Mais où est passé le groupe de Visegrád? edit

23 janvier 2025

Le club illibéral du groupe de Visegrad ou V4, si actif et si véhément durant les années 2010, semble désormais bien effacé. C’est qu’une scission politique s’est déclarée en son sein : d’un côté, le Premier ministre libéral, pro-bruxellois et anti-Kremlin polonais Donald Tusk a vaincu le Parti Droit et Justice (PiS) et prend les rênes de la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne pour six mois. D’un autre côté, les Premiers ministres hongrois et slovaque, Viktor Orban et Robert Fico, essaient de se positionner comme interlocuteurs privilégiés des grands leaders illibéraux non européens : le 47e président américain et le perpétuel président russe. Les Européens vivent-ils un paradoxe politique ? Alors que l’illibéralisme triomphe à Washington et règne dans l’Eurasie autoritaire, les illibéraux centre-européens seraient-ils sur le déclin ?

À sa création en 1991 dans la ville hongroise de Visegrád, le groupe était destiné à exprimer les attentes des anciennes démocraties populaires (Pologne, Hongrie, et Tchécoslovaquie — la Slovaquie et la République tchèque allaient se séparer deux ans plus tard) à l’égard de l’Europe et de l’OTAN. Une fois l’adhésion réalisée en 2004 et après l’accession de partis souverainistes, populistes, eurosceptiques et anti-libéraux au pouvoir dans chaque État, le V4 avait changé de vocation, notamment dans les années 2010. Les gouvernements PiS à Varsovie, Fidesz à Budapest, SMER-SD à Bratislava et ANO à Prague le transforment alors en tribune politique pour peser face aux États fondateurs de la construction européenne sur l’État de droit, les migrations, l’accueil des réfugiés ou encore les orientations budgétaires.

Si le V4 est entré aujourd’hui en hibernation, doit-on en conclure qu’il est devenu un mort-vivant de la scène politique européenne ? Les alliances internationales sont, elles aussi, mortelles. Et les attelages politiques sont éphémères. Une tribune politique interne à l’UE pour les États d’Europe centrale et orientale est aujourd’hui hautement nécessaire : le poids politique de ces États s’est accru et son intérêt est redoublé par la violence des crises dans la région ; et sa visibilité est accentuée par le retrait relatif de la France et de l’Allemagne.

Dans ces conditions, le V4 est-il un zombie ou un mutant de la politique européenne ? et peut-il servir de relais à une internationale illibérale extraeuropéenne ?

Oraison funèbre pour le V4?

Depuis 2022 et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le V4 s’est graduellement effacé en raison de divergences endogènes, présentes en son sein depuis son origine, ou bien apparues au fil de sa vie tumultueuse.

Le point de divergence essentiel et ancien concerne la sécurité européenne et les affaires stratégiques. L’attitude de ces États à l’égard de la Fédération de Russie est plus que contrastée et leurs positions sur la guerre d’Ukraine sont antagonistes.

D’un côté, la Pologne a toujours été méfiante à l’égard de la Russie, le PiS ne manquant pas d’instrumentaliser des périodes historiques douloureuses quand le PO fait preuve de plus de retenue. La catastrophe aérienne de Smolensk du 10 avril 2010, qui a vu la disparition du couple présidentiel, d’une partie de la Chancellerie présidentielle, des membres de l’état-major, du Parlement, du clergé polonais et des représentants des familles d’officiers exécutés à Katyn, a durablement touché l’opinion publique polonaise. Et Varsovie a toujours pris ses distances à l’égard des États qui, à l’intérieur du V4 (Hongrie), à l’intérieur de l’UE (Bulgarie) ou dans les Balkans (Serbie) ont nourri et développé leurs liens historiques avec le monde russe.

