Gare à la trumpisation des esprits! edit

En même temps qu’il fait courir à l’humanité le risque d’une catastrophe économique, l’avènement du trumpisme à la direction de la première puissance de la planète donne une extension nouvelle à la déstabilisation de l’État de droit. En multipliant les décrets présidentiels (« ordres exécutifs » dans le vocabulaire constitutionnel américain) et en ignorant les jugements qui déclarent nombre d’entre eux contraires à la législation existante, Trump use sans retenue d’un arbitraire tyrannique opposé aux libertés fondamentales.
Depuis Aristote, au quatrième siècle avant Jésus-Christ, l’enchaînement démocratie-tyrannie, résultant de la révolte du peuple contre un gouvernement des meilleurs qui ne respecte pas ses intérêts, est bien connu des penseurs politiques. Il y a un siècle, le totalitarisme était à la fois inventé et mis en œuvre par les appareils d’État dont le communisme et le fascisme s’étaient emparés en Europe. Aujourd’hui, la tyrannie, portée par le nationalisme en Russie, en Chine, en Turquie, en Hongrie, en Israël, trouve une sorte de consécration dans son triomphe aux États-Unis, dont l’histoire était jusqu’alors celle de combats, incertains et difficiles, mais toujours conclus par des progrès de la démocratie et du droit.
La façon dont a été reçu le jugement condamnant Marine Le Pen et son parti pour le détournement de plus de 4 millions d’euros de fonds publics entre 2004 et 2016 donne à réfléchir. Outre, naturellement, les condamnés eux-mêmes et leurs alliés, il s’est trouvé, en France et hors de France, des responsables politiques et des commentateurs pour reprocher au tribunal correctionnel de Paris d’avoir, entre autres décisions, imposé à Mme Le Pen l’exécution provisoire d’une peine de cinq ans d’inéligibilité. Il y aurait là une ingérence inadmissible de l’autorité judiciaire dans l’ordre politique.
Gouvernement des juges
On connaît depuis très longtemps cette rhétorique d’élus convaincus de corruption, de détournement de fonds publics ou d’abus de biens sociaux, qui accusent alors les juges de contrarier ou d’entraver le libre choix de leurs représentants ou de leurs dirigeants par les citoyens. Avant d’entrer dans la discussion de cette nouvelle invocation de la menace d’un gouvernement des juges, il faut s’intéresser de près à l’argumentation du jugement tendu le 31 mars.
L’exécution provisoire de la peine d’inéligibilité y est justifiée par deux considérations : le risque de récidive et le trouble à l’ordre public qu’entraînerait la non-exécution de cette peine par suite des recours suspensifs dont le jugement peut être l’objet. Le risque de récidive ne dépend pas des conditions matérielles du délit ou du crime, mais de l’attitude de son auteur. Si celui-ci nie que les faits qui lui sont reprochés soient répréhensibles, il est prêt à refaire la même chose quand l’occasion lui en sera donnée. Or l’ex présidente du Front national et ses coprévenus n’ont cessé d’affirmer, pendant les huit années de procédure, qu’ils n’avaient commis aucune faute, que la réglementation du Parlement européen était abusive et que les décisions rendues en réponse à leurs demandes par les instances judiciaires françaises étaient erronées.
Aussi le tribunal juge-t-il que « l’existence de mandats en cours de même que les prétentions à briguer de tels mandats sont de nature à laisser persister un risque d’utilisation frauduleuse des deniers publics que les intéressés seraient amenés à percevoir, détenir, octroyer ou utiliser dans le cadre des dits mandats ». Dans les mandats qu’elles exercent ou dans ceux auxquels elles pourraient être élues, les personnes condamnées, puisqu’elles estiment avoir usé à bon droit des fonds mis à leur disposition par le Parlement européen, pourraient s’affranchir pareillement de toute règle relative à l’emploi des crédits qui leur seraient alloués. Par exemple, Mme Le Pen, si elle était candidate à l’élection présidentielle, pourrait ignorer les dispositions relatives aux dépenses de campagne et à leur remboursement par l’État.
La justice peut-elle se dédire ?
Le second motif exposé par le tribunal correctionnel de Paris pour assortir la peine d'inéligibilité d’une exécution provisoire, c’est-à-dire immédiate, est le souci de l’ordre public. Il estime en effet que si l’inéligibilité était suspendue, comme les autres peines prononcées, par l’appel et/ou le pourvoi en cassation des condamnés, une personne condamnée pour détournement de fonds publics pourrait être candidate, voire élue à un mandat, malgré cette inéligibilité en suspens et bien que la cour d’appel et/ou la Cour de cassation puissent ensuite confirmer cette peine. Ce serait là un désordre, rendant douteuse la fiabilité des institutions censées assurer les droits de chacun.
