La Sécu d’aujourd’hui telle qu’envisagée il y a deux décennies edit
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Expert éminent du système de protection sociale français, Didier Tabuteau imaginait, au milieu de la première décennie du millénaire, un scénario catastrophe pour le système de santé français. Alors que la Sécu fête, en 2025, ses 80 ans, on peut relire avec intérêt la « lettre à la génération 2025 » rédigée par notre expert, devenu vice-président du Conseil d’État.
L’avenir de la Sécu – entendons l’assurance maladie – est un de ces « vrais sujets » comme on aime à le dire dans les ministères et sur les plateaux. Grand spécialiste du domaine, Didier Tabuteau proposait dans un petit ouvrage[1], issu d’une conférence donnée à Lille fin 2007, un exercice original. Il se plaçait en 2025 pour décrire le système qui aurait été mécaniquement issu des tendances qu’il repérait et déplorait. Cette démarche permet de revenir sur les perspectives d’un modèle, plus précisément sur les perspectives telles qu’elles se discernaient il y a vingt ans. Complétons donc, deux décennies plus tard, la « narration utopique » par un exercice rapide de rétroprospective.
Le tableau de Didier Tabuteau pour 2025 n’était pas reluisant. Il imaginait des dépenses de santé représentant plus de 14% du PIB, contre environ 11% quand il écrivait. En l’espèce, la dépense courante de santé au sens international tourne ces dernières années autour de 12% du PIB. Il y a eu augmentation, mais pas dans les proportions qui pouvaient être suggérées. Si l’on prend un agrégat plus restreint, celui de la consommation de soins et de biens médicaux dans le PIB, il est passé en vingt ans, de 8 % à 9 % du PIB.
Mais ce n’est pas au titre des données, projetées et observées, que le propos de Tabuteau importe.
Dans son tableau pour 2025, le quart de la population n’aurait pas été couvert ou l’aurait été très mal. Cela n’est pas le cas car ce que l’expert pouvait redouter n’a pas eu lieu. Mais il ne fait pas œuvre de pythie pour annoncer l’avenir. Il se penchait sur ce qui risquait d’advenir et contre quoi il fallait réviser le système. Dans ce qu’il réfléchissait et projetait, il y a vingt ans, l’expert imaginait qu’une réforme, qu’il datait de 2013 (donc dans les cinq ans qui suivent son ouvrage), dualiserait intégralement la médecine de ville : des « cabinets solidaires » appliqueraient les tarifs négociés avec la Sécu, des « cabinets sélectifs » pratiqueraient des honoraires libres. Entièrement privatisés cinq ans plus tard, en 2018, des Réseaux hospitaliers régionaux (RHR) assureraient les soins les plus lourds. Les laboratoires pharmaceutiques gèreraient les traitements individuels des patients, préparés notamment à partir de leurs cellules…
Avec humour, Tabuteau s’amuse de sigles et d’acronymes qui se développeraient (la T2A – désignant encore aujourd’hui la tarification à l’activité – serait devenue T4A puis T8A) ou qui seraient créés (c’est le cas des « FRIC », filières rationalisées et interdisciplinaires de consultation, établies, dans l’imagination du conseiller d’État, en 2018).
Le scénario, provoquant, pas forcément fantasmatique mais pas inéluctable, de Tabuteau tenait en cinq pages denses et vives. Il autorisait l’auteur à camper le problème et à revenir sur les termes de la prospective. Il abordait de la sorte quatre facteurs d’analyse : épidémiologiques, médicaux, sociaux et économiques.
En termes épidémiologiques, les risques sanitaires allaient forcer à revoir les équilibres entre liberté et sécurité en matière de santé. Et ils forcent encore ! Quelles justes contraintes de quarantaine pour les personnes atteintes des nouvelles grippes ? Voici une question explicitement posée par Tabuteau, plus de dix ans avant la crise Covid. Toujours en termes épidémiologiques, se pose de manière nouvelle la question des inégalités. On observe en effet que les prescriptions et les politiques de prévention sur le registre alimentaire ont plus d’impact sur les riches que sur les défavorisés. Dans un monde riche où pour la première fois dans l’histoire de l’humanité les aisés sont plus minces que les pauvres il faut certainement revisiter les modalités et principes de la lutte contre les inégalités. Et Tabuteau de regretter l’absence, parmi les cent objectifs de santé publique retenus en annexe de la loi de 2004, d’une quantification de celui concernant la réduction des inégalités sociales. Enfin, toujours sur ce plan épidémiologique, l’effacement des frontières est maintenant évident pour la sécurité sanitaire. Aussi, dans une formule claire, Tabuteau souligne « alors, que l’on soit altruiste ou égoïste, il faut choisir d’être solidaire ».
