«Récession sexuelle» ou régression moralisatrice? edit

3 février 2025

En février 2024, une enquête de l’IFOP réalisée pour l’Observatoire LELO de la sexualité[1] tendait à confirmer l’hypothèse d’une « récession sexuelle » généralisée en France, touchant tout particulièrement les jeunes générations. Des études ont constaté la même tendance dans différents pays : aux États-Unis et au Canada, au Royaume-Uni, en Australie, en Allemagne, dans les pays scandinaves et au Japon. L’analyse de ce phénomène complexe, aux ressorts nécessairement multifactoriels, est d’autant plus délicate que certaines données sont apparemment divergentes. Par ailleurs, un élément de réflexion est généralement absent des analyses sociologiques : de nouvelles idéologies touchant notamment la jeunesse des pays développés depuis une bonne vingtaine d’années, qui contribueraient à ce qui ressemble à une régression puritaine auto-flagellatrice.

L’émergence du concept de santé sexuelle

« D’après le réseau Sentinelles, trois infections sexuellement transmissibles (IST) ont connu des hausses de contamination importantes en France entre 2020 et 2022.[2] » En Europe, même alerte sur une « vague inquiétante »[3], comme partout à travers le monde[4]. Mais lorsqu’on parle de santé sexuelle, il ne s’agit pas seulement des IST. Plus généralement, la notion de santé sexuelle rejoint celle de « bien-être sexuel[5]», et des bienfaits pour la santé en général sont associés aux rapports sexuels et plus généralement à une sexualité épanouie. La santé sexuelle définie par l’OMS n’est donc pas seulement l’absence de maladie, de dysfonctionnement ou d’infirmité, mais « un état de bienêtre physique, émotionnel, mental et social en matière de sexualité[6]». En France, la question est explicitement prise en charge par le ministère de la santé depuis 2017 à travers la « Stratégie nationale de santé sexuelle 2017-2030[7]».

Or la proportion de Français(es) ayant eu un rapport sexuel au cours des 12 derniers mois n’a jamais été aussi faible en cinquante ans : 76% en moyenne, soit une baisse de 15 points entre 2006 et 2024. Et l’activité sexuelle perd aussi en fréquence : parmi les Français(es) rapportant avoir en moyenne un rapport sexuel par semaine, on est aujourd’hui à 43% contre 58% en 2009 (le différentiel rejoignant le groupe majoritaire en ayant encore moins souvent, parmi lesquels 24% n’ont pas eu de rapport sexuel depuis plus d’un an). D’autre part la montée de l’inactivité sexuelle affecte tout particulièrement la jeunesse : plus d’un quart des jeunes de 18 à 24 ans initiés sexuellement (28%) admettent ne pas avoir eu de rapport sexuel pendant un an, soit plus de cinq fois plus qu’en 2006 (5%).

De nombreuses études comme celle publiée en 2021 dans les Archives of Sexual Behavior[8] confirment la baisse en population générale, de l’activité sexuelle hétérosexuelle ou homosexuelle, avec un ou plusieurs partenaires (qu’il s’agisse de rapports vaginaux, anaux ou oraux) comme de la masturbation solitaire. Des données similaires peuvent être constatées dans tous les pays occidentaux ces dernières années. Et partout, la tendance est particulièrement notable chez les jeunes.

Une fracture générationnelle

Depuis une vingtaine d’années, quel que soit le sujet, on constate une rupture entre, d’une part, ceux que l’on appelle les Baby-Boomers, nés entre 1956 et la fin des années 1960 et, d’autre part, les Millennials nés entre les années 80 et l’an 2000 (et leurs cadets nés après 2000). Pour ce qui concerne tout spécialement la vie sexuelle, s’est développé une théorie des clivages générationnels dont Jean M. Twenge[9] est l’une des spécialistes les plus médiatiques.

Cette psychologue américaine estime ainsi que le ralentissement des relations sexuelles est principalement dû à ce qu’elle appelle le « facteur de la vie lente ». Il est vrai que l’on constate une entrée plus tardive dans le monde du travail, un report de plus en plus long à avoir un premier enfant et donc à « devenir parents », ou encore une augmentation considérable du temps libre des jeunes consacré aux jeux, électroniques ou pas, plus ou moins enfantins. Et un grand nombre de jeunes gens vivent à la maison avec leurs parents beaucoup plus longtemps que la génération précédente.

