Emmanuel Macron, la démocratie et le peuple edit

28 juin 2024

Emmanuel Macron s’est fait élire il y a sept ans en promettant de sortir la vie politique de ses petits calculs partisans et de renvoyer l’extrême droite à la marginalité dont elle n’aurait jamais dû sortir. Sous ce double point de vue, il n’est sans doute pas excessif de dire que c’est un échec. La dissolution n’est pas autre chose qu’un de ces bons vieux coups de politicaillerie pour lesquels on prétendait n’avoir que mépris. Quant à l’extrême droite, nous nous préparons aujourd’hui à ce qui, hier encore, nous semblait impensable : son accession au pouvoir. Il serait injuste d’attribuer au seul Macron la responsabilité d’une telle faillite. La montée de l’illibéralisme est un fait planétaire. De l’Argentine à la Hongrie, de la Russie à l’Inde, d’Israël aux États-Unis, le phénomène dépasse largement les frontières de la France. Mais il n’est pas inutile de s’attarder sur la contribution personnelle de notre Président à cette œuvre collective afin d’identifier dans son échec quelques raisons du mouvement historique qui porte un peu partout l’illibéralisme au pouvoir.

L’illibéralisme est une maladie sénile de la démocratie dont la cause la plus régulièrement invoquée serait le sentiment qu’a le peuple de ne plus être représenté par les décideurs politiques. Partons de cette explication puisqu’elle fait plus ou moins consensus et commençons par éclaircir la notion qui en occupe le centre : le peuple. Selon l’interlocuteur ou le contexte, le terme de peuple peut recouvrir des réalités assez différentes. En démocratie, le peuple apparaît sous trois figures distinctes : comme assemblée débattante, comme marché, ou comme foule. Chacune de ces trois figures détermine un certain type de relation que le pouvoir entretient avec lui. Je voudrais ici examiner la manière dont Emmanuel Macron a gouverné et s’est rapporté au peuple en espérant que cela jettera quelque lumière sur les raisons de son échec.

La première figure du peuple est celle de l’assemblée débattante.  C’est celle qui, dans notre culture politique, est dotée de la plus forte légitimité. Le peuple est ici envisagé en tant qu’association d’individus raisonnables et, au-delà de leurs particularités personnelles, soucieux du bien commun. Chacun reconnaît réciproquement à l’autre le droit de le convaincre en vertu de leur même participation à l’intérêt général et d’un sens commun qui permet d’en parler ensemble. La principale limite de cette démocratie grassroot d’un peuple d’égaux raisonnables est la taille des communautés. Dès qu’elles s’accroissent, elles exigent qu’on délègue sa parole à un tiers, lequel, par le fait même de cette délégation, se voit promu au rang d’élite spécialisée. Paradoxalement cet éloignement inévitable entre le citoyen et la décision publique dans les démocraties développées n’a fait que renforcer en leur sein la légitimité de cette figure du peuple débattant, comme modèle idéal mais difficilement praticable.

Emmanuel Macron en était bien conscient lorsque, dans ses premiers pas vers la présidence, il renoua avec cette inspiration d’une démocratie qui (re)donne la parole à ses citoyens. Se souvient-on encore des 130 000 marcheurs de la première campagne de 2017 ? Gens ordinaires, éloignés de l’activisme politique, qui parcouraient le pays à la rencontre d’autres « vrais gens » afin d’élaborer ensemble le programme du futur président. Ils recueillirent une parole citoyenne que des historiens du futur exploiteront peut-être un jour, mais dont le candidat une fois devenu Président ne fit aucun usage. Emmanuel Macron recourut une fois encore à cette même figure du peuple débattant quand en 2019, après la crise des Gilets Jaunes, il organisa un « grand débat national » dont l’objectif n’était rien de moins que de « redonner la parole aux Français sur l’élaboration des politiques publiques qui les concernent ». Ce même grand débat se prolongera, toujours dans le même esprit, en une « convention citoyenne sur le climat » ; et l’un comme l’autre ne donneront lieu à aucune décision significative. De manière très emblématique, au moment de la restitution définitive du Grand Débat, le Président choisira d’y substituer une allocution « mémorielle » sur la reconstruction de Notre Dame de Paris après son incendie.

