La génération flemme? Une idée fausse edit
Dans un livre récent[1], Olivier Babeau dénonce la perte du sens de l’effort, notamment chez les jeunes et il le fait sans s’embarrasser de nuances : « On craignait d’avoir élevé des révolutionnaires. C’est pire que ça : on a élevé des paresseux » assène-t-il. En réalité, les données de nombreuses enquêtes démentent l’idée d’une France et de sa jeunesse gagnées par la flemme.
Olivier Babeau a néanmoins raison sur un point, qui ne relève pas de la sociologie mais de la macroéconomie : les Français travaillent trop peu. Plusieurs contributeurs de Telos ont partagé ce point de vue et l’ont documenté[2], en pointant les conséquences sur la croissance et le financement du modèle social. Mais ce déficit de la quantité de travail produite collectivement tient principalement au fait que les Français interrompent plus tôt leur vie active que leurs homologues européens. C’est le passage de la retraite à 60 ans en 1982-83 qui a introduit la rupture et les Français ont, depuis cette date, conservé une préférence très forte pour maintenir un départ précoce en retraite. On en a encore vu de claires manifestations ces toutes dernières années. Comme le montre la figure 1, les Français sont très nettement en queue de peloton en termes d’heures travaillées par habitant, mais très proches de leurs voisins allemands, anglais ou nordiques en termes d’heures travaillées par actif occupé. Le déficit de travail des Français ne tient donc pas principalement au fait que les actifs travaillent trop peu ; il tient surtout au trop grand nombre de personnes potentiellement actives qui restent éloignées du marché du travail, soit à cause d’une entrée tardive des jeunes vers l’emploi, soit surtout à cause du faible taux d’activité des seniors.
Figure 1. Heures travaillées annuellement par habitant et par actif occupé en 2017
Source : OCDE, référence : Galland, 2024
Pour autant, les Français et plus particulièrement les jeunes, montrent-ils durant leur vie active une préférence pour le non-travail ou sont-ils partisans de l’effort minimal, bref ont-ils une préférence pour la « flemme » comme le prétend Olivier Babeau ? Les travaux empiriques sur le sujet démentent clairement cette idée.
Tout d’abord, l’attachement global à la valeur du travail reste fort en France et n’a pas décliné. Les enquêtes sur les valeurs réalisées depuis le début des années 1980 le montrent bien. En 2017, 61% des Français considéraient le travail comme « très important dans leur vie » et 94% très ou assez important ! Le taux de personnes trouvant le travail très important est plus élevé en France qu’en Allemagne, qu’au Royaume-Uni, qu’au Danemark et qu’aux États-Unis.
Figure 2. Le travail comme norme
L’idée que le travail est un devoir social s’est même plutôt renforcée en France depuis le début des années 2000 et cette conviction y est plus présente que dans d’autres pays développés (figure 2). Et lorsqu’on examine de manière plus approfondie la manière dont se combinent les différentes dimensions du rapport au travail[3], on constate que le modèle français est assez proche de celui des pays nordiques où domine une conception vocationnelle du travail. Dans ce groupe de pays auquel se rattache la France, le travail semble bien doté d’une valeur sociale et peut-être même morale qui dépasse son aspect purement économique[4].
Et les jeunes?
Des enquêtes menées en France ces derniers mois ou ces dernières années n’alimentent pas du tout l’idée que les jeunes seraient insidieusement gagnés par la « flemme ».
Les données de l’enquête EVS 2018 sur la France le confirment : les jeunes actifs (18-29 ans) considèrent aussi souvent que les adultes que le travail est très important dans la vie (60 % à 62 % selon l’âge), la balance entre l’orientation vocationnelle et l’orientation instrumentale du travail reste équilibrée dans toutes les classes d’âge. Le seul point sur lequel on enregistre des différences significatives concerne l’orientation normative du travail : les jeunes Français le considèrent moins souvent comme un devoir vis-à-vis de la société et estiment moins souvent que « le travail devrait toujours passer en premier même si ça veut dire moins de temps libre ». Les jeunes Français valorisent le travail mais ne sont pas prêts à tout lui sacrifier, notamment leur vie personnelle.
Cette évolution est facilement compréhensible et ne s’assimile pas du tout à un rejet du travail ou à une préférence pour le non travail. Notons en particulier que, par rapport aux anciennes générations, les jeunes forment des couples de bi-actifs et les jeunes femmes ne sont pas prêtes à renoncer à leur vie professionnelle pour permettre à leur conjoint ou compagnon de s’accomplir totalement dans le travail. Un nouvel équilibre doit être trouvé entre les sexes dans le partage des tâches domestiques et l’éducation des enfants et le bread winner masculin parsonnien est devenu un modèle obsolète.
Les résultats présentés dans la figure 3 ci-dessous montrent que les jeunes n’ont pas renoncé à occuper un emploi qui leur permette de se réaliser, qui corresponde à une vocation personnelle, puisque le premier choix pour sélectionner un emploi est « dans un domaine qui vous passionne ». Cette modalité est d’autant plus choisie que le niveau d’étude est élevé. Ce n’est pas pour autant que les jeunes font une croix sur les aspects matériels puisque « un emploi avec un bon salaire » est le deuxième choix. Il est frappant de voir que la modalité du travail-passion est beaucoup plus choisie par les jeunes que par les personnes de la génération de leurs parents. On remarque également que les jeunes choisissent deux fois moins souvent que les adultes la modalité significative d’un attrait pour la sécurité de l’emploi (« un emploi sûr, sans risque de chômage »). La sécurité de l’emploi à tout prix ne semble plus être leur priorité. Enfin, la modalité exprimant la sensibilité aux questions sociales et environnementales est laissée de côté comme premier choix.
