Réflexions sur la défense européenne edit

23 avril 2025

Lorsque dans un couple l’un des partenaires découvre brutalement que son conjoint le méprise et même le déteste, doit-il assumer une forme de rupture ou au contraire tout faire dans l’espoir de le reconquérir ? Tel est le dilemme auquel sont confrontés les Européens depuis que Donald Trump a piétiné tous les codes qui prévalaient dans les relations transatlantiques.  C’est une mince consolation pour la France de constater que l’attitude américaine confirme certaines prophéties du général de Gaulle, tant elle mesure combien elle-même et ses partenaires sont encore loin de pouvoir combler le vide qu’entraînerait le retrait de leur principal allié. L’Allemagne, toujours sous le choc de la grossière ingérence de JD Vance dans son débat politique interne, appelle à un sursaut européen, tout comme la Pologne, la plus exposée à la menace russe avec les Etats Baltes. A l’inverse, la Hongrie de Victor Orban partage avec Donald Trump l’attirance pour Vladimir Poutine. Deux pays-clefs sont dans une position particulière : le Royaume-Uni est en pointe en faveur d’un effort accru de défense et d’un soutien européen résolu à l’Ukraine, mais cherche à préserver le plus possible non seulement ce qui subsiste de sa propre « relation spéciale » avec les Etats-Unis mais aussi et surtout l’engagement de ces derniers dans l’OTAN : exercice difficile pour lequel le légendaire savoir-faire de sa diplomatie ne sera pas de trop. Quant à l’Italie, traversée par un profond courant pacifiste souvent complaisant envers la Russie, tiraillée entre son engagement européen et un tropisme américain accentué par les affinités personnelles entre Giorgia Meloni et Donald Trump, elle avance sur une ligne de crête au risque de se mettre hors-jeu. Le défi le plus immédiat est lié à la perspective d’un accord russo-américain sur l’Ukraine auquel celle-ci serait contrainte de se résigner. Si Londres et Paris plaident pour une attitude volontariste sur la question des garanties à fournir à Kiev, les autres capitales semblent beaucoup plus prudentes voire opposées, compte tenu notamment du faible appétit de Donald Trump à soutenir un tel engagement et de l’hostilité catégorique de la Russie à l’implication des Européens.

Dans une perspective à plus long terme, il est désormais clair que, quelle que soit l’évolution de la vie politique interne des Etats-Unis, l’engagement de ces derniers dans la sécurité de l’Europe ne sera plus ce qu’il avait pu être dans le passé. Au vu des premiers pas de la nouvelle administration et du discours très agressif à l’encontre des Européens, l’hypothèse extrême d’une sortie de l’Alliance ne peut même être exclue, bien qu’une version plus douce demeure la plus probable. N’oublions pas toutefois que jusqu’à présent, tout en appelant ses alliés à assumer davantage le fardeau de leur défense en raison du « pivot vers l’Asie », Washington a toujours voulu conserver la maîtrise du jeu en Europe à travers l’OTAN. Même sous des présidents sincèrement attachés au lien avec le Vieux continent, les Etats-Unis se sont opposés systématiquement à tout effort d’autonomie structuré dans le cadre de l’Union européenne (« No duplication »), avec la complicité active entre autres des Britanniques. Le fait nouveau est que l’administration américaine actuelle semble avoir une vision essentiellement négative de l’Europe, considérée comme un club de parasites et un fardeau qui empêche les Etats-Unis de se concentrer sur des défis beaucoup plus essentiels.