Emmanuel Macron a agi sur cette question de la démocratie débattante, comme s’il n’y croyait pas. Il a bien vu que le principe de redonner la parole au peuple avait une forte légitimité. Aussi s’en est-il servi comme d’un instrument pour conquérir le pouvoir ou sortir d’une crise, mais il ne l’a jamais pris au sérieux. Il a ainsi entretenu un faux espoir sur la capacité d’une démocratie moderne à organiser la prise de parole du peuple et à faire entendre sa voix au pouvoir. Susciter un tel espoir pour mieux le décevoir ne peut avoir que des effets destructeurs sur la confiance que les citoyens ont dans les institutions de la démocratie libérale et dans la parole de ceux qui en assurent la direction.

Une autre figure du peuple en démocratie est le marché. Le peuple est ici envisagé comme un ensemble de consommateurs de biens spéciaux (des droits et des protections) définis par leurs préférences. La souveraineté du peuple devient alors celle d’un client roi qui consent au pouvoir comme un consommateur fait confiance à une marque commerciale quand il lui achète un bien. Partant de la considération de son bien-être et du calcul de son utilité personnelle, le consommateur citoyen détermine ses choix, ses préférences et les formes de sa participation politique. Les différenciations politiques reflètent ainsi la différence des conditions et des intérêts personnels de chacun et s’organisent à la manière des segments d’un marché. Chacun choisit l’offre politique qui correspond le mieux à sa demande ou ses intérêts.

En écho à cette représentation du peuple comme un marché de consommateurs, se dessine celle du Prince comme manager. Sa tâche est de proposer sur le marché politique une offre capable de convaincre les segments les plus importants de celui-ci. Une fois au pouvoir, il s’y maintient en faisant fonctionner la machine de l’État de la manière la plus efficace au regard de la demande des différents segments qui composent le peuple.  Le Prince-manager, tel un ingénieur ou un économiste, gère des contraintes, optimise des ressources afin de satisfaire l’exigence de ses citoyens-clients. Entre deux élections où ils renouvelleront leur abonnement, les sondages lui permettent de mesure la satisfaction de ses clients. La voix du peuple devient ainsi une variable parmi d’autres contraintes que le manager doit optimiser.

De ce point de vue de la gestion technocratique du marché politique, le bilan d’Emmanuel Macron est loin d’être mauvais. Par delà les différentes réformes qu’il a initiées, il a surtout pu faire la démonstration de son excellence dans la gestion des crises qui se sont succédées lors de son premier mandat, notamment celle du Covid et dans une moindre mesure celle des Gilets Jaunes. Si le technocrate brille dans ce type de crises,  c’est parce que les enjeux y sont de court terme, et que leur traitement exige une parfaite maîtrise des rouages de l’Etat. La virtuosité du Prince tient ici dans la mobilisation des bonnes ressources, la rapidité de l’exécution, et le souci du détail. Macron fit en ces occasions preuve d’une indéniable maestria.

Mais si cette gestion technocratique du politique a le mérite de l’efficacité, elle a pour corollaire de ne guère laisser de place à la discussion.  Le manager décide, comme l’ingénieur, non pas en fonction de ses valeurs ou de ses opinions mais à partir des nécessités du réel. Il est comme le médecin qui sait par sa science médicale ce qui est bon pour son malade et n’a guère besoin de son avis pour le soigner. Tout au plus tâchera-t-il de faire œuvre de persuasion si la cure exige la collaboration du patient. Après tout, n’est-ce pas ainsi que sont gouvernés, non sans succès, de grands pays comme la Chine dans lesquels on se passe sans difficulté de l’avis du peuple dans la conduite des affaires publiques ?

Mais ce qui peut se justifier dans les situations d’urgence ne peut valoir pour la gestion des affaires courantes d’une démocratie comme le montre l’exemple des négociations avec les partenaires sociaux sur les retraites.  Le principal effet de la manière technocratique du gouvernement fut de susciter une opposition opiniâtre à la réforme qu’il aurait pu s’éviter, notamment celle de la CFDT et de son secrétaire général. Emmanuel Macron laissera le souvenir d’un excellent manager en même temps que d’un politique peu ouvert à d’autres idées que les siennes. Imputer cela à son idiosyncrasie personnelle est un argument facile et invérifiable. On peut plus raisonnablement considérer cette fermeture à la discussion démocratique comme le symptôme de l’hypertrophie de sa culture technocratique et financière.

