J.D. Vance, le troisième homme edit
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Le vice-président J.D. Vance compose le personnage le plus insolite du triumvirat qui gouverne aujourd’hui les États-Unis. À côté de Trump, le baroudeur des affaires, et de Musk, le techno-visionnaire, il offre un troisième visage de l’Amérique en transition. Il s’est fait connaître par le récit de son ascension sociale improbable, d’enfant pauvre issu de l’Amérique en déclin (la Rust Belt), engagé dans les Marines pendant plusieurs années, puis devenu avocat diplômé de l’école de droit de Yale. Ce bestseller, Hillbilly Elegy, écrit au départ comme son mémoire de fin d’études, a été publié en 2016 alors qu’il avait 32 ans[1]. La suite de son itinéraire est à l’image de cet outsider surdoué.
Un homme des frontières
Il a franchi des frontières en un temps record. D’abord sociales, nous l’avons vu. Puis, religieuses : ancré dans la religion anglicane pendant son enfance dans les Appalaches, il se fait baptiser catholique en 2019, animé de la vibration spirituelle du nouveau converti. Puis partisanes : en 2016, il critique Trump (« jamais je ne le soutiendrai », dit-il alors), décide de voter pour un candidat indépendant, et proclame que ce président va faire le malheur de la classe ouvrière. En réalité, il change d’avis au cours du premier mandat de Trump, ulcéré par les surréactions critiques des libéraux radicaux, et finalement se présente avec succès aux élections sénatoriales en 2022 sous l’étiquette républicaine.
Dans Hillbilly Elegy il se décrit comme un enfant paumé, balloté de foyers en foyers, déchiré par un amour haine envers sa mère instable et qui se drogue aux opiacés. À peine a-t-il franchi les grilles de l’Université, il se révèle doté d’un sidérant talent à se lier d’amitié avec des « grands » du pouvoir. Dès 2011, il se rapproche de Peter Thiel qui lui ouvre les portes de la Silicon Valley et finance ses premiers investissements dans des startups. Il devient « bon copain » avec le fils ainé de Donald Trump – qui aurait lu en 2016 le fameux mémoire de fin d’étude de Vance ! – et qui, parmi d’autres personnes influentes, pousse son père à mettre ce jeune sénateur sur la short-list pour le poste de vice-président. Vance, de fait, a lui-même manifesté à de nombreuses reprises par ses votes son allégeance à Donald Trump – notamment pour repousser les tentatives d’inculpation sur sa responsabilité lors des émeutes du Capitole du 6 janvier 2021. Depuis son adhésion au trumpisme, il a prouvé une ardeur sans égale à publiciser son soutien aux positions du mouvement MAGA. Imprégné d’une vision apocalyptique de l’Amérique d’aujourd’hui, il a affirmé : « Élire Trump représente le seul espoir pour que les Américains sortent de l’effondrement de la civilisation. » Conjointement, en utilisant habilement son itinéraire singulier, il a construit sa propre version de l’ultra conservatisme qu’il entend développer dans un projet à long terme pour l’Amérique sous la bannière d’un catholicisme de combat.
Moment-clef: sa conversion religieuse
Féru d’écriture réflexive, J.D. Vance a à cœur d’expliquer ses états d’âme : il l’a fait à propos de sa conversion au catholicisme dans un long article du magazine religieux The Lamp (2020), « How I joined the résistance ». Ses interrogations sur sa foi s’amorcent après sa participation à la guerre en Irak : « Je suis parti en 2005 comme jeune idéaliste désireux de faire progresser la démocratie et le libéralisme vers le reste du monde "arriéré". Je suis revenu en 2006 sceptique à propos de cette guerre et des motivations qui l’ont accompagnée. » Entamant des études supérieures, il s’apprête à adopter l’athéisme, forme idéologique la plus adéquate pour intégrer l’élite, mais le coût personnel en est très élevé : « Cela revenait à établir une rupture avec mes origines familiales et son conservatisme culturel. » La recherche d’un accrochage spirituel l’occupe alors que, parallèlement, il manifeste une ambition décuplée par la découverte du milieu universitaire et, forcené de la compétition, il jette toutes ses forces au service d’un parcours d’excellence. Il suit des cours de philosophie, multiplie les lectures (Ayn Rand, saint Augustin, René Girard...), questionne ses choix de vie, évalue les effets de ce changement sur sa façon d’être et ses relations avec les autres.