De l’autre côté, la Hongrie de Viktor Orban depuis son retour au pouvoir en 2010 a constamment développé ses liens économiques et politiques avec la Russie, qu’il s’agisse de ressources énergétiques, financières, ou encore, plus récemment, des affaires stratégiques : le Premier ministre hongrois a ainsi, dès le début de sa présidence semestrielle tournante du Conseil de l’UE en juillet 2024, décidé de son propre chef de rendre visite au président russe à Moscou pour évoquer les conditions d’une armistice en Ukraine. Quant au Slovaque Robert Fico, il a depuis longtemps déclaré son orientation favorable à la Russie. Même si les quatre États du V4 ont approuvé, élargi et renouvelé les sanctions envers la Russie, ils sont très clairement sur deux postures différentes : la Pologne revendique, par-delà les alternances au pouvoir, le rôle de chef de file des soutiens à l’Ukraine, avec les États baltes. La Hongrie et la Slovaquie[1] sont, elles, opposées à un soutien militaire massif et prolongé à l’Ukraine et favorables à une solution de paix rapide. Cela se reflète dans le réarmement : la Pologne dépense plus de 4% de son PIB pour sa défense, alors que les autres Etats du V4 sont bien plus prudents.

La Hongrie s’est en outre désolidarisée du plan de soutien européen à l’Ukraine décidé en décembre 2023. Cette divergence stratégique fondamentale se reflète dans l’attitude à l’égard de l’illibéralisme américaine : Viktor Orban a clairement pris parti pour le candidat Trump en 2024 alors que Donald Tusk a exprimé des craintes sur une administration Trump II, tout comme ses homologues français et allemands.

Le rapport à l’Union européenne est lui aussi désormais un point de divergence entre les piliers du V4. Visés par la procédure de l’article 7 du Traité sur l’Union européenne (TUE) en raison de leurs réformes contraires à l’Etat de droit selon la Commission et la majorité des membres de l’UE, la Pologne et la Hongrie voyaient leur solidarité anti-fédéraliste cimentée par leur statut de parias – relatifs – de l’idée européenne. Désormais, la Pologne de la plateforme civique revendique un retour à son statut de « bon élève » de l’Union : elle s’efforce de réaliser les changements institutionnels (justice, médias) nécessaires pour ne plus être placée sur la sellette : la route est encore longue pour annuler les réformes du PiS mais le cours de la politique polonaise est d’autant plus pro-européen que Donald Tusk revendique un leadership réel en Europe. Il peut s’appuyer sur un groupe parlementaire important au Parlement européen, sur son expérience de président du Conseil européen et sur son alignement partisan avec la présidente de la Commission, elle aussi issue du PPE[2]. Le Fidesz et le SMER-SD ne font, eux, pas partie des vainqueurs des élections européennes de juin 2024 : exclu du PPE, le parti de Viktor Orban a créé son propre groupe « Patriotes pour l’Europe » et siège désormais avec le Rassemblement national français, le FPÖ autrichien et l’espagnol Vox. Le commissaire européen hongrois est donc loin de disposer de prérogatives aussi stratégiques que son homologue polonais : le premier, Oliver Varhelyi, est responsable du bien-être animal alors que le second, Piotr Serafin, est délégué au budget. Quant au SMER-SD slovaque, ce parti est suspendu par le PSE.

Tout semble aujourd’hui conduire à un délitement durable du V4. Sa vocation historique est accomplie : tous ses membres ont intégré OTAN et UE et y font entendre leurs voix propres depuis longtemps, sans avoir besoin d’un « syndicat » est-européen au sein des deux organisations. La vocation illibérale du V4 semble durablement entravée par l’alternance pro-européenne à Varsovie. Les chemins de croissance économiques ont durablement divergé avec un décrochage hongrois marqué. Quant à la fêlure stratégique originelle sur la Russie, elle est devenue une fracture en raison de l’invasion de l’Ukraine. L’anémie du V4 peut même passer pour un signe supplémentaire d’intégration définitive de ces pays dans l’UE : l’Europe centrale et européenne n’aurait plus besoin d’un forum spécifique.

Le V4 est anémié mais ses racines sont vivaces

Le V4 va-t-il disparaître pour laisser émerger d’autres groupements politiques internes à l’UE ? Les avocats de l’adhésion de l’Ukraine à l’UE (Pologne, Lituanie, Lettonie, Estonie) pourraient d’autant plus aisément se regrouper et se structurer qu’ils ont des gouvernements alignés politiquement et ont la même extraversion économique. Ils pourraient créer un « caucus baltique ». Quant aux États plus favorables à l’apaisement avec Moscou, ils peuvent se recruter bien au-delà du V4 en Europe méridionale avec la Bulgarie, et peut-être la Roumanie, quand les illibéraux trouvent des relais auprès des eurodéputés RN (France), Fratelli d’Italia (Italie) ou FPÖ (Autriche). Ils pourraient créer un réseau orthodoxe russophile.

