Ponzi, les retraites et la science comptable edit

6 janvier 2025

Deux petites musiques sont en train de monter dans le débat sur la retraite. Musique n° 1 : la retraite par répartition n’est qu’une gigantesque pyramide de Ponzi, donc ni plus ni moins qu’un système à la Madoff voué à la faillite, seul le retour à la capitalisation nous en protégerait. Musique n° 2 : les déficits ne sont pas ceux qu’on vous a dit, ils sont d’ores et déjà bien supérieurs aux 0,4 à 0,8 point de PIB que le Conseil d’orientation des retraites (COR) projette pour les années et décennies qui viennent et qu’il conviendrait de résorber.  Ces deux musiques nécessitent qu’on s’y arrête. La seconde est la plus sérieuse et donc celle qui mérite le plus d’attention. C’est par elle qu’on va commencer.

Déficit du système de retraite: a-t-on menti ?

Pour beaucoup de commentateurs, l’affaire est entendue : un système de retraite a des dépenses et des ressources, il suffit de faire la différence entre les deux pour chiffrer son déficit. Si on n’a pas su le faire ou si on a louvoyé en en proposant plusieurs versions, c’est au mieux par incompétence ou au pire par volonté délibérée de cacher des choses. On a déjà tenté de répondre à ce procès[1], mais revenons-y tout de même une nouvelle fois.

Pourquoi les choses sont-elles plus compliquées que cela ? Les dépenses, on sait les projeter : il suffit d’appliquer les règles de calcul puis de revalorisation des droits à ce qu’on pense être les trajectoires futures d’emploi et de salaires. Mais, pour ce qui est des ressources, elles sont de natures très variables. Il y a trois cas de figure. D’abord des régimes qui sont essentiellement financés par des cotisations à taux prédéterminés appliqués aux salaires de leurs cotisants. Puis des régimes que ces cotisations ne suffisent pas à équilibrer et qui ne tiennent que par des transferts venant d’autres régimes ou d’autres branches de la protection sociale, ainsi que par ce qu’on appelle des impôts et taxes affectés (ITAF), notamment de la CSG et de la TVA. Et enfin des régimes qui tiennent grâce à un ajustement continu de leurs ressources : c’est la contribution d’équilibre de l’État employeur pour le régime de la fonction publique d’État, une forme de cotisation employeur mais dont le taux s’ajuste chaque année pour assurer le versement des retraites, et aussi les subventions que le même État verse à d’autres régimes spéciaux.

Dans la règle qu’il privilégie désormais, le COR fige toutes ces règles. Les cotisations « vraies » sont maintenues, les ITAF et autres transferts sont prorogés selon les taux ou principes en vigueur, et on suppose que l’État continuera d’honorer ses engagements d’équilibrage mais ni plus ni moins que cela. Ce faisant, il se trouve qu’il finira par mettre de moins en moins au pot global, compte tenu d’un repli attendu des dépenses de ces régimes qu’il est engagé à équilibrer. C’est ce flux de ressources projeté en baisse qui explique le paradoxe d’un déficit tous régimes qui se creuse malgré des dépenses globales à peu près stabilisées en part de PIB.

Ce calcul a un sens, celui de dire ce qui va se passer si on continue à faire comme on fait. Il informe sur le déficit consolidé des régimes non subventionnés et nous prévient qu’il va se creuser, c’est déjà beaucoup. Mais il a une limite évidente : par nature, il ne dit rien de la situation des régimes subventionnés, que leurs dépenses explosent ou se contractent. L’appellation de déficit « du » système de retraite est donc impropre, il s’agit uniquement du déficit consolidé d’une partie de ce système.

Pour un message prenant aussi en compte la situation de ces régimes dits « équilibrés », il faut leur attribuer et leur projeter des montants de ressources autres que ceux qui assurent cet équilibre. Oui mais lesquels ?  Les taux de cotisations des autres régimes sont une possibilité. Cela conduit par différence à entre 35 et 40 milliards de déficit caché. La conclusion pourrait être qu’il faut raboter les retraites de ces régimes subventionnés au niveau que pourraient financer ces cotisations de droit commun. Mais c’est bien plus qu’un coup de rabot qu’il faudrait et ce ne serait légitime que si le plus haut niveau de dépenses de ces régimes subventionnés ne résultait que d’avantages objectivement indus, à niveaux de salaires nets et servitudes identiques. La comparaison public-privé mérite un débat, mais il faut sortir du cliché d’avantages à sens unique :  beaucoup de fonctionnaires n’ont pas des retraites plus généreuses que celles de leurs équivalents du privé[2], une bonne part du très haut niveau de la cotisation d’équilibre du public tient à une structure démographique particulièrement défavorable et une gestion restrictive de sa masse salariale hors primes. Quel taux de référence appliquer, dès lors, pour tenir compte de ces spécificités ?

