Défense de l’Europe: la voie de la coalition edit

Cette fois nous y sommes. L’architecture de sécurité européenne est profondément remise en cause. La devise du Président Trump « celui qui sauve son pays ne viole aucune loi » montre que nous ne partageons plus nos valeurs fondamentales avec l’équipe dirigeant américaine. Pour la France, pour l’Europe, la nouvelle posture américaine pose la vertigineuse question du remplacement des Etats-Unis après trente années de dividendes de la paix. Aujourd’hui notre sécurité ne repose plus sur un dispositif transatlantique solide, mais plutôt sur l’incapacité de notre adversaire russe à constituer une menace conventionnelle à l’échelle d’un continent. Il serait très imprudent de considérer cette situation comme acquise. L’armée russe accumule de l’expérience, son dirigeant suprême ne rencontre dans son pays aucune limite sérieuse dans l’exercice de son pouvoir absolu. La dissuasion nucléaire a rendu la guerre impossible pendant soixante-dix ans, la menace nucléaire rend la guerre des Russes possible. Rien ne nous garantit que le potentiel offensif de la Russie ne va pas croitre dramatiquement dans les années qui viennent. La France et l’Europe doivent donc réagir rapidement en se souvenant que l’inertie des mesures en matière de défense se mesure en plusieurs années. La fiabilité de l’OTAN comme instrument de couplage transatlantique de sécurité est durablement entamée, l’Union Européenne n’est pas outillée pour faire face à la situation. Les États membres ont des armées nationales solides, mais dont aucune n’est capable de résoudre seule le problème. Alors, comment faire ? En donnant à une coalition d’Européens des moyens et des objectifs adaptés à la situation.
L’OTAN a dépassé le stade de mort cérébrale constatée de façon tonitruante par le Président Macron en novembre 2019. Elle est cette fois en danger de mort pure et simple. La rédaction du fameux article 5 du traité de Washington qui définit le lien transatlantique de sécurité était rassurante et semblait créer un lien indéfectible : « Les parties conviennent qu'une attaque armée contre l'une ou plusieurs d'entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ». Cela sonne comme un serment entre frères : « si on t’attaque c’est comme si on m’attaquait ! » Mais cette formule est ruinée par les positions de M. Trump et de son entourage, illustrées par cet échange intervenu à propos d’une opération en mer rouge entre le Vice-Président des Etats-Unis M. Vance et le secrétaire à la défense M. Hegseth: « Je déteste devoir à nouveau renflouer l'Europe » Réponse de Hegseth : « Je partage pleinement votre aversion pour les profiteurs européens. C'est pathétique. » Face à une idéologie aussi brutale, le maigre rempart de l’article 5 du Traité de Washington semble d’autant plus fragile que cet article n’oblige pas à une réaction armée puisque chaque partie peut engager « telle action qu'elle jugera nécessaire, y compris l'emploi de la force armée ».
Il n’est plus raisonnable aujourd’hui de considérer comme certaine une intervention armée des États-Unis en Europe en cas d’attaque contre un État membre de l’OTAN. Or, l’architecture de sécurité transatlantique de l’OTAN repose non seulement sur la contribution en troupes et en capacités de l’armée des États-Unis, mais aussi sur des mécanismes complexes de planification et de conduite de forces indispensables à la coordination d’armées nationales sur un théâtre d’opérations. L’OTAN est une excellente machine à faire agir ensemble des armées nationales. Pour cela elle a développé une capacité de planification et de conduite de forces exercée par ses structures militaires sous commandement intégré auxquelles la France participe depuis 2009. Ce dispositif repose très largement sur des effectifs américains, à commencer par son chef suprême le SACEUR, général américain commandant suprême des forces alliées en Europe mais aussi commandant des forces des États-Unis en Europe. Autrement dit, un retrait américain nous priverait d’un allié qui représente non seulement à lui seul les deux tiers des dépenses militaires des 32 membres de l’Alliance Atlantique, mais qui est aussi au cœur de la machine complexe et sophistiquée de coordination des armées alliées. Si ce retrait devait intervenir, l’on pourrait peut-être négocier le maintien des effectifs américains dans certaines fonctions mais au prix de leur donner une vision totale de nos plans et un droit de veto permanent sur nos opérations. C’est le résultat de trente ans de développement des capacités militaires de l’Union Européenne « sans duplication inutile ».