L’exécution provisoire de la peine de cinq ans d’inéligibilité prononcée contre la députée du Pas-de-Calais l’empêche, à ce jour, de se considérer et d’être considérée comme candidate à l’élection présidentielle en 2027. La Cour d’appel de Paris, dont l’arrêt est annoncé pour l’été 2026, devra décider de confirmer la peine ou de la réduire, par exemple, à la durée qui en sera accomplie en mars 2027, date à laquelle le Conseil constitutionnel validera les candidatures présentées par cinq cents maires. L’exécution en ayant commencé au prononcé du jugement, le 31 mars dernier, cette peine serait ramenée alors à deux ans. On ne pourrait y voir qu’un désaveu du tribunal correctionnel, celui-ci ayant estimé que la gravité des irrégularités commises ou ordonnées par Mme Le Pen en tant que députée européenne à partir de 2004, puis à la direction du parti, puis comme présidente de celui-ci en 2011, méritaient une peine d’inéligibilité bien plus lourde.
En outre, le tribunal a aussi condamné la députée du Pas-de-Calais à quatre ans de prison, dont deux ferme, et à 100 000 euros d’amende. Ces peines seront-elles diminuées en appel ou deviendront-elles effectives dès l’épuisement des recours ? La candidate nationaliste à la présidence de la République devra-t-elle faire campagne avec, à la cheville, un disgracieux bracelet électronique ? L’appel du Rassemblement national pour un rassemblement place Vauban, à Paris, dimanche 6 avril, ayant fait un bide, comme on dit d’un spectacle, il est permis de penser que les partisans de Mme Le Pen n’ont guère d’illusions sur ses chances de pouvoir tenter encore une fois d’entrer à l’Élysée.
Comme toujours en pareil cas, la question posée est de savoir si un élu doit bénéficier d’un traitement différent de celui d’un simple citoyen quand il a affaire à la justice. Rappelons que l’on n’a affaire à l’autorité judiciaire que si celle-ci, après enquête, retient contre vous des charges, et que l’on n’est condamné que si la procédure a établi les faits. Huit ans de procédure, s’ajoutant aux deux ans d’enquête de l’Office européen de lutte anti-fraude et dont la durée résulte en partie des actes demandés par les prévenus, ont permis de démontrer la réalité du détournement de fonds publics, dont ils contestent d’ailleurs la qualification, pas la matérialité. Dans ces conditions, pourquoi Mme Le Pen échapperait-elle à l’inéligibilité, elle qui la réclamait « à vie » pour les élus convaincus de malversations ?
Le juge et le citoyen
La justice outrepasse-t-elle sa fonction si elle prononce une condamnation ayant pour conséquence de destituer un élu ou de disqualifier un candidat à l’élection ? Le conflit entre les juges et les politiques est devenu un des faits caractéristiques de l’époque, depuis trente ans en Italie (opération « Mains propres ») et en France (affaires du financement du Parti socialiste et du Rassemblement pour la République), en Allemagne (caisses noires du parti chrétien-démocrate), en Espagne (scandales du Parti socialiste et du Parti populaire), plus récemment au Royaume-Uni (dépenses des membres du Parlement), au Brésil (affaire Petrobras), dans trois pays d’Afrique (affaire des « biens mal acquis »). En Pologne naguère sous le règne du parti Droit et Justice, en Hongrie et en Israël toujours avec Viktor Orban et Benyamin Netanyahu, le pouvoir exécutif et sa majorité parlementaire ont entrepris de faire reculer le contrôle des organes judiciaires sur leurs actes.
Or ce contrôle de légalité, loin de réduire les droits des citoyens, en est au contraire la garantie. Face aux décisions prises par un pouvoir issu d’une élection régulière, il appartient à l’autorité judiciaire et au juge constitutionnel d’assurer l’ensemble des citoyens que les principes en vertu desquels leur obéissance est requise sont bien respectés. L’égalité devant la loi est évidemment un de ces principes. S’il est normal, par exemple, de suspendre un agent de la force publique condamné pour violences, sans attendre que sa condamnation soit définitive, il l’est tout autant d’interdire à un élu condamné pour malversation de briguer un nouveau mandat.
Les blâmes décernés à la justice française par Vladimir Poutine, Viktor Orban et Donald Trump devraient faire réfléchir les responsables politiques qui, à commencer par le premier ministre, ont critiqué la décision des juges, alimentant ainsi, ouvertement ou en sous-main, l’accusation contre eux de « faire de la politique ». Certains de ces responsables se sont avisés du danger qu’il y avait à rendre ainsi suspecte une sentence judiciaire, mais d’autres, ainsi que des journalistes, ont persisté à considérer que la justice doit s’arrêter à la porte du bureau de vote.
Cet indice d’une trumpisation des esprits montre que la démocratie véritable, inséparable de l’État de droit, est redevenue fragile dans la partie du monde qui prétend pourtant la défendre. Aussi la décision du tribunal correctionnel de Paris n’est-elle pas seulement fondée en droit, ce qui est bien le moins. Elle est politiquement opportune.
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