Les hommes sont-ils violents? edit
L’affaire des viols de Mazan a donné lieu à de nombreuses réactions et prises de position, notamment sur la question de la « masculinité ». Parmi elles, Libération a publié le 21 septembre[1] une curieuse tribune cosignée par 200 hommes. Cette tribune s’apparente à une sorte d’acte de contrition collective, suggérant que tous les hommes sont coresponsables des atrocités commises par Dominique Pelicot. « Dire ‘tous les hommes’, écrit l’auteur de la Tribune, c’est parler de violences systémiques perpétrées par tous les hommes, parce que tous les hommes, sans exception, bénéficient d’un système qui domine les femmes. » Tous les hommes sont-ils coupables ?
Une telle assertion est évidemment absurde ; d’abord parce que, dans une certaine mesure, elle exonère ceux qui ont réellement commis des crimes – comme ceux de Mazan – de leur responsabilité individuelle. Après tout, si c’est le « système » qui conduit à cela, ceux qui en sont les instruments peuvent-ils véritablement être mis en cause en tant que personnes ? D’autre part, comment mettre sur le même plan ceux qui ont commis des crimes et ceux qui n’en ont pas commis, du seul fait de leur appartenance au même groupe social ? Cela reviendrait, par exemple, à considérer que tous les Allemands sont responsables des crimes du nazisme, même ceux qui les ont combattus, parfois au prix de leur vie. Il n’y a pas de responsabilité collective, même si, bien sûr, il peut y avoir des causes collectives. Mais, à ce titre, parler de « système de domination » est beaucoup trop vague et n’apporte aucune véritable explication.
Pour tenter de démêler les causes qui seraient à l’origine de la « violence masculine », il faut revenir aux faits, à ce que nous en disent les travaux historiques, anthropologiques, sociologiques et statistiques. En premier lieu, il faut répondre à la question de savoir si la sur-violence masculine est un fait avéré.
La réponse à cette question est clairement positive comme le montrent les travaux de l’INSEE sur le sujet[2]. L’enquête Cadre de vie et sécurité, une enquête de victimation (qui vise à connaître les faits de délinquance dont les ménages et leurs membres ont pu être victimes dans les mois précédant le passage de l'enquêteur), montre que les femmes sont très majoritairement (à 72%), les principales victimes des violences conjugales (violences physiques et/ou sexuelles exercées par le conjoint ou l’ex-conjoint) : 213 000 victimes féminines sur un total de 295 000. Le recensement fait par les forces de police montre un taux encore plus élevé de violences conjugales dont les femmes sont victimes (87%). Toujours selon les statistiques des forces de police, en 2020, sur les 125 cas de mort violente au sein des couples, 102 sont des femmes.
Quant aux violences strictement sexuelles (viols, tentatives de viol et attouchements sexuels), la même enquête Cadre de vie et sécurité montre, sur la période 2016-2018, que les 294 000 victimes annuelles sont à 81% des femmes, et très souvent de jeunes femmes. Dans 28% des cas le conjoint ou l’ex-conjoint est l’auteur de ces violences.
Il n’y a donc pas de doute : tout en gardant évidemment à l’esprit que les hommes violents ne représentent qu’une petite minorité de la population masculine, la sur-violence masculine, notamment celle qui s’exerce à l’encontre des femmes est un fait avéré. Mais d’où vient cette violence ? Est-elle universelle ? A-t-elle toujours existé ? Diminue-t-elle ou augmente-t-elle ? Pour tenter d’apporter des éléments de réponse, on peut s’appuyer sur les travaux de Steven Pinker, un psychologue américain de Harvard, qui a écrit un livre princeps sur la question[3]. Son ouvrage rassemble un nombre considérable de données et de recherches de toute nature sur la question de la violence.
La sur-violence masculine est-elle universelle?
La réponse à cette question est elle aussi clairement positive. Les travaux rassemblés par Pinker montrent que dans toutes les sociétés la violence est principalement commise par les hommes : « Dès leurs jeunes années, le garçons jouent à des jeux plus violents que les filles, ont plus de fantasmes violents, consomment plus de divertissements violents, commettent la grande majorité des crimes violents, savourent davantage les punitions qu’ils infligent et les représailles auxquelles ils se livrent, votent davantage pour des politiques belliqueuses et les dirigeants qui les incarnent, et planifient et exécutent presque toutes les guerres et tous les génocides » (Pinker, p. 879).