Le mépris déclaré des nouveaux responsables américains envers l’Europe, la brutalité manifestée envers des alliés aussi fidèles que le Canada ou le Danemark, la complaisance envers la Russie ont ébranlé les plus fervents défenseurs du lien transatlantique. La crédibilité du parapluie nucléaire américain est mise en question et les projecteurs se déplacent vers les forces nucléaires françaises et britanniques. Depuis la déclaration d’Ottawa de 1974, les alliés reconnaissent certes leur « rôle dissuasif propre, contribuant au renforcement de la dissuasion globale de l’Alliance », mais en raison de la prédominance américaine, la question de l’effectivité de cette contribution n’avait guère été approfondie, ce qui arrangeait tout le monde. Les ouvertures esquissées en France dès les années 90 (Alain Juppé s’interrogeait en 1994 sur ce que pourrait être une « dissuasion concertée ») ou celles, beaucoup plus solennelles, du président Macron sur la dimension européenne de notre dissuasion dès 2020 n’avaient rencontré qu’un silence éloquent jusqu’en 2025. Les propos tenus récemment sur le rôle possible de la force nucléaire française par le futur chancelier allemand et par les dirigeants polonais marquent donc un tournant majeur, mais aussi un défi pour notre pays.

Sur cette question en effet, la position française classique entend concilier souveraineté et solidarité d’une manière cohérente sur le plan conceptuel tout en restant floue sur les modalités. Premier point du discours : notre force nucléaire de dissuasion couvre les seuls intérêts vitaux du pays, intérêts dont l’appréciation est la prérogative souveraine du chef de l’Etat. Second point : notre sécurité étant indissociable de celle de nos voisins, ces intérêts vitaux ne coïncident pas avec la sanctuarisation du seul territoire national, l’incertitude en ce domaine étant susceptible d’exercer un effet dissuasif sur un agresseur potentiel. Un tel discours, qui ne posait pas de problème tant que la garantie américaine demeurait privilégiée, n’est sans doute plus suffisant pour répondre à l’attente ou aux interrogations de nos partenaires. Ce n’est pas le lieu d’essayer de trancher ici la question de savoir si l’incertitude est un facteur de dissuasion ou au contraire une invite à tester la détermination du défenseur. Ce débat est aussi vieux que la dissuasion elle-même et a donné naissance à deux écoles de pensée opposées qui ont l’une et l’autre de solides arguments à faire valoir. Il s’est posé pour les Américains et la doctrine de la riposte graduée, adoptée à l’époque contre l’avis de la France, a été la réponse de l’OTAN pendant la guerre froide. Cette doctrine nucléaire était cependant indissociable de la volonté de déployer le plus en avant possible une défense conventionnelle très robuste.  De la même manière, la question de la crédibilité de la contribution que les forces nucléaires françaises et britanniques peuvent apporter à la dissuasion en Europe ne peut être traitée indépendamment d’un renforcement majeur des forces conventionnelles et de l’ensemble des moyens défensifs européens. Ce préalable est indispensable si l’on veut éviter le contournement de la dissuasion « par le bas ». Si la France, pour ce qui la concerne, a toujours souhaité lier le concept de dissuasion au fait nucléaire, il est clair qu’au niveau européen, il est nécessaire d’adopter une approche de la dissuasion couvrant toute la gamme des moyens de défense. 

Il resterait en outre à trouver des formules concrètes destinées à renforcer la perception du rôle dissuasif des deux puissances nucléaires européennes, allant par exemple au-delà des actions d’information déjà conduites pour faire mieux connaître à des responsables militaires européens la réalité de nos moyens de dissuasion. Sur le plan institutionnel, une option serait pour la France de s’interroger sur sa position à l’égard du Groupe des plans nucléaires de l’OTAN (NPG). Cet organe, en dépit de son nom, ne fait pas partie de la structure militaire de l’organisation, mais constitue une formation spécialisée du Conseil atlantique, créée peu après la décision du général de Gaulle de quitter la structure intégrée. C’est principalement un organe d’échanges sur la doctrine nucléaire sans rôle effectif sur le plan opérationnel. Lorsque la France a décidé de revenir dans l’organisation militaire en 2009, elle a annoncé son intention de rester à l’écart du NPG. Cette décision a résulté essentiellement de considérations de politique interne, afin de ne pas trop charger la barque et d’éviter toute polémique sur la question sensible de notre indépendance dans le domaine nucléaire – alors que celle-ci n’aurait pas été remise en cause. Une autre option serait d’inventer en étroite concertation avec les Britanniques une réponse institutionnelle ad hoc, comme cela a été fait, par exemple, avec la « coalition des volontaires » mise sur pied pour l’Ukraine. Ce serait une suite logique de la déclaration franco-britannique de Lancaster House de 2010, par laquelle les deux pays ont affirmé que l’on ne pouvait concevoir de situation dans laquelle les intérêts vitaux de l’un seraient affectés sans que ceux de l’autre le soient aussi. On ne saurait assez souligner la portée aussi bien doctrinale que politique de cette déclaration trop peu souvent citée.