Au demeurant, la question du « juste taux » peut tout autant être soulevée pour les régimes réputés non subventionnés. Car quid du statut de ces ITAF qui maintiennent plusieurs d’entre eux à l’équilibre ? Si on les considère comme étant eux aussi des sources de financement dérogatoires à sortir elles aussi de l’équation, on tombe sur un déficit global encore plus important. Que ferait-on là encore d’un tel chiffre ? Sont-ce presque toutes les retraites qu’il faudrait beaucoup baisser pour rétablir l’équilibre au sens du solde ainsi réévalué ? Personne ne le propose non plus en pratique. C’est une chose de constater, à très juste titre, que le financement du système est devenu exagérément complexe, et il est très utile de l’illustrer par différents indicateurs de ce que serait son déficit si on supprimait tel ou tel des flux de ressources qui l’alimentent. Mais, à la fin, c’est la question du niveau des retraites qu’il s’agit de trancher. La décision dans ce domaine ne peut pas juste découler de l’arbitraire de conventions comptables dont aucune ne pourra se dire indiscutable.

Tournons la chose d’une autre façon. Il y a un calcul qui, lui, échappe à ces difficultés : le déficit global consolidé de l’ensemble des administrations publiques, les APU. On en connaît la situation et il y a peu de doutes que, en mobilisant une quantité importante de ressources fiscales, le système de retraite a une part de responsabilité dans ce déficit global. Mais il n’y a pas une convention comptable supérieure à toutes les autres qui donnerait le chiffrage objectif de cette contribution. À déficit global donné des APU, il y a toujours moyen de faire apparaître tel ou tel de leurs sous-ensembles comme en excédent ou en déficit en branchant ou débranchant, en pensée ou en action, tel ou tel des tuyaux qui les alimentent, avec des effets en miroir sur les « déficits » des autres branches ou secteurs de ces APU. C’est déshabiller Pierre pour habiller Paul ou vice versa. La vraie question n’est pas celle de ce chiffrage. Elle est de plutôt se demander quel effort peut maintenant être demandé sur le poste des retraites pour contribuer au rééquilibrage budgétaire d’ensemble, quelle que soit la façon de calculer le déficit de ce poste. Un ménage en difficulté ne raisonnerait pas différemment. Si, face à de nouvelles contraintes, il découvre qu’il dépense trop pour que son endettement reste soutenable, il ne va pas chiffrer pour autant ce que sont les déficits spécifiques de ses budgets alimentation, logement, loisirs et autres : il va directement se demander quels efforts lui sont possibles ou pas sur chacun de ces postes de dépenses pour revenir à l’équilibre.

Échapperait-on à ce genre de problématique avec un financement pur par cotisations, pour un système de retraite totalement déconnecté de l’ensemble des APU ? On y gagnerait certes en clarté, mais sans évacuer pour autant la totalité du problème. Qu’un tel système puisse se présenter comme équilibré n’empêcherait pas qu’il puisse quand même porter une part de responsabilité dans la situation financière globale de ces APU, par deux canaux : un effet d’éviction si son équilibre tient à des cotisations élevées réduisant d’autant les marges disponibles pour les autres types de prélèvements obligatoires, et un effet de base taxable si, par son effet sur le volume de travail, il limite la capacité à financer les autres besoins économiques et sociaux. Un système qui représente 14% du PIB et qui a nécessairement un effet sur le volume global d’activité ne peut pas prétendre faire ses comptes dans son coin en ignorant son impact sur l’ensemble de l’économie, quelle que soit la façon dont il est organisé. C’est en termes globaux qu’il faut raisonner, au vu d’une situation budgétaire globale qui est la même quelle que soit la façon d’évaluer le solde du système de retraite.

Au-delà du déficit caché: la dette implicite

Et Ponzi ou Madoff dans tout cela ? Un petit retour en arrière va faire le lien. Dans le courant des années 2000, le COR avait dû s’intéresser à encore une autre manière de caractériser l’ampleur du problème des retraites en France, ce qu’on appelle sa dette implicite[3]. C’est un calcul dérivé de ce que sont obligés de calculer des systèmes d’entreprise ou des fonds de pension pour lesquels le provisionnement intégral s’impose. À un instant t, la dette que supportent ces systèmes correspond à l’ensemble des engagements pris sur la base des cotisations passées : finir de servir les pensions des anciens adhérents déjà à la retraite, et servir ensuite tous les droits déjà acquis par les cotisants actuels au titre de leurs cotisations passées. Face à ce passif, un système privé a besoin d’un actif de même montant s’il veut pouvoir honorer ses promesses dans le cas où il serait brutalement obligé de solder ses comptes.