Les travaux des primatologues ont montré que les chimpanzés mâles sont extraordinairement violents entre eux : ils mènent des razzias pour éliminer les mâles concurrents et leur descendance, s’approprier le terrain conquis, monopoliser l’accès à la nourriture sur le territoire et absorber les femelles du groupe vaincu. Il n’y a pas de preuve qu’humains et chimpanzés descendent d’un ancêtre commun mais de fortes présomptions vont dans ce sens[4] et pour Pinker qui se situe dans une perspective de psychologie évolutionniste, « l’hypothèse selon laquelle la concurrence violente entre les hommes accompagne de longue date l’histoire de notre lignée évolutive » sort renforcée de cette série de travaux des primatologues et des paléoanthopologues. Chez les primates qui nous sont le plus apparentés, le contrôle des femelles est une des causes importantes des violences exercées par les mâles.
Le contrôle de la liberté sexuelle des femmes est également une caractéristique des sociétés humaines jusqu’à une époque récente. Deux chercheurs[5] cités par Steven Pinker ont documenté le fait que les lois traditionnelles à travers le monde considèrent les femmes comme la propriété de leur père et de leur mari. Dans cette acception, le viol n’est pas considéré comme une atteinte physique et morale à la femme elle-même, mais comme un accaparement illicite d’un bien appartenant au mari. Dans ce registre également, le viol conjugal n’a aucun sens puisqu’on ne peut voler ce qui vous appartient. Selon Pinker, si cette idée assimilant l’épouse à un bien mobilier a été progressivement abandonnée dès la fin du Moyen-Age, on en trouve encore beaucoup de traces dans les lois, les coutumes et les conceptions ordinaires des rapports entre hommes et femmes. A ce sujet, Pinker cite une expérience assez fascinante réalisée par deux psychologues sociaux en 1974. L’expérience consistait à étudier la réaction d’étudiants auxquels on avait donné un questionnaire à remplir et qui entendaient à proximité une violente dispute entre un homme et une femme. L’expérience était fondée sur deux scénarios distincts : dans le premier les échanges entre les partenaires indiquaient clairement qu’ils étaient conjoints, tandis que dans le second il était clair qu’ils étaient étrangers l’un l’autre. Dans le scénario des « inconnus », deux tiers des étudiants décidèrent d’intervenir, tandis que dans celui des « mariés » ce ne fut le cas que de moins d’un cinquième. Pour expliquer leur inaction, les étudiants dirent simplement que « cela ne les regardait pas ».
La conception de la femme comme propriété masculine apparaît de manière très claire dans les justifications avancées par certains accusés des viols de Mazan. L'un des mis en cause, Adrien L., estime ainsi que, «si le mari est présent, ce n'est pas un viol ». Un autre, Simon M. : « c'est sa femme, il fait ce qu'il veut avec ». Un troisième, Redouane A. n’estime pas avoir commis de viol dans la mesure où « son mari avait donné son accord ». Redouane E., infirmier, ne comprend pas pourquoi on le traite comme un criminel, alors que Dominique Pelicot lui a simplement « offert » son épouse. Et il poursuit : « Je ne savais pas que je commettais un viol dans la mesure où c'était le mari qui me disait quoi faire »[6]. On retrouve exactement la même logique que celle évoquée dans le paragraphe précédent : puisque le mari leur avait offert sa femme, il ne pouvait y avoir viol.
Dans de nombreuses espèces les mâles cherchent à contrôler les femelles pour éviter que des concurrents s’en emparent. Les sociétés humaines ont longtemps fonctionné selon ce même principe de contrôle de la liberté sexuelle des femmes et la violence domestique en est souvent une des conséquences. Dans certaines sociétés, cette forme de « surveillance du partenaire » est codifiée et se traduit par des pratiques comme le port du voile, la séparation des sexes ou les mutilations génitales féminines.
La sur-violence masculine est-elle durable ?
Elle est toujours présente, on l’a vu au début de ce papier, mais elle a considérablement régressé sur le long terme. Steven Pinker apporte des données et des statistiques très convaincantes à ce sujet. Tout d’abord, la violence en général s’est très fortement réduite : selon des données de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, le taux d’homicide national médian en 2004 pour l’ensemble des pays du monde était de 6 pour 100 000 et par an, très loin des taux à trois chiffres estimés pour les sociétés préétatiques ou les taux à deux chiffres pour l’Europe du Moyen-Age.
