Multinationales et protection sociale: l’empreinte de Bismarck edit

10 décembre 2024

En 2012, l’Organisation Internationale du Travail (OIT) a adopté une stratégie visant à soutenir le développement de socles nationaux de protection sociale[1]. Ces socles, qui ne sont pas définis précisément, doivent contenir des garanties élémentaires de sécurité sociale qui assurent un accès universel aux soins de santé essentiels et un revenu minimum défini à un l’échelle nationale. Ils doivent permettre de prévenir et réduire la pauvreté. Selon l’orientation de l’OIT, ces garanties devraient être fournies à tous les habitants et à tous les enfants, être définies par la législation et les régulations nationales, et être soumises aux obligations internationales existantes.
Des socles sociaux pour les multinationales, par les multinationales

L’idée d’un « socle » de protection sociale a poussé des entreprises multinationales à s’investir davantage en matière de protection sociale. Ces grandes entités économiques, exerçant dans plusieurs pays et souvent sur plusieurs continents, ont une connaissance des besoins et des systèmes locaux de protection sociale. Ces firmes, habituellement, couvrent leurs salariés selon deux modalités. Pour les salariés locaux, ceux-ci ressortent de l’offre de protection sociale locale, avec ses hauts, dans les pays riches, et ses bas, dans les pays pauvres. Pour les expatriés, ils bénéficient de régimes particuliers leur permettant d’être couverts selon des modalités plus généreuses, souvent bien plus généreuses, que celles pratiquées dans les pays dans lesquels ils sont expatriés.

Aiguillées par l’initiative de l’OIT, des multinationales se sont engagées à fournir un socle résolument international à leurs salariés, qu’ils exercent dans un pays à haut niveau de protection sociale ou non. En 2015, l’OIT a lancé, avec notamment L’Oréal, le Global Business Network for Social Protection Floors[2]. Il ne s’agit pas de mettre en œuvre une protection sociale identique pour les salariés de toutes les entreprises ainsi réunies, mais d’identifier et encourager les bonnes pratiques des multinationales en la matière. Nombre d’entre elles se sont ainsi investies : on recense, au-delà de L’Oréal et de son programme pionnier « Share and Care »[3], Danone, Nestlé ou Legrand, Randstad, Solvay ou encore Swiss Life. Les multinationales françaises sont tout particulièrement mobilisées, avec un réseau spécifique, la « plateforme francophone des entreprises pour les socles de protection sociale »[4]. Cette plateforme a aujourd’hui pour membres Bolloré, Bouygues, le Crédit Agricole, Engie, Kering, Legrand, L’Oréal, Sanofi, LVMH, Saint-Gobain, la Société Générale, Sodexo, Vinci. D’autres entreprises françaises, comme Veolia, s’engagent aussi dans le déploiement de ces socles mondiaux.

Concrètement, ces programmes portent principalement sur quatre dimensions :  1/ des garanties, avec soutiens financiers, en cas d’évènements imprévus ; 2/ des prestations et services de santé pour assurer la bonne santé des salariés et de leurs proches ; 3/ la conciliation vie familiale/vie professionnelle pour prendre en compte les aspirations à pouvoir à la fois s’engager professionnellement et familialement ; 4/ les conditions de travail pour offrir un cadre toujours plus inclusif.

Les contenus des programmes

Dans tous les cas il s’agit d’offrir aux salariés, mais aussi aux membres de leurs familles (conjoints, enfants), les meilleures conditions de protection sociale possibles. Un socle minimum de prestations (avec des taux de remplacement de salaires en cas de maternité ou d’absence maladie, avec des prestations pour payer des gardes d’enfants, avec un certain nombre de congés rémunérés pour les parents, etc.) est élaboré, dans chaque entreprise, pour l’échelle internationale. Ce socle est adapté localement, car il vient en complément de ce qui est en place localement. Parfois, selon les pays, l’entreprise apporte l’entièreté des couvertures et prestations (dans les pays à faible protection sociale). Parfois, elle ne fait que compléter marginalement (dans les pays à haute densité de protection sociale).

Ces démarches renforcent l’identité et l’intégration des salariés dans leur entreprise, où qu’ils soient. Elles participent concrètement à la réalisation de leur politique de responsabilité sociale des entreprises (RSE), en particulier sur le volet S (social) des trois dimensions ESG (environnement, social, gouvernance). Ces démarches ont un impact sur les salariés de ces firmes mais aussi sur leurs sous-traitants locaux et sur tous leurs environnements nationaux.

