Sept remarques sur les tarifs Trump edit

Donald Trump apparaît en phase de repli. La panoplie baroque de tarifs douaniers prétendument réciproques a été uniformisée à 10% — sauf pour la Chine — et, de manière peut-être encore plus significative, une grande partie de l’électronique en a été exclue, ce qui fait échapper à la taxation le quart des exportations chinoises vers les États-Unis, et près de la moitié de celles du Vietnam. Il reste qu’il serait pour le moins imprudent de considérer la querelle tarifaire comme en voie de résolution. D’abord parce que la réduction présente ne vaut en principe que pour 90 jours, ce pour permettre aux partenaires commerciaux de présenter leurs concessions, et que 10% (25% pour l’automobile, l’acier, l’aluminium), cela représente déjà un quasi quadruplement des tarifs antérieurs. Ensuite, parce que le recul du président ne tient en rien à des négociations, qui dans la plupart des cas n’ont pas commencé, mais au danger imminent de krach boursier et obligataire, lui-même lié aux réactions très négatives de grands investisseurs, dont beaucoup sont américains. Enfin, parce que tout indique que la question douanière est la clé de voûte du projet économique trumpien.
Il est donc essentiel de comprendre où l’on en est, et quelles sont les perspectives.
1. L’Union Européenne ou la Chine sont en valeur absolue les zones du monde les plus touchées par les nouveaux tarifs douaniers américains- les plus élevés en plus de cent vingt ans, si l’on considère ce qui avait été annoncé le 2 avril. Néanmoins, l’énormité de leurs marchés intérieurs devrait y limiter la casse industrielle ou agricole, et la baisse du niveau de vie qui en résulterait immanquablement. Les pays européens commercent très majoritairement entre eux, et la Chine, depuis une vingtaine d’années, s’est suffisamment enrichie pour moins dépendre de ses exportations, en outre largement destinées aux pays environnants.
Il n’en va pas de même pour de nombreux pays pauvres, dont le développement économique dépend très fortement des exportations vers les pays développés. Il s’agit en particulier de produits agricoles « exotiques », ou industriels bas de gamme, peu susceptibles d’être rapatriés compte tenu des énormes différences de coûts salariaux. Le Vietnam s’est vu infliger un tarif relevé de 46%, le Cambodge de 49%, le Bangladesh (qui vend pour huit milliards de $ de produits textiles aux USA) de 37%, et Madagascar — l’un des pays les plus pauvres du monde — de 47%. Trump entend-il acclimater sa vanille (principale exportation de la Grande Ile) en Floride ? Ces tarifs douaniers entraîneraient immanquablement de nombreuses pertes d’emploi sans indemnité, abandons de terres, et une diminution des postes budgétaires les plus vitaux, avec à la clé un bond sans précédent de la faim, des maladies, du saccage des forêts ou des ressources marines, de la déscolarisation – et, bientôt, de la violence dans beaucoup de ces pays fragiles.
Il s’agit, on ne l’a pas encore assez dit, d’une rupture fondamentale avec soixante-dix ans de tarifs douaniers préférentiels concédés aux pays en développement par les pays riches unanimes ; tarifs qui prolongeaient les efforts de développement, certes trop tardifs et trop limités, que les puissances coloniales avaient fourni dans les dernières années avant l’Indépendance. Et cela avait permis de réduire progressivement l’empire de la faim au niveau le plus bas de l’histoire. « Trade, not aid », avait affirmé Ronald Reagan, qui fait rétrospectivement figure de grand humaniste. Trump réplique : « Neither trade, nor aid ». C’est une régression non vers le XIXe siècle — fortement teinté d’humanitarisme, marqué par l’abolition progressive de l’esclavage —, mais vers le XVIIIe, ou plus loin encore. Les tarifs Trump sont le pendant du retrait des États-Unis des organismes internationaux, et de la liquidation de l’USAid. L’égoïsme sacré est de retour.
2. D’un point de vue strictement juridique, il est stupéfiant que Trump ait osé renier unilatéralement un nombre incalculable d’accords et de traités internationaux signés par ses prédécesseurs, ou par lui-même, que ces traités soient globaux, multilatéraux ou bilatéraux. Ce faisant, il déstabilise complètement tout l’ordre commercial mondial, et rend caducs des accords péniblement négociés et ratifiés. Cela devrait suffire à mettre les États-Unis au ban des nations, puisqu’ils méconnaissent sciemment ce principe antique : un traité régulièrement signé et ratifié engage un pays, et pas seulement le signataire. Si les États-Unis n’étaient pas les États-Unis, ils devraient déjà faire l’objet de sanctions, et leurs citoyens soumis à restrictions pour leurs voyages internationaux. Ce mépris de la chose signée et du droit international, joint au reniement de l’aide à l’Ukraine et aux menaces contre les alliés de l’OTAN, font légitimement douter de la valeur de la parole des États-Unis, et confortent les transgressions commises ou envisagées par les États dits voyous. Le gendarme du monde s’est fait complice des voleurs. Et les dangers de guerre en sont soudain accrus.