La violence masculine qui est une des composantes principales de la violence globale a donc elle aussi fortement diminué. Même aux Etats-Unis, un pays beaucoup plus violent que l’Europe, les viols et les homicides ont nettement régressé. En 2008, le taux d’homicide ne représentait plus que 57% de son niveau de 1973 et le taux de viols était tombé à 20% de ce niveau. Les violences domestiques sont également beaucoup moins tolérées. Pinker cite l’étude suivante : en 1987 seulement la moitié des Américains jugeaient inacceptable qu’un homme batte sa femme avec une ceinture ou une canne ; dix ans plus tard c’était le cas de 86%.
Finalement, Pinker est convaincu (et il nous convint) du déclin de la violence contre les femmes en Occident « favorisé par l’état d’esprit humaniste qui élève les droits des individus au-dessus des traditions de la communauté, et qui embrasse de plus en plus la perspective des femmes ». Il reste néanmoins bien des traces de l’ancien monde, comme le montre le viol de Mazan et la réaction de bon nombre de ses auteurs.
Pour finir, il faut revenir à l’interprétation du viol comme une forme de domination qui profite à tous les hommes et dont tous les hommes sont coupables, thèse qui est à la base de la tribune de Libération. Comme le dit Pinker, il s’agit de l’idéologie politiquement correcte du viol, c’est-à-dire d’un acte qui n’aurait « rien à voir avec le sexe, et tout à voir avec le pouvoir ». Mais tout ce qui a été évoqué dans cet article montre le contraire, le viol a tout à voir avec le sexe : il est le résultat, lorsque certaines conditions sont réunies, soit dans le tempérament des auteurs soit dans le contexte (des guerres ou des pogroms), d’un abaissement radical des barrières pour accéder au sexe, barrières que les hommes cherchent habituellement à surmonter par d’autres moyens (la séduction, le mariage, la prostitution). Heureusement les rôles sexuels se sont rééquilibrés et rendent moins probables les violences sexuelles contre les femmes qu’elles ne l’étaient autrefois, même si elles restent beaucoup trop nombreuses et sont loin d’être éradiquées.
L’évolution des sociétés contemporaines que Pinker décrit comme un mouvement de féminisation, « une prise de distance avec une culture de l’honneur viril […] et la glorification des vertus guerrières », contribue à pacifier les relations entre les sexes. Cette évolution rend de moins en moins moralement justifiée et admise l’idée d’un homme violent et prédateur. Malgré des événements spectaculaires comme les viols de Mazan, qui frappent l’opinion, les actes violents qui découlent de ces idées semblent voués à refluer. Il y a une longue histoire de la violence masculine dont certains linéaments ont été présentés ici, mais celle-ci est sur le déclin et ne peut pas, ou ne peut plus, être présentée, comme le font certaines féministes, comme un trait systémique et indépassable de la masculinité.
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[1] « Procès des viols de Mazan : plus de 200 hommes signent une feuille de route contre la domination masculine », Libération, 21 septembre 2024.
[2] INSEE Références, édition 2022, Vue d’ensemble – Femmes et hommes : une lente décrue des inégalités. Encadré 2, Les femmes premières victimes des violences conjugales
[3] Steven Pinker, La Part de l’ange en nous. Histoire de la violence et de son déclin, Les Arènes, 2017
[4] Des primatologues comme Frans de Waal pensent que l’ancêtre commun des humains et des chimpanzés pourrait avoir plus ressemblé aux bonobos, une espèce beaucoup plus pacifique, qu’aux chimpanzés communs. La violence opposant des groups de mâles aurait alors des racines beaucoup moins profondes dans l’histoire évolutionnaire de l’homme. Dans son livre, Steve Pinker conteste cette thèse : voir les développements pages 70-73. Le débat reste bien sûr ouvert.
[5] Margo Wilson & Martin Daly, “The Man Who Mistook His Wife for a Chattel”, in J.H. Barkow, L. Cosmides, J. Tooby (eds), The Adapted Mind. Evolutionary psychology and the generation of culture, Oxford University Press, 1992.
[6] Citations extraites d’un article du Figaro du 11 septembre 2024, « Père de famille, infirmier, chauffeur routier ou pompier : qui sont les 50 accusés des viols de Mazan, recrutés par Dominique Pelicot ? »