Orbanisation: quand Poutine et Trump rêvent de changer l’Europe edit

29 avril 2025

Voici trois mois, la diplomatie russe et ses soutiens diffusaient encore une analyse géopolitique selon laquelle le « Sud global » s’opposait à « l’Occident collectif ». Bizarrement, l’Australie et la Nouvelle Zélande ne faisaient pas partie du Sud, à la différence de la Russie, pourtant le plus grand pays arctique au monde. La Corée du Nord relevait du Sud global, et celle du Sud de l’Occident collectif, ce qui semble à tout le moins limpide. Peu importent ces détails, car depuis Oswald Spengler la critique de l’Occident ne vise rien d’autre que la démocratie et l’État de droit.

Un peu oubliée depuis la fin de la Guerre froide, l’expression de monde libre revient faute de mieux, depuis que les États-Unis semblent avoir déserté l’Occident en délaissant les principes de l’État de droit.

La première attaque de la démocratie par Trump remonte à la fin de son premier mandat quand il s’est proclamé réélu et a organisé un putsch raté contre les institutions symbolisées par le Capitole. Et depuis sa réélection, il entend mettre fin à la séparation des pouvoirs, qu’il avait déjà affaiblie a par une série de nominations partisanes à la Cour suprême.

Comme les particularités de la Constitution américaine font de la justice le principal contre-pouvoir, c’est contre cette institution que Trump concentre ses efforts, d’autant plus qu’il a déjà été condamné au pénal et reste inculpé dans plusieurs affaires suspendues par son élection[1].

La plupart des nouvelles tyrannies contemporaines sont électives, car le prestige de la démocratie reste assez grand pour qu’on en garde les dehors, tout en attaquant ses principes pour les déshonorer. Toutefois une différence demeure encore entre les régimes établis par la violence, comme en Russie ou en Chine, et ceux qui le sont par la contrainte administrative, la démagogie, la propagande et la corruption, comme en Hongrie et à présent aux États-Unis.

Un agenda illibéral

Depuis sa prise de pouvoir en janvier 2025, Trump applique presque scolairement le programme Project 2025, élaboré par un think tank républicain, la Heritage Foundation. Cet organisme aussi influent que richissime avait déjà orienté la présidence de Ronald Reagan, puis s’est peu à peu radicalisé comme le Parti Républicain, jusqu’à se convertir au poutinisme dans la personne de son nouveau président, Kevin Roberts. Dès sa nomination en 2022, il est allé rencontrer le président hongrois Viktor Orbán, et s’est associé chaleureusement à « un mouvement qui lutte pour la vérité, pour la tradition, pour les familles et pour l’individu moyen »[2]. Au même moment, la The Heritage Foundation promouvait Judit Varga, la ministre de la Justice chargée de mettre fin à l’indépendance des institutions judiciaires hongroises[3]. Le Project 2025, fort de ses 922 pages, fut publié l’année suivante[4].  Dans son dernier livre, Dawn's Early Light : Taking Back Washington to Save America (éditions Broadside), publié après l’élection de Trump, Kevin Roberts écrit : « Nous devons être suffisamment courageux pour partir à l'offensive, craquer l'allumette et commencer un long feu contrôlé », et désigne entre autres cibles les universités de l'Ivy League, le FBI, le New York Times, le ministère de l'Éducation, les scouts, la fondation Bill et Melinda Gates. Ces cibles sont aussi celles de Trump.

Le modèle de la « démocratie illibérale »[5] reste celui de la Hongrie d’Orbán, devenue le point d’appui commun du trumpisme et du poutinisme en Europe. Viktor Orbán a plusieurs fois rendu visite à Trump en Floride avant sa réélection, qu’il salue comme le début d’un « nouvel âge d’or » ; et il reste le seul à opposer son veto à toutes les mesures européennes qui déplairaient à Poutine, les sanctions en premier lieu.

De longue date, des idéologues républicains comme Rod Dreher ont fait de la Hongrie un modèle ; il déclare ainsi : « Orbán comprend la realpolitik de la culture d'une manière que ses homologues conservateurs britanniques et américains ne comprennent pas. (…) L'hystérie anti-Orbán en Europe occidentale est si absurde (même le dernier roman de James Bond le critique) que j'invite autant de personnes que possible à venir à Budapest. (…) Alors que le christianisme et les valeurs chrétiennes sont largement moqués parmi les bien-pensants en Europe et en Grande-Bretagne, Orbán affirme sans s'excuser que la Hongrie a été fondée sur des valeurs chrétiennes et qu'elle va les conserver »[6].