3. L’argument principal de Trump – « notre déficit commercial vient de ce que nous avons été pillés et maltraités par le reste du monde » – ce qui justifierait l’explosion tarifaire, est l’une des aberrations les plus étranges qu’un chef d’État moderne ait émises. Le déséquilibre constant des échanges de marchandises signifie simplement que les Américains ont depuis fort longtemps pu vivre au-dessus de leurs moyens – ce qui est probablement plus agréable que l’inverse. Et que c’est le reste du monde qui s’est, si l’on peut dire, cotisé (avec pour contrepartie des bons du Trésor en dollar à longue échéance) pour leur assurer ce train de vie.
Cela correspond très traditionnellement aux positions dominantes, de celui en mesure d’imposer aux autres sa monnaie, ses normes, sa protection parfois encombrante. Et avec qui on craint de ne pouvoir se brouiller qu’à ses propres dépens. Ce fut dans l’Antiquité le cas de l’Italie romaine, presque dispensée de produire tant que l’Afrique (Tunisie), l’Égypte et la Gaule lui assuraient son alimentation et ses outils. La Grande-Bretagne, tout au long de son glorieux XIXe siècle, eut un commerce des marchandises constamment déficitaire, dans des proportions presque comparables aux États d’aujourd’hui. En souffrit-elle ? Certains de ses producteurs sans doute, en particulier dans l’agriculture. Mais ses excédents tout aussi constants en matière de balance des services assurèrent globalement l’équilibre, et son extrême prospérité – dans l’inégalité. L’analogie avec les États-Unis de l’après 1945 est frappante. Un siècle durant, Londres n’opposa à peu près aucun droit de douane, même aux pays qui s’entouraient de barrières protectionnistes. C’est avec le déclin britannique, à la suite de la Première Guerre mondiale et surtout de la crise des années trente, que le dogme librre-échangiste fut remis en cause. Les États-Unis de 2025 ne sont pas du tout dans la même situation d’urgence.
4. Pour l’UE, une manière de consensus semble se dégager pour estimer qu’une riposte consistant à augmenter massivement les droits de douane opposables aux États-Unis ne devrait être utilisée qu’en ultime recours. L’actuelle proposition d’un abaissement à zéro des tarifs des deux côtés est habile, car elle semble répondre aux récriminations de Trump, et en outre correspondre à la suggestion d’Elon Musk. Elle ne nous coûterait en réalité pas très cher, les droits réels — non pas ceux affichés le 2 avril par Donald Trump — étant déjà très réduits. Mais, pour cette raison, cela signifierait pour Trump conclure un marché de dupe, qu’il a déjà explicitement rejeté. Sauf à se retrouver préalablement acculé, il y a peu de chances qu’il se contente ainsi de sauver la face.
Or l’Europe ne peut guère aller très au-delà. Sauf à se renier, elle ne modifiera pas, sinon à la marge, son ordre social, fiscal, écologique et ses principes fondamentaux. Ce ne sont pas quelques pour cent de baisse de prix qui rendront les produits américains — voitures par exemple — beaucoup plus désirables par les consommateurs européens. Et l’incertitude sur l’avenir autant que la déstabilisation boursière ne sont pas précisément des incitations à investir aux États-Unis. D’autant plus que la main d’œuvre qualifiée disponible n’y abonde pas, la politique migratoire menaçant d’aggraver le problème.
5. À force de surenchère douanière, Trump précipite à toute vitesse les États-Unis dans l’affrontement économique (et peut-être pas seulement, à terme) avec la Chine. Celle-ci ne cédera pas. Si l’apprenti autocrate de Washington avait la moindre idée de la première leçon que les Chinois (et pas que le PC au pouvoir) retiennent de leur histoire moderne, c’est-à-dire le caractère odieux des « traités inégaux » imposés au XIX siècle par les Occidentaux et les Japonais à leur pays, il n’agirait pas de cette manière absurdement provocante. Rappelons que la première guerre de l’Opium fut déclenchée en 1839 par le refus britannique de se soumettre aux tarifs douaniers chinois ; et qu’ensuite la Grande-Bretagne s’assura durablement le contrôle direct des douanes de l’Empire déclinant. La légitimité de tout régime chinois est intrinsèquement liée au rejet de tout ce qui ressemblerait à une tutelle étrangère, rejet qui a coûté tant de dizaines de millions de morts et tant d’efforts à la Chine.
