Eh oui, les jeunes sont heureux, mais… edit

10 mars 2025

L’INSEE le dit, les jeunes sont heureux et ils le sont plus que les adultes. Bonne nouvelle. Mais n’y a-t-il pas un fossé en train de s’élargir entre la jeunesse heureuse, certes majoritaire, et la jeunesse malheureuse ? Et le bonheur privé des jeunes ne se conjugue-t-il pas à un sentiment de « malheur public » qui affaiblit le sentiment d’appartenance à la société ?

Une récente publication de l’INSEE[1] vient confirmer ce que l’on sait depuis longtemps, mais que les médias trop souvent passent sous silence quand ils ne prétendent pas le contraire, la plus grande partie des jeunes se disent heureux. C’est le cas de 76% d’entre eux. De toutes les classes d’âge les jeunes sont d’ailleurs ceux qui se disent le plus souvent heureux. Dans la suite du cycle de vie, le sentiment de bonheur ne fait que décliner : 72% entre 30 et 44 ans, 62% entre 45 et 59 ans, très léger rebond entre 60 et 74 ans à 65%, chute à partir de 75 ans à 57%.

Ce résultat est d’autant plus remarquable que le sentiment de bonheur est fortement associé au niveau de vie[2] : seules 56% des personnes situées dans le premier quintile de niveau de vie se disent le plus souvent heureuses, contre 76% au-delà du 4e quintile ; or le niveau de vie des jeunes se situe bien sûr massivement dans le bas de la distribution. Donc, malgré un niveau de revenu en moyenne bien inférieur à celui des adultes, les jeunes se disent pourtant plus souvent heureux.

Dans l’expression de ce sentiment de bien-être et de satisfaction de la vie (les données sur ce point, mesurées à travers le positionnement sur une échelle de satisfaction de 1 à 10, vont dans le même sens), dans cet optimisme juvénile, il y a bien sûr un effet d’âge : être jeune, c’est être ouvert à toutes les potentialités, professionnelles, amoureuses, amicales et beaucoup d’autres encore, que peut offrir la vie future. Une personne âgée a sa vie derrière elle et ne peut plus espérer en modifier le cours. Cela ne veut pas dire que cet optimisme est partagé également par tous les jeunes : tous ne débutent pas dans la vie, évidemment, avec les mêmes opportunités. Mais à niveau d’opportunités donné, la jeunesse offre des chances plus élevées que dans la suite de la vie de les orienter dans un sens favorable.

Pourtant, dans notre pays tout particulièrement, on succombe régulièrement au travers du misérabilisme juvénile : les jeunes sont presque systématiquement présentés comme une catégorie qui serait dans son ensemble extrêmement défavorisée, discriminée, souffrant de tous les maux. Certains avancent même qu’ils ne mangeraient pas à leur faim, que des étudiantes seraient contraintes de se prostituer pour survivre etc. Bien sûr, de tels cas peuvent exister, mais ces cas extrêmes sont trop souvent présentés comme des cas typiques, symptomatiques de la situation globale de la jeunesse. Présenter les choses sous cet angle ne rend d’ailleurs pas service aux jeunes qui sont vraiment en difficulté. En effet ce type de généralisation aboutit souvent à créer des dispositifs sur une très large échelle qui visent une très large cible, ce qui revient à diluer l’aide nécessaire et à mal identifier les véritables besoins (le « repas à 1 euro » pour tous les étudiants est un bon exemple de ces dispositifs mal conçus). Cela peut conduire aussi, comme cela a longtemps été le cas en France, à compenser les difficultés des jeunes par des seules prestations monétaires qui procurent certes une aide ponctuelle, mais n’apportent pas de véritables solutions aux handicaps dont souffrent ces jeunes pour s’intégrer dans la société, handicaps qui tiennent le plus souvent à un déficit de qualification, voire à un déficit des compétences de base que l’école de la République ne parvient pas à combler efficacement.

Mais si, malgré tout, les jeunes se disent très majoritairement heureux, tout va-t-il bien ? Non, et plusieurs raisons viennent tempérer cet optimisme.

Tout d’abord, je viens de l’évoquer, une partie notable des jeunes, entre un jeune sur cinq ou un jeune sur quatre selon la façon dont la question est formulée, ne se dit pas heureuse. Un autre signe inquiétant est la proportion importante de jeunes qui peuvent être considérés en état de « détresse psychologique[3] ». Dans l’enquête réalisée en 2021 pour l’Institut Montaigne[4] sur un large échantillon de jeunes de 18-24 ans (et deux sous-échantillons témoins de la génération des parents et des baby-boomers), 27% des jeunes interrogés étaient dans ce cas. Même si le seuil pour considérer quelqu’un en « détresse psychologique » est assez arbitraire (voir note 2), il faut surtout constater que la proportion de jeunes dans ce cas est supérieure à celle de la génération des parents (21%) et des baby-boomers (17%). Les jeunes sont donc à la fois plus heureux en moyenne que les autres classes d’âge, mais connaissent aussi plus souvent de graves problèmes psychologiques. Il est possible qu’on assiste à un mouvement de polarisation sociale de la jeunesse, avec une large partie de la jeunesse plutôt bien dans sa peau et satisfaite de la vie qu’elle mène et une minorité non négligeable qui décroche socialement, économiquement et psychologiquement.

