Financement de la défense: la quadrature du cercle edit

Quand une guerre se produit, il est raisonnable de penser qu’elle ne durera qu’un temps. Dépenses exceptionnelles pour un événement exceptionnel, il est logique d’emprunter. Mais nous n’en sommes pas là. Il s’agit de construire une structure militaire qui durera aussi longtemps que la Russie restera une menace. Comme il est impossible de prévoir la durée de cet effort, qui pourrait devoir être maintenu indéfiniment, l’endettement ne se justifie pas. De plus, la dette publique française est déjà particulièrement élevée, et rien n’indique que le gouvernement actuel et les suivants seront plus capables de la réduire que leurs prédécesseurs. Rajouter indéfiniment 2 ou 3% au déficit actuel est tout simplement impossible, sauf à vouloir tester la patience des marchés financiers. La conclusion est simple : il va falloir réduire le déficit hors dépenses militaires. C’est le message qu’a récemment fait passer Macron. Il va falloir payer, vite, un demi-siècle d’indiscipline budgétaire, justifiée chaque année par une « urgence exceptionnelle ». Maintenant c’est vrai, l’urgence est exceptionnelle, mais il est désormais impossible de recourir majoritairement à l’emprunt. Quelles sont les solutions envisageables ? Il en existe quatre.
Une première idée est d’accélérer la croissance économique. Si l’on y arrivait, le poids de la dette évaluée en pourcentage du PIB en serait réduit, et ce qui paraît aujourd’hui impossible deviendrait acceptable. Mais il faut être réaliste, une accélération soutenue de la croissance ne sera possible que si bien des réformes difficiles sont engagées, en suivant par exemple certaines propositions du plan Draghi. Au minimum, il faut éviter de maintenir la quasi-stagnation dans laquelle nous nous sommes assoupis.
Une seconde idée est de financer les nouvelles dépenses militaires au niveau européen. C’est ce qui s’est passé pour assurer la reprise après le Covid. La Commission avait alors emprunté quelques 800 milliards d’euros, bien plus que nécessaire, si bien qu’elle a ensuite redirigé une partie de ces ressources vers le Green New Deal. Là encore, elle n’arrive pas à tout dépenser et pourrait encore rediriger ce qui reste vers la nouvelle urgence. Elle vient de proposer d’emprunter encore 150 milliards. Le problème, c’est que la Commission n’a pratiquement pas de « ressources propres » qu’elle pourrait utiliser pour assurer le service de la dette. Elle le demande depuis des années mais ce terme masque le fait qu’il s’agit de lever des impôts européens. Sans surprise, les pays membre de l’UE le refusent, car il s’agirait soit de nouveaux impôts, soit de transferts d’impôts existants au niveau national, ce qui augmenteraient leurs déficits. Une autre possibilité serait d’éliminer les dépenses de la Commission, essentiellement la politique agricole commune et les fonds dits de cohésion, qui sont toutes sortes de subventions aux régions les plus pauvres, qui durent depuis des décennies et n’ont pas fait la preuve de leur efficacité. Mais on imagine les réactions des bénéficiaires, les agriculteurs entre autres et, de toute façon, le budget total de la Commission est d’environ 1% du PIB, et c’est donc bien insuffisant. Si la Commission ne parvient pas à dégager les moyens de servir sa dette, la charge en incombera aux pays membres, et donc l’idée d’emprunts collectifs cache en fait un accroissement des dettes publiques nationales. On revient donc à la case départ.
La troisième solution est de lever plus d’impôts. Là, la situation diffère d’un pays à l’autre et la France est bien mal placée. En 2023, le poids moyen des prélèvements obligatoires en Europe était de 45,9% du PIB. La France est en second position derrière la Finlande avec 51,3%, loin devant l’Allemagne (45,8%). On ne le dira jamais assez : les prélèvements obligatoires découragent la croissance – pour la même raison que les droits de douane, et on ne peut pas être à la fois favorable à des hausses d’impôt et choqués par la guerre tarifaire enclenchée par Trump. En France, plus de la moitié des revenus sont capturés par l’État, il n’y a plus guère de marge de progression. Taxer les riches est une réponse qui arrive spontanément dans bien des esprits, mais ce n’est qu’un slogan. Une fois qu’ils ont épuisé les innombrables moyens « d’optimiser » leurs impôts, les riches ont le défaut de partir ailleurs avec leurs revenus et, souvent, avec leurs entreprises et donc les emplois et les revenus qui les accompagnent. À trop succomber à cette tentation Barnier y a laissé son siège. La surtaxe temporaire d’un an sur les grandes entreprises décidée par Bayrou est un trompe-l’œil car l’effort nécessaire devra être de long terme. Si l’on ne veut pas péjorer durablement la croissance, il est prudent d’éviter cette solution.