La troisième figure du peuple en démocratie est celle de la foule : le rassemblement compact d’individus autour d’une idée, parfois d’un chef ou le plus souvent contre un ennemi. La foule est la forme de peuple que préfèrent les systèmes totalitaires, mais elle n’est pas incompatible avec la démocratie. La différence est ici que les démocraties en tolèrent plusieurs, quand les totalitarismes ne veulent en voir qu’une seule. La foule a deux caractères principaux. Le premier est son nombre ; ce qui justifie la foule, c’est d’abord qu’elle fait masse, qu’elle pèse. On le constate dans cette expression typique de la foule qu’est la manifestation : elle est réussie quand elle est nombreuse. Le second caractère de la foule est l’émotion partagée par laquelle elle tient ensemble. Cette émotion est suscitée par la vision d’un destin collectif qui dépasse ce que chacun pourrait espérer atteindre par lui-même : une histoire commune, une rédemption collective. Certes, les foules ne sont plus dans nos démocraties modernes ce qu’elles furent au XX° siècle, mais elles n’ont pas perdu toute leur pertinence en démocratie. Elles correspondent d’abord à un besoin social, sinon politique : les individus aiment la foule comme on peut en juger par les affluences aux stades pour des rencontres sportives ou des shows de rockstars. Mais elles sont également une expression du peuple qui intéresse encore les politiques, comme en témoigne leur obstination un peu désuète à organiser des meetings où ils pourront s’adresser en forçant leur voix à une foule agitant des drapeaux. Car avec la foule vient son chef.

Il ne fait guère de doute qu’Emmanuel Macron se soit rêvé en leader charismatique guidant son peuple. Cela apparut dès le soir de sa première élection quand, après une campagne dont le thème central avait été la nécessaire participation du peuple à la décision publique, on découvrit avec surprise un homme seul traversant dans une lenteur solennelle la cour carrée du Louvre, allant vers son destin et une foule qui l’attendait sur fond de perspective élyséenne. Il a depuis, et en maints endroits, revendiqué une pratique « verticale » ou « jupitérienne » du pouvoir, que justifierait une nostalgie profonde du peuple français pour son roi décapité. La difficulté de cet exercice est que n’est pas César qui veut. Il y faut, au-delà de l’ambition et du charisme personnel, certaines conditions[1] qu’on ne retrouve pas avec Emmanuel Macron. La première est que la foule a besoin que son chef porte un récit historique enthousiasmant. Or nous sommes orphelins de ces grands mythes qui structuraient naguère notre imaginaire politique. Il faut également que César lui-même ait fait l’épreuve personnelle du tragique de l’Histoire. C’est pourquoi, comme le montre Gérard Grunberg, les aspirants au rôle d’homme providentiel sont souvent des militaires qui ont connu le feu. Une carrière de premier de la classe, même la plus brillante, ne saurait valoir pour la prise du pont d’Arcole. Emmanuel Macron a tenté avec constance d’inscrire son passage au pouvoir dans la grande Histoire de France, ainsi qu’en témoigne les nombreux événements « mémoriels » qui ont ponctué ses mandats. Mais il fallait encore, pour que la foule le reconnaisse comme son chef, qu’il puisse lui montrer l’Histoire à venir et qu’il était taillé pour s’y mesurer. Il n’est pas sûr qu’il y soit parvenu.

Ainsi aux trois formes sous laquelle le peuple se présente en démocratie, comme débat, comme marché et comme foule, Emmanuel Macron aura à chaque fois présenté une proposition politique décevante. Il a promis au peuple d’organiser les conditions de sa prise de parole et de sa participation à la décision publique, mais il ne s’est guère donné les moyens de tenir sa promesse. Il a géré non sans talent le marché politique, mais trop sûr de l’excellence de son service, il a pensé que ses résultats parleraient d’eux-mêmes et n’a pas tenu compte de ce que d’autres acteurs de ce même marché, notamment ceux qui sont au contact du client final, avaient à lui dire. Enfin il s’est rêvé en chef charismatique dans une époque qui n’en a plus besoin et où l’espèce a disparu. Faut-il vraiment s’étonner si le peuple, quelle que soit la forme sous laquelle on l’envisage, se sente si mal représenté ?

La démocratie libérale est une chose fragile, elle est aujourd’hui abîmée. Emmanuel Macron ne porte pas seul la responsabilité de cette dégradation, mais il l’aura finalement assez mal défendue contre ses ennemis. Ils sont aujourd’hui à ses portes, et seront demain installés au cœur de ses institutions. Il nous appartient de tirer les leçons de cet échec et d’inventer les lieux et les idées qui permettront de faire vivre la démocratie pendant et après l’orage.

 

[1]     Voir Gérard Grunberg, La République et les Sauveurs, Paris Calmann-Lévy, 2022.