Figure 3. Les motivations pour choisir un emploi par génération
Source : enquête « jeunesse plurielle », Institut Montaigne, 2021.
Ces tendances sont confirmées par une enquête réalisée par l’Institut Louis Harris pour Terra Nova et l’Apec auprès d’un échantillon représentatif de plus de 3000 jeunes actifs de moins de 30 ans, avec un échantillon miroir de plus de 2 000 actifs de 30 à 65 ans, dont j’avais déjà rendu compte dans Telos[5].
Il en ressortait notamment que les jeunes étaient plus nombreux que les actifs plus âgés à considérer que le travail est « plus important que tout » ou « très important mais autant que d’autres aspects de la vie » (plus de la moitié le déclarait, alors que les actifs de plus de 44 ans n’étaient que 36% à exprimer cette opinion).
D’autres travaux devront approfondir ces questions, mais ces enquêtes ne montrent ni un rejet du travail comme investissement personnel par les jeunes, ni une réorientation profonde et massive de leurs choix d’emploi en fonction de préoccupations environnementales. Cela n’empêche pas que de telles réorientations puissent avoir lieu dans certains segments beaucoup plus étroits de la jeunesse, ayant par ailleurs la capacité de faire écho à leurs préférences et de trouver un retentissement médiatique, comme on l’a vu avec certaines prises de position d’élèves de Grandes écoles. Il est possible également que ces nouvelles préférences, même très minoritaires, finissent progressivement par se diffuser dans l’ensemble de la jeunesse, même si, au vu de ces premières investigations, on n’en voit pas de signes patents aujourd’hui.
Un impact de la crise sanitaire sur le rapport au travail?
Une des thèses du livre d’Olivier Babeau est que la crise du Covid a introduit une rupture en « brisant durablement notre rapport à l’effort en général et au travail en particulier. » C’était aussi la thèse d’une note de la Fondation Jean Jaurès[6]. Selon les auteurs de cette note, la crise sanitaire pourrait avoir joué un « rôle catalyseur » : « […] beaucoup d’individus, écrivent-ils, en ont profité pour appuyer sur “pause” et réfléchir davantage au sens de leur vie, en partant de leur travail »
Il est vrai que les résultats de deux enquêtes (celle de Bertrand Martinot et une enquête de la DARES présentées dans le livre sur les valeurs du travail[7]) semblent montrer que le fait de télétravailler est bien lié à une prise de distance à l’égard du travail. Mais dans quel sens cette relation joue-t-elle ? Le fait de télétravailler a-t-il alimenté un sentiment de distanciation à l’égard du travail (comme semblent le suggérer les auteurs de la note de la Fondation Jean Jaurès) ? Ou, simplement, les personnes au préalable les moins motivées par le travail ont-elles trouvé dans le télétravail un moyen de répondre en partie à des attentes qui préexistaient à la survenue de la crise sanitaire ? En l’état il est impossible de trancher. Par ailleurs, il faut garder à l’esprit que 31,5% des actifs interrogés par l’Institut Montaigne en 2023 disent vouloir « travailler plus pour gagner plus » et que 46% disent vouloir travailler autant qu’aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, la remise en question du travail, si elle était vraiment avérée, serait donc toute relative.
Vous avez apprécié cet article ?
Soutenez Telos en faisant un don
(et bénéficiez d'une réduction d'impôts de 66%)
[1] Olivier Babeau, L’Ère de la flemme. Comment nous et nos enfants avons perdu le sens de l’effort, Buchet-Castel, 2025.
[2]. Voir notamment Gilbert Cette, « Augmenter le taux d’emploi global: un ressort incontournable pour élever notre niveau de vie », Telos, 29 novembre 2024, et Olivier Galland, « Que veulent les Français ? », Telos, 3 décembre 2024.
[3] Ces différentes dimensions qu’on peut repérer grâce aux questions des enquêtes valeurs sont le fait de trouver le travail plus ou moins important dans sa vie, le fait d’avoir une orientation plutôt vocationnelle ou plutôt instrumentale du travail et le degré auquel il est considéré comme une norme sociale et morale : voir Olivier Galland, Les Valeurs du travail. Presses de Sciences Po, 2024.
[4] Voir Olivier Galland, Les Valeurs du travail, op. cit.
[5] Voir Olivier Galland, « L’enquête Terra Nova-APEC qui dynamite les idées reçues sur les jeunes et le travail », Telos, 5 mars 2024.
[6] Flora Baumlin Et Romain Bendavid, « Je t’aime, moi non plus » : les ambivalences du nouveau rapport au travail », Fondation Jean Jaurès, 2023
[7] L’enquête de Bertrand Martinot a été publiée par l’Institut Montaigne en 2023 sous le titre : Les Français au travail : dépasser les idées reçues ; les résultats de l’enquête de la DARES sur le télétravail a été publiée dans DARES Analyses, 9, février 2020. On trouvera une présentation des résultats de ces deux enquêtes dans Galland 2024 (cité en note 4), pages 109 et suivantes.