L’Union Européenne de son côté fait ce qu’elle sait faire et elle fait plutôt vite et bien : tenter d’organiser un consensus de l’Union sur le moyen de financer l’effort de défense des États membres. Mais ne demandons pas à l’Union ce qu’elle ne sait pas faire. La politique de sécurité et de défense commune (PSDC) n’a pas du tout été conçue pour remplir des missions de défense territoriale, mais des missions de maintien de la paix, de prévention des conflits et de renforcement de la sécurité internationale. L’article 42-7 du traité sur l’Union européenne énonce bien un principe de solidarité plus fort que l’article 5 du traité de Washington : « Au cas où un État membre serait l’objet d’une agression armée sur son territoire, le autres États membres lui doivent aide et assistance par tous les moyens en leur pouvoir, conformément à l’article 51 de la charte des Nations unies (légitime défense) ». Mais la mise en œuvre de ce principe ne repose sur aucune structure européenne de planification ou de commandement à l’échelle d’un conflit de haute intensité. Or cette capacité de planification et de commandement commune est indispensable à l’engagement de forces. De la réunion franco-britannique de Saint-Malo (Jospin/Chirac Blair décembre 1998) au discours de la Sorbonne du Président Macron (septembre 2017), la France n’a jamais cessé de plaider pour que l’Europe se dote des structures nécessaires « là où l’Alliance en tant que telle n’est pas engagée ». Mais nos partenaires nous ont toujours opposé le principe « d’absence de duplication inutile ». Autrement dit, lorsque les États-Unis assuraient une capacité, il était inutile que les Européens s’en dotent. Dividendes de la paix du côté européen, exigences d’un meilleur partage du fardeau du côté des États-Unis, ce fragile équilibre est désormais rompu, laissant l’Europe sans capacités autonomes de planification et de conduite de forces.
Le traité de l’Union européenne ne prévoit pas de structures de défense européenne, ou plutôt il ne fait que les prévoir : « La politique de sécurité et de défense commune inclut la définition progressive d’une politique de défense commune de l’Union. Elle conduira à une défense commune, dès lors que le Conseil européen, statuant à l’unanimité, en aura décidé ainsi. » (Article 42.2 du Traité sur l’Union Européenne). Vaste tâche, qui sera peut-être accomplie un jour, mais qui ne se situe pas du tout dans l’échelle de temps de réaction que les événements nous imposent. Les gaullistes et les communistes français ont tué la perspective de Communauté Européenne de Défense en 1954. Nul ne saura jamais si elle nous eût permis de nous doter de structures et de capacités qui nous font aujourd’hui défaut. Ne reprochons pas à l’Union Européenne de ne pas savoir accomplir les missions que l’on ne lui a pas données.
Sommes-nous nus pour autant ?
Non, si nous sommes agiles, rapides et réalistes. Le sort de l’Ukraine est aujourd’hui la question centrale et urgente. Nous sommes résolument engagés dans la poursuite du soutien apporté à l’armée ukrainienne pour résister à l’agression russe. Sommes-nous capables de remplacer l’aide militaire américaine apportée à l’Ukraine ? Probablement pas dans toutes ses dimensions, mais nous lui offrons un soutien décisif qui s’accroit. L’Union européenne tient par ailleurs bon sur le maintien des sanctions contre la Russie. Cette constance dans le soutien à l’Ukraine sert nos valeurs et nos intérêts. Nous ne devons pas relâcher notre effort. Pour la suite, une démarche consistant à réunir autour de la France et du Royaume-Uni une coalition des volontaires est adaptée et pragmatique. Mais faut-il la consacrer à une « force de réassurance » stationnée en Ukraine ? Si l’on a bien compris, cette force serait déployée sur un certain nombre de sites-clés dans le cadre d’un cessez le feu contrôlé par une opération de maintien de la paix des Nations Unies. Cette démarche présente de nombreux inconvénients. Elle consiste à participer à la mise en place d’un accord auquel nous ne sommes pas associés, probablement dans l’espoir d’obtenir une voix au chapitre. La perspective d’un tel accord est très incertaine, comme le montrent les exigences toujours nouvelles, toujours outrancières de Moscou face à des négociateurs américains qui semblent découvrir les bases de la négociation avec des Russes. Elle est fondée sur le principe de déploiement au sol, boots on the ground, qui est précisément celui qui suscite les plus fortes réticences de la part de nos partenaires. Enfin, la mission de force de réassurance n’est pas claire : elle donne l’initiative à l’adversaire qui peut décider ou non de la provoquer ou de l’attaquer au moment qui lui convient. Si cette force de réassurance est attaquée, quelle sera notre réaction, avec quels moyens ? Il faut être rapidement en mesure de répondre à cette question si nous voulons vraiment dissuader la Russie d’attaquer l’Europe.