En 2011, à Yale, il assiste à une conférence de Peter Thiel, figure éminente de la Silicon Valley et pionnier de l’économie numérique. Cette rencontre est « le moment le plus significatif de ma vie », dira-t-il plus tard. Thiel accuse les dirigeants de la Tech de dépenser plus de temps à entretenir des compétitions et des rivalités sans fin entre eux qu’à réfléchir à la finalité de leurs entreprises. En effet, il projette une révolution radicale de nos sociétés par la puissance technologique, les petits progrès de l’époque (par exemple les échanges de photos des adolescents via Facebook) lui semblant dérisoires à l’aune de sa grandiose vision messianique. Le fondateur de Paypal, en outre, est catholique et a prouvé un conservatisme viscéral, accompagné d’un machisme assumé, en publiant en 1999, avec David O. Sacks (son partenaire de Paypal), un livre contre la politique de la diversité culturelle sur les campus[2]. A une époque où la Valley est acquise sans réserve au libéralisme culturel, cette prise de position a fait scandale.
Cette rencontre ébranle intellectuellement J.D. Vance. Il engage une réflexion sur le conformisme idéologique de la classe éduquée en même temps qu’il décide d’écrire, à partir de quelques notes, son histoire personnelle. Au cours de ce travail, il réévalue radicalement la façon dont il avait envisagé sa condition sociale. Le livre s’articule à une analyse sur la société produite par les élites américaines, axée sur la consommation et le plaisir sans aucune référence au sens du devoir et à la vertu, une logique qui accentue encore pour les pauvres le recours aux substituts artificiels et accroît leur sentiment de ne jamais pouvoir s’en sortir. Mais si les élites les maintiennent dans une position d’aliénés, ceux-ci ont quand même une responsabilité par leur passivité : Hillbilly Elegy offre une description bienveillante des « cols bleus », mais aussi les accable de reproches – sur la démission des hommes, notamment envers leurs responsabilités sociales et familiales. « J’ai commencé à écrire envahi de colère et de ressentiment contre ma mère, et certain de mes propres capacités. Et je l’ai terminé en étant plus sûr de rien, ni de moi, ni des solutions sur les questions sociales. » Les propositions politiques fournies par la droite lui semblent cruelles, car insensibles au tragique que génèrent certaines situations de pauvreté, celles fournies par la gauche sont certes empreintes de compassion, mais se réduisent à des colmatages matériels et ne contiennent aucun aiguillon intellectuel ou spirituel. C’est cette absence de solution qui le conduit à chercher « une lumière », un fond moral et d’espérance, qu’il trouve en se convertissant au catholicisme[3].
Ce cheminement le conduit à se rapprocher des cercles d’intellectuels catholiques ultra conservateurs comme le philosophe Patrick Deneen[4], qui en appellent à des changements profonds dans les institutions politiques, se faisant l’avocat d’un remplacement de la démocratie par un régime post-libéral. Vance se déclare « anti-régime » et pense que l’Amérique est au bord de l’effondrement et qu’il faudra des années pour élaborer un autre modèle de société. Peter Thiel[5] va encore plus loin et déclare au Financial Times, dans un article mystique inondé de références à l’apocalypse, qu’avec l’avènement de Trump la guerre ancestrale entre la démocratie et la liberté va enfin prendre fin, et que l’Internet est en train de « gagner, alors que les institutions de l’ancien régime s’effondrent ». Pour comprendre les changements dans les sphères dirigeantes américaines, c’est probablement cette alliance étrange entre le sacré, la technologie et la politique – une originalité mentionnée dans mon livre Le Modèle californien – qu’il faut examiner [6] : une façon de voir à grande distance de la pensée politique européenne.