Les retours pour l’entreprise se mesurent sur quatre registres : 1/ l’attractivité et la fidélisation de la main d’œuvre ; 2/ la bonne santé et le bien-être des salariés qui sont plus productifs ; 3/ le retour d’image de l’entreprise et la diffusion en interne de valeurs de cohésion ; 4/ le retour externe d’image par rapport notamment aux questions de notation sociale.

Ces entreprises comptant plusieurs centaines de milliers de salariés à travers le monde, ce sont plusieurs millions de personnes (salariés ou ayants-droits) qui bénéficient ainsi d’une démarche parmi les plus originales en matière de protection sociale.

Une actualisation du modèle bismarckien

Ces initiatives privées, menées en lien avec l’OIT, sont conduites parallèlement à ce que les pouvoirs publics nationaux sont invités à déployer. D’un côté, donc, les salariés des multinationales font l’objet d’une attention sociale bien plus poussée du côté de leurs employeurs (en l’espèce les multinationales et leurs succursales). De l’autre côté, les habitants des pays moins dotés en protection sociale doivent pouvoir bénéficier de programmes sociaux publics plus conséquents. Comme les multinationales ont plus de moyens et plus de capacités d’adaptation, il est attendu que ce qu’elles innovent aient un effet d’entraînement au-delà de leurs seuls salariés.

Deux points sont à noter. D’abord, les entreprises initiatrices et les entreprises impliquées, depuis le début des années 2010, sont principalement des entreprises européennes. La protection sociale, que le vieux continent a largement inventée au 19e et au 20e siècle, demeure un sujet d’investissement européen. L’avenir dira si d’autres multinationales, en Amérique, en Chine, en Inde, s’impliqueront. Ce n’est pas encore le cas.

Ensuite, cette approche d’une extension de la protection sociale par l’entreprise est éminemment bismarckienne, en ce sens qu’elle est parfaitement professionnelle. Les personnes, à travers le monde, sont protégées en tant que salariés (ou ayants-droits de salariés). Elles ne le sont pas, pour ces socles d’entreprises, en tant que citoyens de leurs pays. Les entreprises créent ou complètent ce qui est en place localement. En tant que création pure de protection sociale ou en tant que complément des couvertures locales, les entreprises agissent sur le modèle bismarckien inventé à la fin du 19e siècle en Allemagne. Avec deux différentes : 1/ le déploiement échappe, par construction, au contexte national ; 2/ les entreprises agissent de leur propre chef, en lien avec l’OIT, mais sans qu’un État ou, en l’espèce, une organisation internationale ne leur impose des objectifs et des conditions.

Une illustration: la promotion du «salaire décent»

L’exigence d’un salaire décent ne relève pas uniquement de controverses de philosophie politique et de revendications syndicales. Elle s’incarne aussi à travers l’annonce, au printemps 2024, par Michelin, de la garantie d’un salaire décent, pour tous les employés du groupe dans le monde[5].

En plein débat français sur la smicardisation des salariés, sur le pouvoir d’achat et sur les travailleurs pauvres, la multinationale, créée en 1889, innove. Elle inscrit sa proposition dans une double lignée. D’abord celle, historique, d’une entreprise engagée dans la protection sociale, sur le registre du paternalisme. Sous ce nom désuet et connoté aujourd’hui négativement, se trouvent un ensemble de réalisations sociales que le géant du pneu a d’abord déployé dans sa région de Clermont-Ferrand, avec des crèches, des cliniques, des aides au logement et autres avantages pour les familles. Ensuite, Michelin confirme, avec ses annonces, son engagement dans ce mouvement bien plus récent, celui des entreprises qui, à l’échelle mondiale, s’engagent dans la mise en place de socles de protection sociale.

L’idée du salaire décent est de verser une rémunération suffisante pour autoriser non pas un minimum vital mais une vie décente. Cette rémunération est évaluée à un niveau qui doit doit permettre à une famille composée de deux adultes et deux enfants de pouvoir se nourrir, se loger, mais aussi se constituer une épargne de précaution et ainsi pouvoir se projeter. Ce barème, établi pour cette configuration familiale, se décline pour les autres types de foyer. Il se décline aussi en fonction des localisations (pays mais aussi régions au sein des pays) afin de prendre en compte les différenciels de pouvoir d’achat. Et il faut ajouter à ce salaire décent, tout ce que Michelin, donc comme d’autres entreprises françaises, réalise en termes de prévention et de prévoyance, avec un socle minimum de services et de garanties valables partout dans le monde. Ce socle minimum international vient compléter, lorsqu’ils sont insuffisants (sous le niveau socle), les prestations sociales nationales. Il vient suppléer leur absence quand elles sont inexistantes. Sous le nom de « Michelin One Care », Michelin garantit ainsi à tous ses salariés, à travers la planète, des prestations autour de trois priorités : du temps pour accueillir un enfant (14 semaines minimum de congés maternité/adoption rémunérées et 4 semaines minimum de congé paternité/adoption, rémunérés à 100 % du salaire) ; protection de la famille en cas de décès (versement d’un capital décès d’au moins un an de salaire et d’une rente d’éducation pour les enfants) ; accès à une couverture de santé pour tous ses salariés et leurs familles.