À ces hypothèses, il faudrait sans doute ajouter, d’une part, la tendance à l’infantilisation des jeunes gens de la part des adultes (on appelle « enfant » des jeunes de 14-15 ans) et, d’autre part, le fait que les jeunes gens sont particulièrement touchés par de nouvelles idéologies étrangement convergentes dans leur impact sur la question sexuelle : l’idéologie islamiste reformulée par le salafo-frérisme d’une part, et d’autre part les nouvelles idéologies parfois appelées wokistes que l’on peut définir comme de nouvelles « religions séculières[10] ».

Un changement de paradigme paradoxal

D’origines bien différentes, l’idéologie salafo-frériste, issue de la culture islamique, et l’idéologie woke, issue de la culture occidentale, se rejoignent et paradoxalement se confortent l’une l’autre. Méfiance réciproque et séparatisme entre les sexes, remise en cause du libertinage et des luttes libertaires passées pour la libération des mœurs, montée du justicialisme et des autoritarismes, penchants pour la victimisation, la mortification et la culpabilisation, voire le martyre : autant de tendances parfois contradictoires mais qui incitent ensemble à la récession sexuelle.

L’idéologie islamiste est foncièrement misogyne et homophobe. D’une part en effet, la loi musulmane condamne très durement l’homosexualité dans ses textes considérés comme sacrés, et comme en témoignent les codes pénaux de différents pays musulmans et les assassinats particulièrement cruels d’homosexuels perpétrés en Iran, par Daesh, ou par les talibans. D’autre part, l’islam politique instaure un véritable apartheid des femmes à travers le principe du voilement du corps.

À l’opposé à bien des égards, les « wokes[11] » participent pourtant eux aussi d’un certain séparatisme sexuel et d’une fascination/répulsion à l’égard du sexuel. Dans leur vision du monde, le corps est le premier point d’ancrage de la logique de victimisation systématique. D’une part, la couleur de peau est mise en avant pour dénoncer la « racisation » des non blancs, mais d’autre part, le sexe est comme nié, effacé au profit du « genre ». Le transgenrisme est à cet égard emblématique : rejet de la distinction biologique des sexes, au profit d’une identification à travers des stéréotypes de genre des plus traditionnels poussés à leur paroxysme. En cela ce courant est congruent avec le « néo-féminisme » que l’on devrait plutôt qualifier de féminicisme tant cette idéologie valorise le « genre » féminin au détriment du sexe des femmes.

La contre-révolution #MeToo

La « révolution » qu’aurait réalisée le mouvement #MeToo à travers une libération de la parole a aussi l’allure d’une contre-révolution[12], à proprement parler, c’est-à-dire à une mobilisation « réactionnaire » en opposition à la libération des mœurs obtenue dans les années 1970-1980. Plutôt que l’aboutissement du mouvement de libération des femmes devant résider dans l’instauration de relations égalitaires apaisées entre les sexes, c’est à sa négation que l’on assiste avec l’enclenchement d’une nouvelle guerre sans fin contre une prétendue « culture du viol systémique ». La relation hétérosexuelle est freinée, voire empêchée, par cette méfiance essentialisante à l’égard des hommes réputés être des prédateurs par nature, et par l’instauration conséquente d’une conception extensive déraisonnable du « consentement ».

À rebours des luttes passées, les néo-féministes préconisent aussi volontiers le refus de la pilule au motif qu’elle déresponsabiliserait les hommes, incitant souvent à revenir à l’abstinence comme moyen contraceptif privilégié. Dans la même veine, les néo-féministes refusent les traitements hormonaux de substitution (THS) qui allègent les méfaits de la ménopause et combattent certains effets du vieillissement, au motif que cela ne serait que complaisance aux exigences esthétiques des hommes. Le recul alarmant du recours à ces traitements par les femmes ménopausées[13] a forcément des répercussions négatives sur la santé sexuelle des séniors dont on se préoccupe pourtant enfin[14].

Une dépression mentale collective?

« L’activité sexuelle – et l’inactivité – nous donne un aperçu de la façon dont les êtres humains sont, ou ne sont pas, en relation les uns avec les autres[15] ». Or aujourd’hui, les relations interhumaines en général subissent plusieurs types de handicap. Tout d’abord, la multiplication des maladies infectieuse émergentes prenant la forme d’épidémies voire de pandémies (du VIH au Covid) et la réapparition de maladies éradiquées en Occident par le passé comme la tuberculose et la variole dissuadent les contacts physiques ou les interdisent. D’autre part, concernant plus directement les rapports sexuels, l’augmentation continue des maladies sexuellement transmissibles parmi lesquelles la syphilis qui avait quasiment disparu impacte directement l’attractivité des rapports sexuels, devant faire l’objet de protections très strictes. 