La guerre culturelle en faveur de la classe ouvrière
J.D. Vance se définit comme un pro-ouvrier conservateur. Tourné vers une Amérique authentique, il est persuadé que les valeurs conservatrices soutiennent les intérêts de la classe ouvrière, alors que les valeurs progressistes servent les grandes entreprises et un État coercitif. En ce sens ses prises de positions épousent largement celle de Trump, mais elles lui ajoutent le vernis ouvriériste que le milliardaire peine à incarner. Face à l’ancien animateur de The Apprentice, il peut faire valoir qu’il dispose, lui, d’une vision du monde réfléchie et structurée : une vision du monde d’inspiration religieuse dans lequel la notion de péché opère comme un régulateur moral ; une projection qui, aussi, entend dépasser le régime démocratique pour organiser un autre ordre – sans que celui-ci soit d’ailleurs très clair, car il est articulé à des attentes quasi eschatologiques.
Ainsi, J.D. Vance est favorable à une politique fortement restrictive envers l’immigration et l’épine dorsale de sa réflexion économique est la critique de l’hyperglobalisation et des élites libérales qui en furent les instigatrices. Il entend mener aussi une lutte culturelle : « La guerre culturelle est une guerre de classe » (« The culture war is class warfare. »)[7], affirme-il. Ce faisant, il n’hésite pas à lier des causes économiques qui lui tiennent à cœur avec des enjeux culturels : par exemple, il accuse les lobbies pharmaceutiques dans l’utilisation de produits médicaux nécessaires aux transitions de genre ou dans les commandes de masques par l’administration fédérale lors du Covid. De fait, ses interventions publiques concernent d’abord des enjeux sociétaux auquel une partie de la classe ouvrière, imprégnée de croyances religieuses, est particulièrement sensible : promotion du masculinisme, lutte contre les politiques d’affirmative action dans les établissements scolaires et dans les universités, attitude défavorable à l’avortement (ses discours ont souvent changé sur ce sujet), et rejet de la culture woke qui fait des discriminations de toutes sortes (le genre, la couleur de peau, les origines ethniques, les orientations sexuelles) son obsession. Parallèlement, il se prononce contre les interventions américaines en territoires étrangers, et en conséquence, ne soutient pas l’appui américain à la guerre en Ukraine. Plus de 60% des votants blancs non diplômés (hommes : 69% ; femmes : 63%) ont opté pour Trump, et donc ont été sensibles à ce programme.
J.D. Vance possède beaucoup de cartes pour aller loin. Il est un self-made man (mais diplômé d’une université de l’Ivy League), cultivé et doté de convictions muries, il détient des réseaux d’importance dans le monde de la Tech et dans les milieux ultra conservateurs. Marié à une femme issue de l’immigration indienne, elle-même cadre supérieure diplômée de Yale avec laquelle il a trois enfants, il a construit une image de famille irradiante « parfaite » comme celle qu’avaient su mettre en scène Barack et Michelle Obama. Par tous ces attributs il appartient aux strates élevées de l’aspirational class, étudiée par la sociologue Elizabeth Currid-Halkett[8] : « Pour ces nouvelles élites, la réussite s’habille de bien plus d’exigences que de la simple récompense en termes de finances ou de statut, elle se traduit par la mise en application d’un ethos de vie. » Il y a dix ans, ce couple aurait irrémédiablement été démocrate. Que s’est-il passé ?
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[1] Voir ma recension de cette autobiographie, « Le monde perdu du vice-président Vance », Telos, 16 novembre 2024.
[2] David O Sacks et Peter Thiel, The Diversity Myth: Multiculturalism and Political Intolerance on Campus, Independent Institute,U.S., 1999.
[3] Le texte a été traduit et commenté ligne à ligne par la revue Le Grand Continent, 2 octobre 2024.
[4] Patrick J.Deneen, Regime change, Toward a post-liberal Future, Sentinel, 2023.
[5] Peter Thiel, « A time for truth and reconciliation », Financial Times, 10 janvier 2025.
[6] Monique Dagnaud, Le Modèle californien, Odile Jacob, 2016.
[7] Ian Ward, « Is there anything something more radical than MAGA? », Politico, 15 mars, 2024.
[8] Voir ma recension du livre de Elizabeth Currid-Halkett (The Sum of Small Things: A Theory of the Aspirational Class, Princeton University Press, 2017): « L’aspirational class ou l’ethos des nouvelles élites américaines », Telos 6 avril 2018.