En termes de progrès médicaux, la génétique et ses capacités prédictives allaient bouleverser les habitudes et les métiers. Relevant que « l’avenir n’est pas souriant pour les hypocondriaques », Tabuteau indique que les médecins seront davantage appelés à être également les interlocuteurs des bien-portants tandis que l’assurance maladie glissera vers l’assurance santé, tout ceci accompagnant une individualisation des thérapeutiques. Dans ce mouvement d’un système de soins, vers un système de maîtrise des risques, les médecins devraient d’ailleurs voir rogner leur monopole d’exercice de la médecine, avec élargissement des compétences d’autres acteurs, en particulier les infirmiers.
En termes de demande sociale, Tabuteau pronostiquait une exigence accrue de transparence et, comme il aime à en parler, de « démocratie sanitaire »[2] pour mieux prendre en compte les droits des malades et des usagers. Il envisage ensuite, en lien avec les dynamiques démographiques, d’une part, le vieillissement de la population (qui s’accompagne d’une consommation accrue de soins), et, d’autre part, la pénurie annoncée des professionnels de santé (que personne n’a su déceler dans les années 1990). À relire ces pages, on ne peut qu’être frappé de l’exactitude de l’énoncé de problèmes effectivement absolument majeurs en 2025, et pour les années qui viennent.
En termes économiques, Tabuteau rappelait que la dépense de soins qui était de 3,5% du PIB en 1960 a quasiment triplé depuis. Il s’appuyait ensuite sur les prévisions établies par l’OCDE, estimant l’accroissement à venir de l’ordre d’un point de PIB par décennie d’ici 2050. Si l’on voulait conserver une couverture par l’assurance maladie, comme en 2005, à 75% de la dépense, cela aurait été près de 4% de PIB qu’il aurait fallu trouver, et ce dans un contexte déjà très réticent à l’idée d’augmenter les prélèvements obligatoires… Une deuxième hypothèse était de laisser ces taux de prélèvement constants et de laisser les charges supplémentaires à la charge des patients (et de leurs assurances complémentaires). Les pouvoirs publics ont joué sur ces tableaux, cherchant par ailleurs à toujours mieux maîtriser leur objectif national de dépenses d’assurance maladie.
Dans son scénario catastrophe, Tabuteau se faisait pessimiste (sinon son scénario n’aurait pas été catastrophique). Il dessinait donc, en prenant en considération ses quatre facteurs, une Sécu qui ne prendrait plus à sa charge que 50% des dépenses, probablement centrées sur l’hôpital et les maladies graves. D’où une potentielle prise en charge à 0 % de la médecine de ville. « Scénarios extrêmes sans doute, mais scénarios qui se décident aujourd’hui », notait Tabuteau, soulignant la nécessité de choix fondamentaux.
Si la catastrophe ébauchée ne s’est pas vérifiée, c’est, entre autres, parce que les pouvoirs publics ont cherché à adapter. Mais rien ne dit que, au regard des dettes et déficits accumulés, les difficultés et choix que projetait Tabuteau ne soient pas, en réalité, plus pressants… Pour tout dire, la Sécu va, en 2025, fêter ses 80 ans dans une ambiance et un cadre budgétaire bien plus serrés et préoccupants que pour ses 70 ans et ses 60 ans, passages décennaux réalisés déjà dans des contextes passablement inquiets.
Reste, au-delà du thème, tout l’intérêt de ce type d’ouvrage de prospective dystopique, raisonnant à partir d’extrapolations de tendances. Lorsqu’ils paraissent, ces livres intéressent et inquiètent. Lorsqu’ils se relisent, à la date de l’horizon qu’ils se donnent, ils frappent par la justesse des projections et des prévisions, qui toutes, heureusement, ne se réalisent pas.
Observons, pour finir, avec l’auteur qui l’écrivait donc il a près de vingt ans, que « le consumérisme médical, à des fins de confort, d’esthétique ou de performance, n’en est sans doute qu’à ses débuts ». Aura-t-il une fin ?
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[1] Didier Tabuteau, Dis, c’était quoi la Sécu ? Lettre à la génération 2025, La Tour d’Aigues, Editions de l’Aube, 2009.
[2]. Didier Tabuteau, Démocratie sanitaire. Les nouveaux défis de la politique de santé, Paris, Odile Jacob, 2013.