L’axe Moscou-Pyongyang: un message à l’Occident, mais aussi à la Chine edit
Le péril jaune est-il de retour en Europe ? Le déploiement de plus de 10 000 militaires nord-coréens en Russie pour contrer les forces armées ukrainiennes a rallumé cette angoisse géopolitique séculaire de l’Occident. Si l’alliance militaire entre Moscou et Pyongyang est aussi vivace, elle n’est pas seulement dirigée contre Kiev et ses soutiens. Une fracture est en cours de formation au cœur même de l’Eurasie autoritaire.
Depuis que les Occidentaux et leurs alliés ont appris le déploiement de 10 000 soldats nord-coréens en Fédération de Russie, l’Asie du Nord s’est soudainement rapprochée de l’Europe de l’Ouest, par une brusque rupture dans l’évolution de la tectonique des plaques géopolitiques. Les réactions occidentales ont été immédiates et vives : le 14 novembre, au siège de l’OTAN, Anthony Blinken, le Secrétaire d’État américain de l’administration Biden sortante, a promis une réponse « ferme » à ce déploiement annoncé par l’Ukraine et la Corée du Sud ; le président ukrainien Volodymyr Zelensky a lui estimé, dès le 7 novembre à Budapest devant ses soutiens de l’UE, que la Corée du Nord mènerait désormais sa « propre guerre » contre l’Europe et contre les Européens ; quant aux autorités japonaises, elles ont déclaré depuis Kiev, par l’intermédiaire du ministre des affaires étrangères Takeshi Iwaya, que cet envoi de troupes nuirait à la sécurité du Vieux Continent tout comme à celle de l’Asie du Nord. Partout en Europe, l’inquiétude est à la mesure du vieux fantasme post-colonial : le péril jaune guetterait l’Europe et son fourrier serait la vieille puissance eurasiatique incapable de s’occidentaliser, la Russie.
Qui est l’ennemi de Pyongyang ?
Si on dépasse les clichés géopolitiques, la présence de ce corps expéditionnaire venu de l’Extrême Orient a de quoi surprendre et inquiéter. De quoi surprendre, car on pensait les forces armées du dernier royaume ermite stalinien à la fois pléthoriques (1,5 million de militaires d’active pour 26 millions d’habitants en tout) et arc-boutées sur les théâtres d’opération asiatiques contre la Corée du Sud, le Japon et les États-Unis. Et de quoi inquiéter car si le contingent est limité, cet engagement pourrait consacrer l’internationalisation du conflit. Certains jugent même qu’il pourrait transformer le conflit en guerre mondiale. Jusqu’ici optiquement européen et bilatéral, le conflit russo-ukrainien se transformerait en confrontation eurasiatique.
Quel est le sens et quelle est la portée de cette projection de forces pour la Corée du Nord ? Contre qui est-il dirigé ? Contre l’Ukraine, c’est assuré, comme le montre le surcroît de solidarité entre Tokyo, Séoul et Kiev. Contre les États-Unis, évidemment, qui ont depuis longtemps rangé la République Démocratique Populaire de Corée parmi les membres d’un nouvel « axe du mal » (pour reprendre une terminologique de la Guerre Froide) avec l’Iran, le Venezuela et… la Russie. Toutefois, par-delà cette opposition Est-Ouest, ce déploiement marque également une concurrence interne à l’Eurasie, entre l’axe Russie-Chine, classique et ancien et une « Eurasie alternative » entre Moscou et Pyongyang. C’est une illusion d’optique européenne que de croire à la résurrection du « péril jaune ». De même qu’il est illusoire d’affirmer l’unité transatlantique dans un « Occident global » promis à la défaite selon l’expression stimulante mais catastrophiste d’Emmanuel Todd. À l’intérieur même de la géopolitique des régimes autoritaires eurasiatiques, la concurrence fait rage, y compris en Ukraine. Moscou et Pékin multiplient les canaux de communication, les formats de concertations et les géométries géopolitiques : les BRICS, l’Organisation de Coopération de Shanghai, l’OTSC, les Nouvelles Routes de la Soie, les traités bilatéraux se multiplient de part et d’autre car les « amis » de Pékin et Moscou sont des partenaires en forte rivalité comme le souligne par exemple Pierre Andrieu.
Vers une autre alliance eurasiatique
L’entrée en action d’un contingent nord-coréen en Russie sur le front russo-ukrainien répond à des objectifs tactiques et stratégiques évidents quand elle est envisagée à la lumière des besoins et des objectifs de la Russie.