À l’opposé, mais ressortant paradoxalement d’une même dépréciation du rapport sexuel et amoureux, on constate une consommation importante de contenus pornographiques, pédopornographiques et violents dans toutes les classes d’âges. Et la pratique qui se répand du « chemsex[16]», prise de drogue pour désinhiber, stimuler, et augmenter les « performances » sexuelles, est un indice des blocages au passage à l’acte sexuel et une des facettes de l’augmentation de l’usage de toutes sortes de drogues qui à plus ou moins longue échéance sont d’ailleurs plutôt des inhibiteurs sexuels.

Par ailleurs, la généralisation de l’internet et le développement des activités virtuelles contribuent à l’isolement et au repli sur soi. Si l’on y ajoute, d’une part, les effets probablement nocifs pour le système hormonal et reproductif, et la santé physique en général, des perturbateurs endocriniens et des pollutions diverses et, d’autre part, l’inquiétude grandissante dans un monde globalisé, ainsi que les nouvelles idéologies néo-puritaines, la situation n’incite sans doute pas à l’enthousiasme, au happy sex et à la procréation[17].

Considérer comme une (r)évolution culturelle voire anthropologique positive la séparation des sexes et la mise à l’écart de la sexualité que l’on constate aujourd’hui ne serait-ce pas alors plutôt la fine pointe, le symptôme le plus inquiétant d’une dépression sexuelle généralisée ? À l’encontre des différents courants réactionnaires qui saisissent de nos jours l’Occident, ne serait-il pas plus raisonnable de déplorer cette évolution, de la caractériser comme une pathologie dépressive et de lutter contre son développement ?

[1] « La “sex recession” : les Français font-ils moins l’amour ? », Enquête IFOP, 6 février 2024.

[2] Marina Carrère d'Encausse, « Santé sexuelle : le retour de la syphilis en France est-il alarmant ? », Fondation pour la recherche médicale, 6 novembre 2024.

[3] European Centre for Disease Prevention and Control, « World Sexual Health Day 2024 - Actions needed to limit the spread of sexually transmitted infections in Europe », 4 septembre 2024.

[4] OMS, « Un nouveau rapport signale une augmentation importante des infections sexuellement transmissibles, dans un contexte difficile de lutte contre le VIH et l’hépatite », 21 mai 2024.

[5] Kristin R. Mitchell & autres, « What is sexual wellbeing and why does it matter for public health? », The Lancet Public Health, 1er mai 2023.

[6] OMS, Santé sexuelle, définitions.

[7] Ministère de la santé, Santé sexuelle et reproductive, Agenda 2017 – 2030 Stratégie nationale de santé

[8] Debby Herbenick et al., « Changes in Penile-Vaginal Intercourse Frequency and Sexual Repertoire from 2009 to 2018: Findings from the National Survey of Sexual Health and Behavior », Archives of Sexual Behavior, 19 novembre 2021.

[9] Voir son ouvrage de référence : Generations, Atria Books, 2023.

[10] Selon la formule de Raymond Aron, L’Âge des empires et l’avenir de la France, Éditions Défense de la France, 1945.

[11] Voir notamment Pierre Valentin, Comprendre la révolution woke, Éditions Le Débat/Gallimard, 2023 et Nathalie Heinich, Le Wokisme serait-il un totalitarisme ? Albin Michel, 2023

[12] Voir Sabine Prokhoris, Le mirage #Metoo (Éditions du Cherche Midi, 2021) et Qui a peur de Roman Polanski ? (Éditions du Cherche Midi, 2024)

[13] « Traitements hormonaux substitutifs de la ménopause. Orientations générales, conclusions et recommandations », ANEAS/AFSSAPS, 11 mai 2024.

[14] « Vie intime des ainés : l'éclairage de François Dabis », SéniorActu, 7 octobre 2022

[15] Debby Herbenick, « Nearly 1 in 3 young men in the US report having no sex, study finds », News at UI, Bloomington, Indiana, 15 juin 2020.

[16] Drogue Info Service, « Le chemsex : la prise de drogues lors de rapports sexuels ».

[17] A cet égard, le mini sondage réalisé le 16 octobre 2024 par le magazine Le Point auprès de ses lecteurs qui se situent globalement davantage à droite du spectre politique, et donc traditionnellement plutôt natalistes, est significatif : à la question « comprenez-vous les gens qui ne veulent pas d’enfants ? », sur les 6269 réponses, 69,1% sont positives.