Cette prétendue défense des libertés prend de longue date pour justification l’idéologie LGBT, qui offre à Trump comme à Poutine une excellente diversion. Ainsi, la Heritage Foundation publie en 2018 un article de Ryan T. Anderson intitulé « Misguided Proposal From Christian Leaders and LGBT Activists Is Anything but "Fairness for All" », où il reprend explicitement l’argumentaire de Rod Dreher.

En France, l’influent milliardaire Pierre-Edouard Stérin, mis en lien avec The Heritage Foundation par le financier Alexandre Pesey, a établi sur le modèle du Project 2025 le Projet Périclès, dont l’existence, jusqu’alors secrète, a été révélée en 2024. Parmi ses activités, le projet propose des voyages d’études politiques… en Hongrie.

Un enjeu géopolitique

Un enjeu géopolitique se dessine ainsi. L’Europe est devenue la cible commune de la Russie, qui lui impute sa guerre d’agression en Ukraine, et des États-Unis, comme en témoigne le réquisitoire du vice-président Vance à Munich. Se désengageant de l’OTAN, reconnaissant de fait la souveraineté russe sur l’Ukraine, les États-Unis sont en voie d’abandonner l’Europe à une vassalisation poutinienne. Dès 2014, l’idéologue Alexandre Douguine affirmait que la Russie avait le devoir d’envahir l’Europe et chacun comprend que l’annexion de l’Ukraine ne serait qu’une première étape.

De longue date, des empires se sont alliés pour éviter l’essor des démocraties. Après la Commune de Paris et l’établissement de la Troisième République, l’entente des trois empereurs, à l’initiative de Bismarck, fut négociée entre le Kaiser, le Tsar et l’Empereur de l’Autriche-Hongrie.

Un monde tripolaire dominé par des empires tyranniques se dessine : l’Europe russifiée, de l’Atlantique à Vladivostok, la Chine dominatrice, États-Unis en expansion vers le Canada et le Groenland.

Depuis l’élection de Trump, la notion douteuse d’« Occident collectif »  a révélé son inanité, alors qu’on redécouvre l’expression de monde libre à mesure que les libertés s’amenuisent.

Dans le langage des idéologues, une dérive des continents géopolitiques s’accélère. Dès 2023, Vladislav Sourkov, qui se présente comme le créateur du poutinisme, théorisait un « Nord global » dont ferait partie la Grande Russie[7] – (ensuite placée par Poutine lui-même dans le « Sud global ») : « Ce ne sera peut-être pas pour demain, ce sera fait au prix de conflits et de tragédies, mais il est certain que les États-Unis, l’Europe et la Russie atteindront un haut degré de compréhension mutuelle et de coopération » : bref, l’alignement des États-Unis et de la Russie une fois acquis, il restera à supprimer « au prix de conflits et de tragédies », la démocratie en Europe.

Ce serait là une question de « survie de la grande civilisation nordique, à laquelle appartiennent les cultures russe, européenne et américaine ». Le nordicisme avait perdu de son lustre depuis la mort de Himmler, mais voici restaurée sa dimension géopolitique, malgré les influences méditerranéennes qui affectent cruellement l’Italie, l’Espagne, la Grèce, Malte et Chypre.

Double langage

Pour qui douterait encore de son existence, une internationale « illibérale », c’est-à-dire antidémocratique, s’est déclarée le jour même du jugement frappant Marine Le Pen d’inégibilité pour détournement de fonds. Avant même la fin de la lecture de la sentence, à 12h22, Viktor Orbán a pris les devants et s’est écrié sur le réseau X : « Je suis Marine ! », comme si elle était victime d’un attentat terroriste – et non la coupable avérée d’une prévarication.

Rompus à l’exercice du double langage, des dirigeants des partis d’extrême droite européens, Santiago Abascal en Espagne, Geert Wilders aux Pays-Bas, et surtout Matteo Salvini, vice-président du conseil italien, connu pour son soutien à Poutine, se sont indignés d’une atteinte à la démocratie — qu’ils s’obstinent par ailleurs à discréditer en théorie comme en pratique. Björn Höcke, élu de Thuringe à la droite de l’AfD, héritière morale du nazisme, s’inquiète même en connaisseur d’un « nouveau totalitarisme ».