Sur le plan tactique, l’appel à un contingent étranger – même limité – est manifestement destiné à faire face aux problèmes de recrutements et à l’ampleur des pertes enregistrées par Moscou – celles-ci seraient tout particulièrement importantes depuis le début de 2024 selon les autorités ukrainiennes. Les autorités russes ont-elles même reconnu à plusieurs reprises des difficultés de recrutement face à l’attrition des troupes. Mais elles suppléeraient aujourd’hui à l’absence de mobilisation générale en appelant ses alliés à l’aide sur le terrain. Si les troupes d’élite nord-coréennes sont bel et bien engagées au feu dans la reconquête de la région (oblast) de Koursk, conquise par l’Ukraine en Russie pour ouvrir un front secondaire, la première fonction du supplétif nord-coréen est de soulager l’effort de guerre russe et de concentrer les troupes russes proprement dites sur le front du Donbass. Dans ce sens, l’engagement de ces hommes sous uniforme, sous commandement et sur le territoires russe compléterait les envois de munitions et de missiles nord-coréens décidée mi 2023. Mais cela permettrait aussi aux forces russes de « tester » leurs alliés sur le champ de bataille et aux autorités de Pyongyang d’aguerrir ses troupes sur un des champs de bataille les plus actifs au monde. D’où l’inquiétude des autorités japonaises et sud-coréennes. Pyongyang était déjà menaçant pour la sécurité de l’Asie septentrionale de multiples façons : enlèvements de ressortissants japonais et sud-coréens, incursions marines et sous-marines, acquisition et tests de missiles balistiques… et bien évidement développement de têtes nucléaires. Si les troupes nord-coréennes développent une aptitude au combat terrestre contemporain en Russie, elles seront évidemment une menace directe pour la ligne de démarcation issue de l’armistice de Panmunjeom.
Sur le plan stratégique, la portée de cet engagement répond à la volonté russe et nord-coréenne de contrer l’influence américaine : ce que cherchent les autorités de RPDC dans l’oblast de Koursk, c’est à combattre un protégé des Etats-Unis, exactement comme elles menacent, en Asie du Nord, les alliés sud-coréens et japonais de Washington. La Russie et la Corée n’ont pas le monopole de la volonté de désoccidentaliser, de désotaniser et de dédollariser les relations internationales. Mais elles revendiquent le rôle exclusif de combattre des troupes équipées, formées et soutenues par le Pentagone. Elles se placent ainsi à l’avant-garde de la lutte armée contre « l’Occident global ».
Les Occidentaux n’ont donc pas tort de craindre cette intervention militaire directe d’une puissance nucléaire et conventionnelle extra-européennne : elle signifie que l’axe Moscou-Pyongyang considère la guerre en Ukraine comme un des théâtres et un des actes de la lutte contre eux. Toutefois, cette analyse est loin d’épuiser la dynamique aujourd’hui à l’œuvre entre les deux pays.
De l’amitié sans limites avec la Chine au traité d’amitié avec la Corée
Que les Occidentaux ne s’y méprennent pas : la présence de soldats nord-coréens en manœuvre puis en formation et enfin au combat en Russie ne se réduit ni à une provocation poutinienne pour inquiéter l’Europe ni à une surprise stratégique. C’est bien plutôt l’aboutissement et un des multiples aspects d’une coopération ancienne et nourrie entre l’URSS puis la Russie d’une part et la République Démocratique Populaire de Corée d’autre part. Outre le défi à l’Occident, le ciment entre ces acteurs eurasiatiques est ancien et multiforme.
Les sources historiques de cette alliance sont anciennes et massives (comme je l’avais souligné sur Telos fin 2023) : le grand-père du président Kim actuel avait trouvé refuge à Moscou durant l’occupation japonaise ; la ville de Pyongyang a été largement bâtie par des architectes soviétiques ; les armements soviétiques puis russes ont depuis longtemps équipé les troupes nord-coréennes y compris durant la Guerre de Corée (1950-1953) épisode fondateur pour le régime des Kim et étape décisive de la Guerre Froide ; les soldats soviétiques avaient eux aussi combattu, comme les Chinois, contre les troupes sud-coréennes et américaines durant le conflit. Et les deux régimes politiques cultivent une légitimité historique doloriste et rancunière dans les sacrifices humains consentis pour combattre les impérialismes allemand et japonais des années 1930-190.