Le salaire décent chez Michelin, nouvelle traduction matérielle de cet engagement social international, est calculé avec l’appui expert d’une ONG spécialisée, Fair Wage[6]. Le géant du pneu a d’ailleurs reçu, début 2024, la certification « Global living wage employer » par Fair Wage, qui atteste que l’ensemble des salariés du groupe (à l’exclusion des sociétés nouvellement acquises ou en cours de cession) perçoivent une rémunération au moins égale au « salaire décent ».

Concrètement, ce salaire décent se situe significativement au-delà du salaire minimum légal de chaque pays où il est établi. Pour la France, par exemple, début 2024, le SMIC est à 21 200 euros brut annuels quand le salaire « décent » chez Michelin est évalué à 40 000 euros à Paris ou 25 000 euros à Clermont-Ferrand. À l’étranger, Michelin cite les exemples de Greenville, aux États-Unis, avec un salaire décent à 42 200 dollars, trois fois supérieur au salaire minimum local, Pékin, avec une rémunération de 69 000 yuans (soit deux fois et demie plus que le salaire minimum chinois) ou encore Manaus, au Brésil, avec un salaire décent de 37 500 rials (soit un peu plus de deux fois le salaire minimum).

Avec ces critères et ces seuils, il apparaît que 95% des 130 000 salariés de Michelin, qui exercent dans 175 pays, se trouvaient, en 2021, avec un salaire décent. L’entreprise a donc réajusté ses rémunérations pour 5% de ses collaborateurs.

Au-delà de questions philosophiques générales et de considérations sur la volonté d’apparaître mieux disant sur le plan social, l'entreprise cherche également, avec une telle initiative, à accroître son attractivité. En mettant l'accent et en communiquant sur la rémunération et sur les autres éléments de protection sociale, Michelin espère fidéliser ses employés et susciter plus de candidatures pour rejoindre ses rangs.

L’entreprise, dont le siège est toujours à Clermont-Ferrand, a su habilement relayer son implication. Relevons que d’autres entreprises de grande envergure, investies dans les socles de protection sociale, travaillent aussi dans le sens de la promotion du salaire décent. On trouve, sur le site de Fair Wage, les études de cas pour L’Oréal, Adidas, Ikea, H&M, AstraZeneca ou encore Unilever.

Le mouvement semble bien enclenché, renouvellant nombre de débats sur le rôle des entreprises dans la cohésion sociale et sur la juste rémunération. Alors certes, les tensions économiques affectant frontalement Michelin et l’emploi en France (avec des annonces, en novembre 2024, de centaines de suppression de postes), la question du « salaire décent » fait moins l’actualité de l’équipementier. Elle n’en demeure pas moins l’illustration d’un mouvement d’ensemble qui, entre autres choses, rappelle la place éminente de l’entreprise dans la protection sociale. L’ombre et l’empreinte de Bismarck sont là.

[1]. Voir la Recommandation (n° 202) de l’OIT sur les socles de protection sociale, 2012, https://www.ilo.org/dyn/normlex/fr/f?p=NORMLEXPUB:12100:0::NO::P12100_INSTRUMENT_ID:3065524 . À ce sujet, voir Martin Hirsch, Sécu : objectif monde. Le défi universel de la protection sociale, Paris, Stock, 2011.

[2]https://www.social-protection.org/gimi/gess/ShowProject.action?id=3030

[3]https://www.loreal.com/fr/groupe/decouvrir-loreal/raison-detre/social-innovation/

[4]https://en3s.fr/international/organisation-internationale-du-travail/

[5]. Voir la présentation de cette initiative par l’entreprise : www.michelin.com/publications/groupe/media-day-michelin-2024

[6]https://fair-wage.com/ Voir aussi l’ouvrage du promoteur de cette opération, Daniel Vaughan-Whitehead, Fair Wages: Strengthening Corporate Social Responsibility, Cheltenham, Edward Elgar, 2010.