Le rapprochement américano-russe pourrait-il mettre fin à l’alliance entre Moscou et Pékin? edit

11 mars 2025

La Russie et la Chine ont établi un nouveau type de relations, qui n’est ni une « alliance stratégique », ni une simple « entente de circonstance ».  Engagé par Moscou dès le début dès la fin des années 1990, le « tournant vers l’Asie » a été accéléré par Vladimir Poutine avec la crise ukrainienne de 2014 et parachevé avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine du 24 février 2022[1]. Les marchés européens leur ayant été fermés, les Russes ont été obligés de réorienter leurs exportations vers l’Asie et surtout la Chine.

En 2024, les échanges entre la Chine et la Russie ont été de presque 245 milliards de dollars, un niveau jamais atteint. Les exportations chinoises vers le marché russe sont surtout composées de produits industriels à haute valeur ajoutée tandis que les exportations russes vers la Chine sont surtout des matières premières et énergétiques.

La bonne tenue des échanges commerciaux ainsi que l’excellence des relations politiques sont confortées par leur détestation commune de la suprématie des États-Unis et des « valeurs » libérales occidentales. Il convient d’y ajouter la très grande proximité personnelle entre Vladimir Poutine et Xi Jinping, qui s’est traduite par une quarantaine de rencontres et d’innombrables échanges téléphoniques. La coopération diplomatique bilatérale, multilatérale dans les enceintes comme les NU, ou régionale comme l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) ou les BRICS, est sans égale.

Cette grande proximité est complétée par l’importance géostratégique et géoéconomique que chacun des deux pays éprouve pour l’autre et d’une puissante coopération sécuritaire. Il s’agit pour les deux régimes d’assurer la stabilité et de lutter contre « les trois maux » (séparatisme, terrorisme, extrémisme), notamment en Asie centrale. La Chine, grâce à la profondeur stratégique que lui fournit la Russie au nord et à l’ouest, en Asie centrale, peut se concentrer sur les théâtres de tension prioritaires que sont Taïwan et les mers du Sud. Enfin, sur le plan géoéconomique, les approvisionnements énergétiques nécessaires à son développement sont également à l’abri de toute interruption qui pourrait survenir en cas de crise internationale, ce qui ne serait pas le cas pour les approvisionnements empruntant les voies maritimes.

Mais l’amitié russo-chinoise n’est pas «sans limite», comme l’aiment à proclamer les deux dirigeants. Elle est fragilisée par les déséquilibres économiques et démographique ainsi que par la dépendance russe du marché chinois, notamment en ce qui concerne les produits énergétiques. 

Le Russie dépend beaucoup plus de la Chine que l’inverse, ce qui n’est pas sans susciter une certaine inquiétude à Moscou. Si la Chine est devenue le premier partenaire commercial de la Russie, Moscou n’était en 2023 que le sixième partenaire de Pékin. La Russie est également sous la coupe des compagnies et des banques chinoises pour leurs investissements les plus importants dans les secteurs énergétiques et des infrastructures.  

Cette relation est marquée par la défiance historique basée sur le souvenir qu’ont les Chinois de l’annexion par la Russie de 1 million de km2 de territoires durant le « siècle d’humiliation ». Le déséquilibre démographique entre les deux pays suscite également une forte inquiétude en Russie, surtout en Sibérie et dans l’Extrême-Orient russe.

L’invasion russe de l’Ukraine en février 2022 a accentué ces tendances tout en renforçant les relations bilatérales. Sur le plan commercial, les échanges ont augmenté de 32,7% entre 2022 et 2023. Toutefois, cette progression s’est fortement ralentie entre 2023 et 2024 pour s’établir à 2,9%. Très pragmatique, Pékin ne souhaite pas mettre ses œufs dans le même panier russe et s’efforce de diversifier ses approvisionnements en matières  énergétiques en développant ses relations avec d’autres pays producteurs (Birmanie, Asie centrale, Moyen Orient). C’est la raison pour laquelle la Chine est réticente à la construction du gazoduc « Force de Sibérie 2 » susceptible de doubler les livraisons de gaz russe effectuées par le gazoduc « Force de Sibérie 1 ». Cette situation de monopsone de la Chine lui permet d’imposer ses tarifs et de faire jouer la concurrence.

La Russie espérait que Pékin pourrait se substituer au marché européen pour son gaz naturel mais les capacités limitées du gazoduc « Force de Sibérie 1 » ne lui permettent de livrer que la moitié des ventes totales qu’elle avait réalisées en Europe.  

Ces éléments, ajoutés aux sanctions occidentales et à la « yuanisation » accélérée des échanges, placent la Russie dans une position de quasi dépendance vis-à-vis de la Chine. Cette asymétrie a eu pour résultat de transformer Moscou en junior partner de Pékin. Même en Asie centrale, zone d’influence traditionnelle de la Russie, la Chine a renforcé ses positions sur les plans économiques, notamment par le biais de son gigantesque projet de « Belt and Road Initiative », et de plus en plus dans le domaine sécuritaire, face à une Russie dont l’influence s’affaiblit sensiblement.