Sommes-nous donc dans une phase de recomposition politique au sein de l’Europe qui rend le V4 non-pertinent, inutile donc obsolète et promis à la fossilisation ? Plutôt que de partir des structures, il convient d’aborder la question par les besoins historiques structurels qui avaient présidé à la création et aux transformations du V4. Malgré l’évolution considérable de la situation intérieure et de la conjoncture extérieure de l’Europe centrale et orientale, des caractéristiques structurelles demeurent.

Les anciennes démocraties populaires du V4 (trop longtemps appelées avec condescendance « nouveaux États membres » après l’élargissement de l’UE) partagent un même rapport sourcilleux à la souveraineté nationale, par-delà les alternances politiques et les clivages partisans nationaux. Ce rapport « post-traumatique » à la souveraineté et à l’identité nationale tient aux trajectoires historiques de ces pays dominés, annexés ou influencés par l’URSS et qui ont vécu la fin du rideau de fer comme une libération nationale. Cela les rend généralement très méfiants à l’égard des élans fédéralistes européens dans une UE historiquement constituée de puissances impériales revenues de l’idée nationale dans un consensus habermassien presque explicite où nation = guerre.

Cette aspiration à ne pas abdiquer la souveraineté nationale, au-delà de la volonté de garder une compétitivité-prix, explique les réticences polonaises, tchèques et hongroises des années 2000 à rejoindre l’eurozone. De même, la résistance aux politiques d’accueil des réfugiés syriens en 2015, le refus de se voir imposer par Bruxelles des quotas de réfugiés et la volonté de défendre l’identité chrétienne de l’Europe ne tenait pas seulement au positionnement xénophobe du PiS, du Fidesz et du SMER-SD. Dans des pays largement sécularisés (la Pologne étant ici une exception), la résistance à l’accueil de réfugiés musulmans avait une portée politique supplémentaire : refuser la fédéralisation de la politique d’asile et empêcher l’instrumentalisation des migrations illégales pour déstabiliser ces pays. De même, la résistance au Paquet climatique de la première mandature Von der Leyen exprime chez ces pays, au-delà des intérêts économiques, non pas une insensibilité climatique mais une extrême sensibilité à l’imposition de règles contraignantes de l’extérieur sur les sociétés et les modes de vie nationaux. Monnaie, migrations, écologie, asile, etc. : dans tous ces domaines, c’est l’hostilité à la fédéralisation qui s’exprime et une idée de l’Europe fondées sur les souverainetés nationales et régie par des accords intergouvernementaux.

Les convergences des pays des Etats du V4 et d’autres Etats d’Europe centrale et orientale se sont également manifestées régulièrement dans les discussions budgétaires et la préparation des cadres financiers pluriannuels de l’UE : face aux « États radins » du Nord de l’Europe (Allemagne, Pays-Bas, Autriche) et à la différence des États du « club Med » durablement endettés, les Etats d’Europe centrale et orientale ont des positions budgétaires très équilibrées (avec une dette publique entre 42,6% pour la République tchèque et 75,8% pour la Hongrie en 2024). Mais ils comptent sur les fonds structurels européens pour réaliser les investissements d’infrastructures dont ils manquent cruellement pour rattraper leur retard en matière de croissance potentielle.

L’agenda de la présidence polonaise en atteste : l’Europe centrale et orientale a des aspirations, des contraintes et des idiosyncrasies politiques particulières qui sous-tendent la pertinence et la nécessité du V4, peut-être sous une nouvelle forme.

Le V4 est mort, vive l’Europe centrale et orientale!

Si les limites du V4 sont évidentes, les particularités centre-européennes exigent une structuration nouvelle pour influencer la construction européenne et sa posture géopolitique. Pour échapper aussi à l’internationale illibérale et pour contribuer à la construction européenne.

