du peuple et doivent désormais se soumettre. Les grands hôtels où séjournent les puissants quand ils descendent de leur montagne de Davos. Les institutions qui ne sauraient résister à la volonté du peuple. Et bien sûr, ces « bâtiments de pierre » (stone buildings) : Palais de justice où se dit le droit, et autres Parlements et Capitoles dans lesquels complotent les élites, et que le peuple est dès lors très légitime à envahir pour y faire entendre sa voix.
Mais la valeur démocratique principale que JD Vance reproche aux Européens d’abandonner est la liberté d’expression. Ici encore la méthode sera d’énoncer un principe auquel tout démocrate ne saurait manquer de souscrire pour ensuite tordre son sens jusqu’à le rendre méconnaissable. L’examen du procédé est ici doublement intéressant car, au-delà de la question de la liberté d’expression, il lève un voile sur le sens de l’entreprise populiste de perversion du langage : réintroduire la violence et la force en substitution du sens pour en faire une arme de sidération. Pour JD Vance, l’exemple irrécusable de nos manquements au respect de la liberté d’expression est la réglementation européenne de l’expression publique sur les réseaux sociaux : interdiction des comptes fictifs dissimulant des robots, et de l’expression des opinions haineuses. Ce serait là le rétablissement d’une censure antidémocratique et une attaque contre le droit des gens à dire ce qu’ils pensent (« speak their mind »). Notons le cynisme de ce reproche quand le gouvernement auquel participe Vance multiplie les faits de censure dans les bibliothèques d’État et que la liste des mots à consonance « woke », à bannir des projets de recherche pour l’obtention d’un financement, ne cesse de s’allonger aux États-Unis.
L’Europe se serait « éloignée » de ses principes de liberté de l’expression parce que, dit Vance, les élites libérales au pouvoir ne supporteraient pas l’expression des opinions « avec lesquelles elles ne sont pas d’accord ». Il précise un peu plus loin ce que signifie « ne pas être d’accord » : la confrontation entre ce qu’il appelle des « points de vue alternatifs » (« alternative viewpoint »). Dans le vocabulaire trumpiste, « alternatif » est un mot important. C'est celui qu'emploient les groupuscules d'extrême droite, revendiquant une liberté absolue d'expression de leurs convictions racistes et complotistes, quand ils s'auto-désignent comme « alt right », afin de marquer leur différence à l'égard de la droite conservatrice classique. Mais cela va plus loin. Pour en saisir la signification particulière il faut revenir à l’utilisation mémorable qu’en fit Kellyanne Conway en 2017, alors qu’elle officiait comme conseillère en communication de Trump, au début de son premier mandat. En réponse à un journaliste qui lui faisait remarquer qu’il était difficile de soutenir, comme elle le faisait, qu’une foule énorme avait assisté à la première prestation de serment de Trump, quand toute la presse n’avait constaté qu’une assistance clairsemée, elle évoqua non pas des interprétations, voire des perceptions, différentes d’une même réalité, mais l’existence de « faits alternatifs » (« alternative facts »). Parler d’opinions « alternatives » plutôt que « différentes » (voire « diverses ») représente dès lors plus qu’une nuance quand il s’agit de qualifier la coexistence d’une pluralité de jugements au sein d’une même société, soit le phénomène au fondement même du fonctionnement des démocraties. La tradition libérale considère que s’il existe des opinions différentes en démocratie, elles se situent dans l’horizon d’un monde commun, au sein duquel nous supposons que ce qui y arrive, les faits – même s’ils peuvent être difficiles à caractériser –, arrivent de la même manière pour tous. C’est au regard d’un tel horizon que nous pouvons justement évaluer la différence des opinions et, au-delà, envisager leur possible réduction. À l’inverse, parler de « points de vue alternatifs » au sens où le fait Vance n’est pas une défense du pluralisme, c’est affirmer l’existence d’une pluralité de mondes disparates, avec chacun son sens propre, et entre lesquels la question de la conformité avec