Le même concept de passif est calculable pour un système par répartition même s’il n’est pas exposé à ce risque de fermeture brutale. Le chiffre obtenu est très sensible au choix du taux d’actualisation, mais l’ordre de grandeur est facile à comprendre. Le montant correspond à l’actif dont disposerait un système équivalent entièrement géré en capitalisation. Ce dernier collecterait chaque année un montant de l’ordre de 14 points de PIB, et ce flux prélevé sur des cotisants âgés de 20 à 65 ans et quelques serait gardé en réserve jusqu’à leur être reversé durant leur retraite avec, pour chaque euro cotisé, un séjour de 30 à 40 ans en moyenne dans les caisses. Le stock permanent serait ainsi de 30 ou 40 fois les 14 points de PIB, pouvant donc aller, hors actualisation, jusqu’à quatre à cinq années de ce PIB.

Ce type de calcul comptable est formellement exact mais il n’a pas beaucoup contribué à éclairer le débat, car que faire dire exactement à des chiffres aussi énormes ? Sont-ils la preuve qu’on s’est mis dans une mécanique explosive à la Ponzi et que le salut ne serait que dans la résorption intégrale de cette dette ? Telle serait la position d’un partisan de la capitalisation pure pensant que le seul « juste taux » de cotisation à la répartition est un taux nul. Or, là non plus, personne ne propose sérieusement cela. La question de recourir à une dose de capitalisation avait enflammé les premiers temps du débat sur la retraite, elle est en train de revenir et il est justifié qu’on se la repose, mais le débat mérite mieux que les invocations sans nuance de Ponzi ou de Madoff.

En l’occurrence, il n’y aurait Ponzi que si le système par répartition était incapable par nature de gérer la stabilisation de cette dette, or ce n’est pas le cas.  Il est vrai qu’il a offert aux premiers bénéficiaires des taux de retour hors normes puisqu’ils ont touché des retraites pour lesquelles ils n’avaient pas ou presque pas cotisé. C’eût été définitivement explosif si on avait continué à promettre les mêmes taux de retour aux générations suivantes. Il est également vrai que ces taux de retour restent, à ce stade, plus élevés que la valeur vers laquelle ils vont devoir converger et c’est un argument pour justifier une demande d’effort aux retraités actuels, mais ce ne sont déjà plus les rendements qu’ont connus les générations de lancement. Ils tendent progressivement, en moyenne, vers leur valeur d’équilibre égale au taux de croissance g de l’économie, du moins sous les hypothèses de croissance actuellement envisagées par le COR. À terme, on est supposé ne pas évoluer vers autre chose qu’une dette stationnaire en part de PIB qu’il n’y aurait plus qu’à faire rouler d’une génération sur l’autre, comme il faudrait arriver à le faire pour l’ensemble de la dette publique.

Le rendement auquel on arrive de la sorte est plus bas que ceux auxquels peut prétendre la capitalisation. C’est le fameux r>g qu’on a cherché à vendre au début des années 1990 pour légitimer une dose de capitalisation, inégalité popularisée depuis, pour d’autres raisons, par Thomas Piketty[4]. Devoir faire avec un rendement plus faible est le prix à payer pour le choix qui a été fait de la répartition, plus généreuse au départ mais plus coûteuse en régime permanent.

On peut souhaiter une inflexion vers une part plus importante de capitalisation, mais la justifier en laissant entendre que la répartition est intrinsèquement condamnée à la faillite ne permet pas d’élever le débat. À la différence d’un jeu de Ponzi, on dispose de et on met en œuvre les outils qui permettent d’éviter la fuite en avant perpétuelle. Peut-être on ne les a pas activés assez vite et des correctifs s’imposent, surtout au vu des autres charges qu’on découvre pour les générations futures. C’est en ces termes qu’il faut poser les questions du pilotage et de la contribution des retraités actuels à l’équilibrage du système[5]. Mais nul n’est besoin, pour cela, de recourir à la caricature.

[1] Sur ce débat, outre les rapports du COR, citons plusieurs des avis du Comité de suivi des retraites, notamment l’encadré 1 de son onzième avis.

[2] Voir Chopard et al., « Retraite : règles de la             fonction publique et du privé – Comparaison du calcul des droits à la retraite à l’aide du modèle Trajectoire », Dossiers de la Drees, 103, 2022.

[3] Voir le 4e rapport du COR, en 2007. C’était dans la foulée du rapport Pébereau de 2005, qui avait mobilisé ce concept de dette implicite pour les retraites de la fonction publique, en proposant d’ajouter cette dette implicite à la dette maastrichtienne explicite des APU. À noter que, même s’il est peu utilisé, ce calcul est désormais produit à intervalle régulier, pour l’ensemble des retraites, par les comptables nationaux.

[4] Voir à ce sujet le billet d’Étienne Wasmer, « L’argent magique, la gauche et le bon sens macroéconomique », Telos, avril 2021 et aussi Blanchet D., « Retraite : quelques débats anciens et leur actualité », Retraite et société, n° 91.

[5] Voir mon billet « Indexation des retraites sur les prix: faut-il revoir les règles? », Telos, novembre 2024.