Malgré son état de léthargie, le V4 incarne encore certains des défis majeurs auxquels fait face l’Europe centrale et orientale. Ainsi, les économies des pays du V4 reposent largement sur leur intégration dans les chaînes de valeur allemandes. Si cela a permis un rattrapage économique rapide, la crise profonde que traverse l’industrie allemande actuellement risque de les déstabiliser. Un moteur auxiliaire est nécessaire pour leur croissance. En outre, les évolutions de la relation transatlantique après le retour au pouvoir de Trump, conjuguées aux crises en Biélorussie, en Moldavie, en Géorgie et en Ukraine, affectent directement la sécurité et la stabilité de ces pays, menant à un besoin accru de coopération militaire et politique. Les pays européens doivent apprendre rapidement à assurer leur propre sécurité dans des formats non exclusivement transatlantiques.

Dans ce contexte, l’Europe centrale et orientale est amenée à redéfinir son approche stratégique. Il sera certainement difficile, au vu des positions divergentes, de proposer un plan de paix pour la guerre en Ukraine axé sur les besoins régionaux. En revanche, en cas d’éventuelles réductions des engagements américains, ces États peuvent envisager de renforcer leur capacité de défense collective, avec l’aide de partenaires européens tels que la France. Ces pays pourraient également encourager le développement de corridors de transport reliant la Baltique à l’Égée renforcerait les liens économiques et stratégiques entre ces régions, réduisant leur dépendance vis-à-vis des puissances extérieures, ou encore faire de l’intégration européenne des Balkans occidentaux une priorité géopolitique, renforçant ainsi la stabilité et la cohésion régionale.

Dès lors, plutôt que de se limiter aux membres actuels du V4, il est possible d’envisager une coopération élargie et plus inclusive. Le V4 pourrait coopérer plus étroitement avec les pays Baltes pour leur position clé sur le flanc est, avec la Roumanie et la Bulgarie pour l’accès aux Balkans et à la mer Noire, ou encore avec la Moldavie et les Balkans occidentaux pour renforcer la stabilité régionale. Par ailleurs, il faudra probablement compter sur un axe « habsbourgeois » (Autriche – Hongrie – Slovaquie), nouvelle caisse de résonnance des projets de Viktor Orban.

Quid de l’après-Visegrad?

La guerre en Ukraine, les tensions avec la Russie et les enjeux de sécurité sur le flanc oriental de l’UE ont replacé cette partie de l’Europe au cœur des préoccupations stratégiques européennes. Toutefois, les nouveaux axes de coopération peinent encore à se dessiner, faute d’inclure des pays au-delà du V4 traditionnel, comme les États baltes, la Roumanie ou encore la Bulgarie.

Si le groupe dépasse ses divergences, on peut imaginer la formation d’un bloc intégré, inspiré par le modèle de coopération du Benelux. Des initiatives ambitieuses, telles que le Pacte des Villes Libres, fédèrent les grandes métropoles régionales (Varsovie, Prague, Budapest et Bratislava, rejointes ensuite par d’autres métropoles dont Londres, Vienne, Istanbul, Barcelone, Zagreb, et Paris) autour d'objectifs communs en matière d’économie verte, de numérique, et de défense, bien loin des tendances illibérales. Un autre scénario pourrait faire évoluer la région vers un échec d’intégration, sans véritable cohérence régionale en raison de leurs divergences politiques et économiques. L’Europe centrale et orientale resterait influente sur certains dossiers spécifiques, mais son incapacité à parler d’une seule voix réduirait son poids global dans la prise de décision européenne. Enfin, il n’est pas exclu que les divisions politiques, les désaccords sur l’État de droit et les priorités économiques mènent à une désintégration des alliances régionales en Europe centrale et orientale. Face à des crises croissantes (reconstruction de l'Ukraine, tensions avec la Russie, instabilité en Biélorussie, Géorgie et Moldavie), les États agissent principalement en fonction de leurs intérêts nationaux. Ici comme sur d’autres sujets, la conclusion de la guerre en Ukraine aura un impact fondamental.

Le V4 n’a pas une vocation illibérale russophile irrévocable. Ce format a montré ses capacités de transformation et d’adaption. Il doit désormais évoluer pour porter à Bruxelles des préoccupations typiques et propres à la moitié orientale de l’Europe.

[1] Voir « Orban’s Propaganda Campaign Against Ukraine Proves Surprisingly Effective », Balkan Inisght, 20 septembre 2024.

[2] Jessica Moss, « Poland’s Rivalry Goes EU: Morawiecki, Tusk and Power of Obstruction », Visegrad Insight, 15 janvier  2025.