La dernière solution est de réduire les dépenses publiques. Comme toute dépense publique constitue un revenu pour quelqu’un, tout projet de réduction est immédiatement attaqué par les récipiendaires, qui sont généralement bien organisés pour mener bataille. Comme le montre la figure ci-dessous, les dépenses publiques de la France atteignaient 57,3% du PIB en 2023, contre 49,4% pour l’UE et 48,6% pour l’Allemagne, sans que quiconque ne prétende que les Français soient les Européens les mieux traités. Il ne manque donc pas de sources potentielles de réduction. Si l’on regarde les postes les plus importants, Sur Telos, Gilbert Cette a récemment suggéré d’augmenter l’âge d’ouverture des droits à la retraite, notant que l’impact budgétaire pourrait être important et que le PIB pourrait augmenter, deux des réponses au défi. La quasi-totalité des syndicats ont rejeté l’idée d’établir un lien entre les retraites et la défense. On imagine que les dépenses consacrées à « l’urgence climatique » doivent aussi être sanctuarisées, sans oublier quantités d’autres dépenses toutes jugées prioritaires par ceux qui en bénéficient. À ce jeu, toute marge de manœuvre disparait.
Dépenses publiques dans l’Union Européenne (% du PIB)
Si l’intention de doper les dépenses militaires est sérieuse, il va bien falloir résoudre la quadrature du cercle que constitue leur financement. Cela passera par le recours à toutes les options considérées comme impossibles ou indésirables. Un rebond durable de la croissance est le plus attractif, mais cela signifie adopter des politiques de l’offre, une option aujourd’hui considérée politiquement taboue parce qu’associée au macronisme. Pourtant, parmi les autres solutions qui permettront de dégager des ressources pour les dépenses militaires, il ne devrait pas être interdit de préférer celles qui peuvent accroître la croissance au lieu de la péjorer.
Étant donné le poids des prélèvements obligatoires et leur effet négatif pour la croissance à long terme, l’effort devrait porter pour l’essentiel sur un réexamen critique des dépenses publiques, sans accepter qu’elles soient toutes indispensables et destinées à augmenter. Les quatre postes les plus importants sont la protection sociale qui représente 42% du total des dépenses, la santé (16%) et les affaires économiques (12%) qui regroupent infrastructures et subventions, et les services généraux des administrations publiques (11%). À elles quatre, elles accaparent 80% du total. En proportion du PIB, ces quatre postes atteignent 46%, contre 39% dans l’UE. Il suffirait de réduire de moitié cette différence pour couvrir toutes les nouvelles dépenses militaires. De plus, une protection sociale moins généreuse devrait avoir un effet positif sur le taux d’emploi et donc sur la croissance.
Une augmentation temporaire de la dette publique peut aussi être justifiée. Il faut du temps pour couper dans les dépenses ou augmenter les recettes fiscales. Dans les deux cas, le processus est lent, parce qu’il implique des négociations politiques et une mise au point législative. Surtout, il est souhaitable de soigneusement choisir les mesures à mettre en œuvre pour réduire leurs effets politiquement et socialement indésirables et pour évaluer l’impact sur la croissance à long terme. Entretemps, si les dépenses militaires ne doivent pas être différées, et peut-être parce que les réformes budgétaires devront attendre l’élection de 2027, le recours à l’endettement est la seule solution possible. De plus, l’accroissement du déficit aura un effet expansionniste à court terme qui se produirait au bon moment, quand les mesures sur les dépenses ou les impôts produiraient des effets initialement contractionnistes. Un tel échelonnement devrait faire partie intégrale de la stratégie d’accroissement rapide des dépenses militaires, ne serait-ce que pour permettre à la France de contribuer à l’effort européen qui se dessine. Mais l’accroissement de la dette ne peut être qu’une solution à court terme, qui devra être inversé au plus tôt. Pour que cette exigence ne soit pas purement incantatoire, il est indispensable de mettre simultanément en place une version améliorée du frein à l’endettement allemand. Certes, ce n’est pas dans la tradition française, mais on peut espérer que la leçon des errements passés sera tirée.
Cette leçon est illustrée par une comparaison entre la France et l’Allemagne. Le futur chancelier Merz se prépare à modifier la loi constitutionnelle sur le frein à l’endettement, qui a permis à l’Allemagne de garder sa dette publique aux alentours de 60% du PIB. Sauf surprise de dernière minute, la Constitution sera changée pour exclure de ce plafond les dépenses pour le réarmement, apparemment sans limite, et quelques 500 milliards d’euros pour les infrastructures et le changement climatique. En quelques semaines, l’Allemagne aura alors réussi à mettre en place une puissante augmentation de ses dépenses militaires, sans contraction des dépenses publiques et sans hausses d’impôts. Une grande part de ces nouvelles dépenses va porter sur l’achat d’équipements et sur les efforts de technologie pour combler le retard avec les États-Unis. Rien de tel n’est possible en France, parce la dette est proche de 120% du PIB et parce qu’il n’existe aucun mécanisme formel de limite des déficits publics. L’ambition de souveraineté stratégique, dont Macron s’est fait l’avocat depuis plusieurs années, devient possible en Allemagne. Ses efforts pour que l’Europe achète des équipements européens risque bien de profiter à l’Allemagne, qui recyclera ainsi son industrie automobile en crise, bien plus qu’à la France, victime de décennies d’indiscipline budgétaire. Après des années de croissance allemande atone, la reprise y sera puissante alors que la France va faire face à des choix politiques particulièrement difficiles dans un contexte dégradé par des divisions idéologiques d’un autre temps.
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