Mais un passé largement célébré ne suffit pas à expliquer la signature, en 2024, du traité d’amitié bilatéral entre les deux pays qui prévoirait une clause d’assistance mutuelle militaire immédiate. Cette coopération ne provient pas seulement du statut de paria international multi-sanctionné que les deux pays partagent avec l’Iran – du moins aux yeux de l’Occident. Désormais, la Russie développe avec la Corée du Nord des échanges économiques qui excèdent largement les matériels de guerre ; le programme spatial nord-coréen bénéficie des accords avec l’agence fédérale Roscosmos ; la main-d’œuvre nord-coréenne contribue à mettre en valeur un Extrême-Orient russe sous-peuplé et sous-investi ; les hydrocarbures russes se dirigent peu à peu vers la Péninsule…
Moscou et Pyongyang développent une véritable symbiose économique et diplomatique par-delà le rapprochement militaire tant mis en évidence par les dirigeants pour inquiéter (et obséder) l’Occident… mais aussi la Chine. L’amitié sans limite proclamée entre la Chine et la Russie par les présidents Xi et Poutine ne doit pas faire illusion : elle est concurrencée, à Moscou, par l’alliance nord-coréenne, par la relation spéciale avec l’Inde et par les multiples canaux de communication avec l’Asie développés depuis deux décennies. Le « pivot asiatique » de la Russie passe par la très respectable APEC mais aussi par Pyongyang la dissidente nucléarisée.
Non au piège de Thucydide en Eurasie !
C’est à la République populaire de Chine aussi que Moscou et Pyongyang s’adressent à travers leurs rapprochements militaires et économiques. L’axe bilatéral russo-nord-coréen est conçu pour concurrencer les organisations multilatérales eurasiatiques créées et dominées par Pékin comme les Nouvelles Routes de la Soie par exemple.
Bien entendu, Moscou est à l’origine de l’Organisation de Coopération de Shanghai qui structure les coopérations sécuritaires en Asie centrale et en Asie du Sud. Il est impossible de contester que le rapprochement Xi Jinping-Poutine a désormais plus d’une décennie constitue un axe stratégique pour les deux partenaires. De même, la solidarité des deux pays dans les institutions internationales est évidente au CSNU notamment. Mais Moscou s’inquiète de plus en plus du rapport de force défavorable entre les deux pays sur tous les plans : démographique, économique, financier, technologique, militaire et diplomatique. Quand la RPC traite avec la Russie, elle entend l’enrôler dans son affrontement avec les Etats-Unis comme un allié soumis. De même, la République démocratique populaire de Corée est extrêmement dépendante de la République populaire de Chine pour ses approvisionnements et pour sa survie politique.
C’est cette dynamique d’enrôlement sous la houlette de la Chine dans le « piège de Thucydide » qu’essaient de contester la Russie et la Corée dans leur rapprochement. Tous deux extrêmement dépendants de la puissance économique chinoise, les deux États essaient de développer des partenariats alternatifs. Ils pourraient paradoxalement précipiter la continentalisation du conflit. En effet, l’entrée en guerre – si elle est officielle – d’un État tiers pourrait inciter certains États à franchir des étapes vers la cobelligérance. La réaction de l’administration Biden finissante donne le ton : en réplique aux soupçons de déploiement nord-coréen, le président sortant aurait donné son feu vert à l’utilisation par les forces ukrainiennes de missiles de portée intermédiaire contre les troupes russes sur le territoire russe. Côté russe, le premier effet domino d’une entrée en guerre officielle (encore à réaliser) de la Corée du Nord serait l’implication directe de troupes biélorusses. Et côté ukrainien, il est certain qu’une multilatéralisation du conflit susciterait une tentation interventionniste à Varsovie.
À date, la guerre n’est pas devenue continentale ou eurasiatique. Mais le risque est aujourd’hui renforcé par l’activation sur le terrain de l’alliance russo-nord-coréenne.
Les risques de mondialisation du conflit russo-ukrainien
À quelques semaines du début de l’administration Trump II, de ses outrances, de ses simplifications et de ses provocations, gardons-nous donc de lire la guerre d’Ukraine comme un affrontement entre deux blocs monolithiques et disciplinés, l’Ouest sous commandement américain et l’Est sous hégémonie chinoise. De très sérieuses dissonances se constatent dans les deux camps… Cette compétition interne à l’Eurasie autoritaire conduira-t-elle Pékin à renforcer son soutien à la Russie dans la guerre en Ukraine ? Il s’en suivrait une montée aux extrêmes de part et d’autre, chaque ennemi appelant sur le terrain ses alliés respectifs. Ce scénario catastrophe verrait les armements occidentaux utilisés contre le territoire de la Russie, des fronts secondaires ouverts sur d’autres théâtres, par exemple en Baltique… et une spirale d’embrasement de toute l’Eurasie, bloc asiatique contre bloc européen.
Pour le moment, la République populaire de Chine revendique bien plutôt le rôle de médiateur entre la Russie et l’Ukraine tout en assumant discrètement un soutien économique à Moscou. La diplomatie chinoise préfère cultiver une image de respectabilité en proposant des plans de paix et en recevant à Pékin des autorités ukrainiennes. Sortir de cette ambiguïté n’est aujourd’hui pas dans son intérêt, tant une escalade eurasiatique comprend de risques pour son développement. Mais les équilibres du Grand Continent sont aujourd’hui bien instables.
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