Adoptant néanmoins une attitude de neutralité « pro russe », Pékin a choisi de soutenir son allié en ne condamnant pas l’agression tout prenant soin de ne pas reconnaître l’annexion de la Crimée ni des quatre oblasts du Donbass.

En mars 2023, les deux pays ont fortement réaffirmé leur amitié à l’occasion de la visite à Moscou du président Xi, qui venait d’être réélu pour un troisième mandat. Il s’agissait pour le dirigeant chinois de défier l’Occident en se rendant chez le président russe malgré son isolement international, les grandes difficultés que son armée connaissait sur le front ukrainien ainsi que le mandat d’arrêt de la CIJ.

Le « plan de paix » (les 12 points) avancé par la Chine le 24 février 2023 n’a été en aucune façon un plan de négociations proposant aux deux parties des solutions concrètes et un calendrier comportant des étapes précises, mais un catalogue de généralités parfois contradictoires. Ce document n’a aucunement nui aux positions de la Russie ni à ses efforts de guerre, mais visait à donner l’impression que les Chinois ne restaient pas inactifs.

Dans le même temps Pékin a indirectement soutenu Moscou en lui achetant ses produites énergétiques et en lui livrant du matériel non léthal et à double usage, permettant à la Russie de s’approvisionner en éléments de haute technologie indispensable à son effort de guerre.

Le soutien chinois à l’effort de guerre russe était donc mesuré. Tout en maintenant à flot son partenaire moscovite de façon à éviter son écroulement, il visait à s’assurer que Washington resterait mobilisé en Europe aux dépens de sa présence en Asie orientale.

Tout en proposant que très mollement d’apporter sa contribution à un règlement diplomatique du conflit, la Chine, très pragmatique, serait prête à envoyer des troupes de maintien de la paix pour garantir un cessez-le-feu, à condition que ce soit sous l’égide des Nations Unies. Cette présence pourrait se doubler d’une participation à la reconstruction de l’Ukraine.

La répétition du « coup de Kissinger/Nixon » (Kissinger/Nixon reverse ») est-elle possible ? L’Administration Trump a évoqué implicitement la possibilité de renverser les alliances au profit de Moscou et, ce faisant, de tenter de rompre la proximité entre la Russie et la Chine. Cette initiative semble pour le moment susciter une grande perplexité à Pékin.

Tout d’abord, les Chinois ne sont pas assurés que cette énième foucade de Trump serait encore valide dans quatre ans, voire dans deux au cas où les Républicains perdraient la majorité au Congrès. On sait à Pékin qu’un éventuel rapprochement avec Poutine risquerait de mal passer au sein de l’opinion américaine alors que la majorité de celle-ci reste hostile au dictateur russe.

L’incohérence des signaux envoyés jusqu’à présent par l’administration Trump quant à sa politique chinoise ne devrait pas, elle non plus, rassurer ni Moscou ni Pékin.  En réponse aux déclarations agressives de Marco Rubio et de Pete Hageth, représentant la tendance antichinoise dure, concernant notamment l’imposition de nouveaux droits de douane, le porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères a déclaré sans barguigner : « Si les États-Unis ont d’autres intentions, et insistent sur une guerre tarifaire, une guerre commerciale ou tout autre type de guerre, la Chine se battra jusqu’au bout ».

À ce courant idéologique semble s’opposer la tendance Musk, qui a, comme on le sait, de forts intérêts économiques en Chine même, avec ses deux gigantesques usines Tesla installées à Shanghai (Tesla Giga Shanghai).

Conscientes du caractère erratique des inflexions de la politique américaine, aucune des deux capitales ne semble donc vouloir prendre le risque de mettre fin à une « alliance » qui leur a été si bénéfique jusqu’à présent sur les plans économique, énergétique et géostratégique. En outre, Chinois et Russes continuent de partager leur détestation de l’ordre libéral occidental et de l’hégémonie américaine.

Dans ces conditions, l’association entre Moscou et Pékin reste solide. Poutine s’est empressé de rassurer le 24 février au téléphone son homologue chinois. Cet appel a été suivi le 28 février par la visite à Pékin de Serguei Choigu, secrétaire du Conseil de sécurité russe, où il s’est entretenu avec le ministre des Affaires étrangères Wang Yi et a été reçu par Xi Jinping.

Enfin, lors de sa conférence de presse annuelle, le ministre chinois a tenu à louer la relation russo-chinoise, qu’il a qualifiée de « mûre, résiliente, stable et non affectée par quelque tournure des évènements que ce soit ». 

Les avantages que les deux pays retirent de leurs  relations réciproquement très bénéfiques sur les plans politiques, géostratégiques et économiques, semblent donc pour le moment l’emporter sur les inconvénients inhérents aux nombreux déséquilibres et à la profonde défiance, voire à la crainte, que chacun d’eux nourrit l’un pour l’autre. Les tensions et les bouleversements suscités par la guerre en Ukraine puis l’élection de Donald Trump à Washington contribuent de manière décisive au maintien du rapprochement russo-chinois.

 

 

[1] Pierre Andrieu, Géopolitique des relations russo-chinoises, PUF, 2023.