S’il y a bras de fer, Trump a peu de chances de le gagner. D’une part la Chine se passera plus aisément des produits américains que l’inverse – ce qu’indique déjà l’ampleur de l’excédent commercial au profit de la RPC. D’autre part, il ne faut pas oublier que tout Chinois de 65 ans et plus a connu la disette ou la famine, lors du Grand Bond en Avant (1958-61). La prospérité y est suffisamment récente, et partielle, pour que la capacité de résilience face à un regain de pauvreté ne soit pas abolie. Les Américains souffriraient vite bien davantage. Et eux conservent en principe (avec Trump on ne peut rien exclure) le droit de renvoyer à terme leur gouvernement. Le PCC, qui en a vu bien d’autres, peut attendre.
6. Pour ces diverses raisons, et à la différence d’une grande partie des chroniqueurs économiques ou des milieux d’affaires, je ne crois guère en un abandon définitif, des nouveaux tarifs douaniers (y compris les « réciproques ») par Trump. Les possibilités de négociation qui soient autre chose qu’une capitulation de l’une ou l’autre des parties sont en réalité limitées. Cela vaut encore davantage pour les pays pauvres. Le Bangladesh pris à la gorge promet d’acheter davantage de coton et de blé américains, mais il n’y a aucune chance pour que cela compense le présent excédent commercial. Trump s’est félicité de la complaisance du secrétaire général du parti communiste vietnamien (!), mais qu’a à offrir ce dernier, alors que le déficit d’exportations américaines vers son pays dépasse les 120 milliards de $ ?
Trump s’est trop engagé, et trop solennellement (le « Jour de la Libération », obsessionnellement annoncé tout au long de sa campagne électorale, et ensuite) pour concéder grand-chose sans des concessions majeures dont, pour la plupart des pays, on ne voit même pas en quoi elles pourraient consister (pour ne prendre que cet exemple, Singapour est déjà un port franc, et ce depuis deux siècles). Le président américain ne croit sans doute pas en grand-chose, mais la prétendue nécessité d’un commerce extérieur à l’équilibre (globalement, et avec chaque pays) semble chez lui centrale, il le ressasse depuis les années quatre-vingt. Son obsession personnelle à faire de la « méchanceté » et de l’avidité du reste du monde la cause unique de la désindustrialisation de son pays, mille fois répétée, a été parfaitement reçue par le cœur de son électorat, et même au-delà : des syndicalistes démocrates de l’automobile ont acclamé ses récentes décisions. Lâcher maintenant sur le sujet douanier serait pour Trump prendre un risque politique énorme.
Enfin Trump a un besoin vital des quelque 400 milliards de $ de droits de douane (si l’on se fonde sur une taxation des importations à 10%), et si possible beaucoup plus, propres à lui permettre de s’attaquer au déficit budgétaire sans augmenter les impôts, voire en supprimant un impôt sur le revenu, institué en 1907, qu’il considère comme illégitime. Reste à savoir s’il sera réellement en mesure d’imposer ses tarifs, même diminués ; et, sinon, la gravité pour lui des conséquences politiques.
7. Nos gauche radicale et droite extrême devraient voter une adresse de félicitations commune à Donald Trump. Ce dernier ne vient-il pas de prendre les mesures les plus massivement anti-libérales qu’on ait vues depuis 1945 ? Poutou, Mélenchon, Le Pen et Tondelier en ont rêvé, Trump l’a fait : briser net la mondialisation, renier solennellement le libre-échange, promouvoir le souverainisme dans tous les domaines (et pas seulement dans l’économie). Certes, à gauche et chez les écologistes, on assortit « protectionnisme » de l’épithète « solidaire », ou « social ». Sans guère préciser la manière concrète de gérer l’oxymore – l’idée même de protection s’opposant à celle de solidarité.
On mesure à cette aune l’extrême intelligence qu’eurent certains à dénoncer soir et matin le commerce international, les cargos et autres porte-containers, ou les traités de libre-échange pourtant très protecteurs conclus avec le Canada ou le Mercosur. La démagogie ambiante a été portée ici même par le centre et la droite, tant il est aisé de faire recette avec la peur de l’étranger. Aujourd’hui, il est nécessaire de faire front avec nos partenaires naturels aux quatre coins du monde – dont le Canada et l’Amérique du Sud, mais aussi l’Inde ou l’Asie du Sud-Est, qui ont comme nous autant à redouter la Chine que les États-Unis. La frilosité n’est plus de mise, même celle motivée par la bonne conscience écologique. Le monde tel que nous l’apprécions survivra plus aisément au glyphosate ou aux PFAS qu’aux foucades trumpiennes.
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