Le jour même également, des officiels américains (Musk, Vance, Trump et son porte-parole[8]) s’élevèrent à l’unisson, tout comme des responsables russes : Dimitri Peskov, porte-parole du Kremlin s’indigne d’une « violation des normes démocratiques ») ; et Maria Zakharova, la porte-parole du ministère russe des affaires étrangères, évoque, comme un vœu secret, « l’agonie de la démocratie libérale ». Une menace plane même quand Dmitri Medvedev, vice-président russe, estime que le procès de Marine Le Pen est une « dérive liberticide » et évoque le 31 mars, non plus 2025 mais … 1814, date glorieuse où les cosaques russes entraient dans Paris, pour « restaurer la liberté ».

Bien qu’elle se compare à Navalny, assassiné au Goulag, Marine Le Pen a bénéficié pour son parti de prêts russes, puis… hongrois. Avec un brin de chauvinisme, on pourrait même souligner que cette unanimité touchante pour attaquer sa condamnation atteste l’importance géopolitique de sa possible élection.

Le modèle politique rêvé pour l’Europe est en effet celui de la néo-oligarchie ploutocratique : le Leader, Poutine ou Trump, entouré d’oligarques — comme Musk et les treize milliardaires du cabinet présidentiel. Le modèle économique reste celui de la kleptocratie, ce dont témoigne le détournement de fonds européens par Orbán au profit de ses proches, et, à moindre échelle pour le moment, par Marine Le Pen.

Que la démocratie connaisse des imperfections n’empêche pas les citoyens de descendre dans la rue et de prendre des risques pour la défendre, comme récemment en Corée du Sud, en Argentine et en Israël contre les trumpistes locaux, ou en Turquie et à Gaza contre les islamistes.

Plus qu’aux insultes répétées des tyrannies, la prétendue fatigue démocratique tient pour l’essentiel à la confusion idéologique de la gauche. Au prix d’une clarification nécessaire, la démocratie peut être non seulement défendue, mais illustrée et développée, d’autant mieux que la plupart des citoyens, contre les divers fanatismes, plébiscitent l’État de droit, les libertés et les droits humains.

[1] Au demeurant, dans les pays où la majorité parlementaire se voit acquise par un autocrate, la justice reste le seul contre-pouvoir et subit des attaques répétées comme on le voit aussi au Brésil au temps de Bolsonaro, en Argentine sous Milei, en Israël avec Netanyahou, en Turquie avec Erdogan et en Hongrie avec Orbán.

[2] Message de Kevin Roberts sur le réseau Twitter (devenu X), 29 novembre 2022. https://twitter.com/KevinRobertsTX/status/1597701538306490368?s=20

[3] Promoting Conservative Values in Modern Europe, en ligne : https://www.heritage.org/europe/event/promoting-conservative-values-modern-europe

[4] Dans son avant-propos, le directeur de publication écrivait : « In 2023, the game has changed. The long march of cultural Marxism through our institutions has come to pass. The federal government is a behemoth, weaponized against American citizens and conservative values, with freedom and liberty under siege as never before”(p. XIV).

[5] Contradictoire, cet euphémisme orbanien vise à présenter la Hongrie comme une démocratie, alors que sa politique est dirigée contre l’État de droit. On sait que dans les anciennes « démocraties populaires », une extrême droite prorusse, héritière d’anciens réseaux, partage ce projet.

[6] Voir “Rod Dreher argues the west’s Orbán hysteria is absurd and that hungary is safe, civilised and democratic”, sur le site du Guardian. Dreher s’est même installé en Hongrie, terre promise ou du moins prometteuse. Prenant régulièrement parti en faveur de Trump et contre Zelensky, il déclare ainsi : « si vous regardez les 40 minutes d’échange avant le combat, vous verrez que Trump et Vance étaient parfaitement polis. Zelensky les a provoqués. (…) il est extrêmement important que les Européens (et les Américains aussi) comprennent que le monde a changé » (https://www.lefigaro.fr/vox/monde/rod-dreher-trump-reveille-brutalement-l-europe-d-un-reve-paisible-mais-cela-vaut-mieux-que-de-rester-endormi-20250305).

[7] Sourkov affirme : « Le monde russe n’a pas de frontières (…) Pour la Russie, l’expansion permanente n’est pas une idée parmi d’autres, c’est la condition existentielle de notre existence historique » (« Nous nous étendrons dans toutes les directions, aussi loin que Dieu le voudra », L’express, n°3846, 20 mars 2025, pp.22-23).

[8] Le 4 avril, Trump écrivit en capitales LIBÉREZ MARINE LE PEN !,  comme si elle croupissait dans quelque geôle, et dénonça une « chasse aux sorcières » conduite par des « gauchistes européens qui se servent de l’arme judiciaire (lawfare) pour faire taire la liberté d’expression ».