les faits ne se pose plus, puisqu’on n’y parle pas de la même chose. Ainsi détachée des faits et du réel, ce qui fait la valeur d’une opinion est la force du sentiment intime de celui qui l’énonce, ou celle du nombre de ceux qui l’approuvent. Il existe ainsi, pour autant qu’il y ait quelqu’un pour y croire, des mondes où la terre est plate, d’autres où l’on soigne le Covid avec de l’eau de Javel et de la chloroquine, et d’autres encore où Joe Biden a « volé » les élections présidentielles de 2020[7]. Quel droit avons-nous de mépriser de tels énoncés, puisque l’opinion de chaque individu mérite, en démocratie, une égale reconnaissance à toute autre ? C’est cette relation « démocratique » à la réalité qui permet à JD Vance, tout au long de son discours, de mentir et de tordre les faits (ainsi que le montre le « fact checking » des journalistes du Monde), à l’instar de son mentor, sans que le rouge ne lui monte au front. Après tout, il ne s’agit là que de « points de vue alternatifs ». Dans ce monde des « points de vue alternatifs », la décision entre la vérité et la fausseté d’une opinion, son caractère juste ou l’injuste ne se tranche plus dans la sphère de l’argumentation ou de la preuve mais selon le nombre ou la véhémence de ceux qui la soutiennent ; autrement dit selon le rapport des forces. C’est pourquoi, le « parler dru et cru » revendiqué par nos populistes français, l’indignation et la colère, le cri et l’insulte ad hominem, et d’une manière générale toutes les formes de manifestation de la violence dans le langage deviennent bientôt des formes légitimes de la conversation publique. La consultation, toujours pénible, de ces réseaux sociaux que JD Vance cherche à préserver de toute forme de régulation, en apporte chaque jour la consternante confirmation ; quand on ne s’y invective pas on s’y menace, et l’on cherche moins à convaincre, qu’à « détruire », « exploser », « réduire à néant », un adversaire qui n’est plus depuis longtemps un interlocuteur.
Le populisme contemporain se distingue de ses devanciers en ce qu’il avance en se travestissant. Les fascistes d’antan ne faisaient pas mystère de leur idéologie. Aujourd’hui les ennemis de la démocratie pensent qu’ils doivent paradoxalement s’emparer de ses idéaux pour espérer l’emporter contre elle : JD Vance se pose en héros d’une liberté d’expression qu’il a vidée de son sens et Marine Le Pen invoque sans vergogne la mémoire de Martin Luther King. Cette torsion systématique des mots et des idées n’a d’autre but que de sidérer et désarmer la critique. Mais on peut aussi voir dans cet hommage du vice à la vertu le signe encourageant que la tradition démocratique reste encore la source la plus inspirante de notre culture politique puisque même ses ennemis viennent y puiser. Il nous appartient dès lors de ne pas la laisser corrompre par des loups mal déguisés en agneaux.
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[1] Stephen Levitzky et Daniel Ziblatt, La Mort des démocraties, Calmann Lévy, 2019.
[2] Victor Klemperer, La Langue du troisième Reich, Albin Michel, 1996.
[3] Platon, Le Banquet, 198c.
[4] Ajoutons qu’il arrive souvent, comme c’est le cas avec Trump, que le despote soit également un Narcisse. Aussi, dès lors qu’il réalise l’extraordinaire puissance performative que sa position institutionnelle confère à sa parole, nous ne devons pas exclure des motifs de ses décisions, outre d’hypothétiques calculs rationnels, le plaisir qu’il doit prendre à voir le monde s’agiter en tout sens du seul fait de ses annonces.
[5] Tocqueville, de la Démocratie en Amérique, II, 4, 6.
[6] Il en existe, toutefois, de concurrentes : celles du droit et de la loi.
[7] Rappelons que parmi les critères de sélection des conseillers de Trump, le plus rédhibitoire était la croyance dans le vol des élections de 2020 par Biden et dans le fait que l’envahissement du Capitole le 6 janvier 2021 était un coup monté par les Démocrates. Cf. « U.S. intelligence, law enforcement candidates face Trump loyalty test », Washington Post, 9 février, 2025. Voir également : « Trump team tests job candidates by asking who won the 2020 election », Bloomberg, 6 mars 2025.