Les sentiments de détresse psychologique peuvent avoir de multiples causes, difficiles à évaluer, mais ils tiennent peut-être aussi en partie au fait que les jeunes manifestent également un très haut niveau de défiance. Cette méfiance spontanée à l’égard des autres comme à l’égard des institutions est un trait assez spécifiquement français. Mais les jeunes sont plus concernés comme le remarque l’enquête de l’INSEE déjà citée. Par exemple, le niveau de confiance des 16-29 ans envers les inconnus est de 4,0 sur 10 alors qu’il varie entre 4,3 et 4,5 pour toutes les autres tranches d’âges. Les jeunes se sentent aussi plus fréquemment exclus de la société, montre l’enquête de l’INSEE, tandis que ce sentiment semble s’effacer avec l’âge. Cette défiance à l’égard de la société, bien documentée par de nombreuses enquêtes, qui s’accompagne également d’un fort pessimisme concernant son avenir[5], n’affecte pas trop le moral des jeunes qui sont bien entourés par un réseau familial et amical. Ces derniers peuvent se replier sur la sphère privée où ils trouvent des satisfactions, même si la société dans laquelle ils vivent leur inspire des sentiments plutôt négatifs. La qualité de leur vie peut ne pas être affectée par cet éloignement. Cet affaiblissement du sentiment d’appartenance collective s’il était avéré (je ne formule qu’une hypothèse), ce que Durkheim aurait appelé l’intégration sociale, serait très dommageable pour la société elle-même. Il signifierait en effet qu’une partie de cette génération n’aurait plus le sentiment de prendre part à un destin collectif dans lequel chacun doit prendre sa part pour l’amélioration du sort de tous. Le très haut niveau de défiance institutionnel des jeunes, le fort mouvement de désaffiliation politique qui les concerne, semble donner du crédit à cette thèse. Certes, cette défiance à l’égard de la société et des élites qui la dirige peut donner lieu à un surcroît d’engagement chez une partie des jeunes, souvent d’ailleurs sous une forme radicale. Mais l’écho médiatique et politique de ces formes d’engagement ne correspond pas à leur poids réel dans la jeunesse. Une autre partie de la jeunesse, bien plus large, se réfugie dans l’indifférence.

Ceux qui, en raison des vicissitudes de la vie ou de graves handicaps sociaux, ne bénéficient pas de l’entourage protecteur de la famille et des amis, ne trouvent pas non plus dans leur rapport à la société beaucoup de raisons de se réconforter. Nous avions d’ailleurs été frappés de constater, dans l’enquête 2021 de l’Institut Montaigne, que le sentiment de bien-être était plus fortement corrélé à la qualité des relations avec la famille et les amis qu’avec la qualité de la situation matérielle des jeunes (même si celle-ci exerçait également un effet notable). Ceux qui ne bénéficient pas, pour diverses raisons, de ce soutien familial et amical tout en connaissant une situation matérielle difficile sont ceux qui sont les plus affectés dans leur bien-être.

Beaucoup de commentateurs l’ont dit avant moi, mais cet adage est toujours confirmé, en France, et notamment chez les jeunes, le bonheur privé fait contraste avec le sentiment de malheur public. La tâche urgente serait de parvenir à les réconcilier. Une tâche ô combien difficile…

[1] « En France, la satisfaction de la vie est la même qu’il y a dix ans », INSEE Focus n° 347, 19 février 2025.

[2] Voir à ce sujet les travaux de Claudia Senik, et notamment son Économie du bonheur, Seuil, coll. « La République des idées », 2014.

[3] Cet indicateur est un indicateur standard issu d’enquêtes sur la santé mentale. Il est calculé à partir de cinq questions sur le fait de se sentir (en permanence, souvent, quelques fois, rarement, jamais), très nerveux, triste et abattu, calme et détendu, si découragé que rien ne pouvait vous remonter le moral, heureux. Le score maximal de non détresse psychologique est atteint pour les personnes jamais nerveuses, tristes et abattues et découragées tout en étant en permanence calmes et détendues et heureuses. La convention (arbitraire) retenue dans les études à ce sujet est de considérer que les personnes ayant un score de non détresse inférieur à 56% du score maximal peuvent être considérées comme étant en détresse psychologique.

[4] Voir le rapport en ligne : Une jeunesse plurielle, Institut Montaigne, 2021.

[5] Dans l’enquête 2021 de l’Institut Montaigne déjà citée, une majorité de jeunes (52%) se dit pessimiste concernant l’avenir de la société française.