S’agissant du format de la dissuasion française, celui-ci se veut minimal et a été calculé en vue d’être en mesure d’infliger à un agresseur potentiel des dommages inacceptables pour lui. Il résulte donc à la fois d’une appréciation de nature politique sur la perception de l’adversaire et de facteurs techniques, parmi lesquels l’efficacité de ses systèmes défensifs. Une prise en compte accrue des intérêts de sécurité de nos voisins, toutes choses égales par ailleurs, n’entraînerait donc pas mécaniquement un besoin proportionnel d’augmentation de notre arsenal ou de celui des Britanniques. La question comporte toutefois une forte dimension psychologique, car les perceptions dans ce domaine ne sont pas neutres, aussi bien du point de vue des pays que l’on veut défendre que de l’adversaire. C’est d’ailleurs une logique de ce type, plus motivée par des considérations politiques que par un souci d’efficacité opérationnelle, qui a conduit à mettre en place au sein de l’OTAN un certain partage des tâches nucléaires : des bombes nucléaires américaines sont en effet emportées par des avions allemands, néerlandais ou italiens, mais leur emploi ne peut être décidé que par les Etats-Unis. La France, qui a maintenu une seconde composante nucléaire – que sa souplesse d’emploi rend plus apte à signifier le moment venu à l’agresseur que nos intérêts vitaux sont engagés – a de ce point de vue une marge de manœuvre supérieure à celle des Britanniques qui n’ont conservé que la composante sous-marine.

Si les alliés des Etats-Unis et les responsables de l’OTAN prennent garde à ne rien dire qui puisse provoquer une réaction radicale de Washington, il n’est pas certain que la stratégie du dos rond soit tenable à moyen terme, même avec un effort de réarmement significatif dont l’industrie de l’armement américaine serait sans doute un grand bénéficiaire. Dans la conception de Donald Trump et de son dauphin apparent, l’article 5 du traité de l’Atlantique nord n’implique aucun engagement automatique et laisse toute liberté dans le choix et l’importance des moyens que les Etats-Unis devraient engager au profit d’un allié victime d’une agression, ce qui est du reste juridiquement exact. Bien plus, toujours dans cette même conception, l’engagement militaire éventuel des Etats-Unis devrait donner lieu à compensation financière. Il n’est pas impossible d’imaginer que, par une curieuse ironie de l’Histoire, les Etats-Unis soient tentés d’adopter vis-à-vis de l’OTAN une position qui ne serait pas sans évoquer celle voulue par le général de Gaulle. L’engagement des forces américaines au profit des Alliés serait alors décidé au cas par cas et sur la base de plans établis avec l’OTAN, de même qu’après son retrait de l’organisation militaire intégrée, la France avait réglé, par l’accord Ailleret-Lemnitzer signé entre le chef d’état-major français et le commandant suprême allié (SACEUR), les modalités de notre éventuelle contribution, en tant que force de réserve, à la bataille conventionnelle en Europe. Dans une telle hypothèse, la structure de commandement de l’Alliance devrait être repensée afin de s’adapter à un changement aussi important de la position américaine devenu une sorte de prestataire de services. La question d’un SACEUR européen, soulevée prématurément par Jacques Chirac en 1995, et que beaucoup s’interdisent de poser de peur qu’elle ne devienne une prophétie auto-réalisatrice, deviendrait légitime. Elle règlerait ipso facto la question du pilier européen de l’Alliance. Si, à la suite d’une aggravation brutale de la relation transatlantique, liée par exemple à la guerre commerciale ou à un différend à propos de la Russie, les Etats-Unis décidaient de retirer les unités combattantes qui demeurent sur notre continent, notamment en Pologne, elle deviendrait même incontournable.