Les Européens ont des moyens militaires conventionnels largement supérieurs à la Russie : les six pays de l’Union les plus peuplés disposent d’un million d’hommes contre 850 000 en Russie. Leurs dépenses annuelles, avant la mobilisation de ces derniers mois, approchaient les 300 milliards contre 110 pour la Russie. Mais on ne peut pas simplement additionner les forces d’armées nationales juxtaposées, il faut organiser, au-delà de l’interopérabilité, une complémentarité qui respecte la souveraineté de chacun.
La réponse est la mise sur pied d’une coalition.
C’est ce que nous ferions si un État membre de l’Union européenne était directement attaqué. Ce que nous ferions dans l’urgence demain, faisons-le tout de suite dans l’exigence. Une coalition se constitue à partir de la conception commune d’une mission. Il s’agit ici d’organiser la défense de l’Europe si l’OTAN est rendue impuissante par l’abstention ou le départ des États-Unis. Les États qui partagent cet objectif devraient adopter un programme extrêmement ambitieux.
Définir un organe politique de décision. Cet organe comprendrait évidemment les dirigeants des Etats membres de la coalition ou leurs représentants directs. La question du périmètre de la coalition serait posée. Il faudrait arbitrer entre le nombre nécessaire et l’agilité. Lorsqu’il s’agit de l’emploi de forces militaires, le principe de l’unanimité s’applique. Mais le dirigeant d’un pays conserve toujours la possibilité de retirer ses forces s’il ne partage pas une décision.
Se doter d’une capacité de planification opérationnelle et de conduite de force. À juste titre, les armées ont besoin d’agir dans un cadre rigoureux et précis. La chaîne de commandement militaire doit être claire et sans ambigüité. Elle doit mettre en œuvre un plan opérationnel qui est la référence commune. C’est un chantier considérable. La capacité de planifier une opération comprenant des forces aériennes, terrestres et navales, à fortiori comprenant des armées de plusieurs nations, puis de les conduire sur le terrain, est une capacité critique. La création de cette capacité collective nécessite un travail de très longue haleine. La négociation des postes occupés par les uns et les autres dans l’état-major n’est pas la tâche la plus facile !
Organiser une conférence de génération de force. C’est la conférence au cours de laquelle chaque nation membre de la coalition s’engage à apporter une contribution aux besoins définis par le commandant militaire en fonction des plans décidés. Organisée en principe après la décision de lancement d’une opération, elle pourrait être lancée à l’avance pour vérifier l’engagement des coalisés.
La France et le Royaume-Uni ont vocation à constituer le premier noyau de cette coalition, parce qu’ils en ont la culture et les capacités. Il faut rapidement élargir ce cercle à ceux qui sont fiables et disposent de moyens au premier rang desquels l’Allemagne. Une coalition bien conçue attire très vite des candidatures.
Jouons notre rôle mais sans arrogance. Nos partenaires savent que des élections présidentielles se tiennent en France dans deux ans. Expliquons aux Américains que ce que nous préparons est dans leur intérêt puisqu’ils demandent un meilleur partage du fardeau. Il ne s’agit pas de remplacer l’OTAN mais de savoir agir sans elle si c’est nécessaire. Rassurons nos alliés sur le fait qu’une coalition se fait dans le strict respect de la souveraineté de chacun de ses membres. Nous avons devant nous quelques années avant que nos ennemis puissent constituer une véritable menace armée conventionnelle. Préparer sérieusement la défense de l’Europe est le meilleur moyen de les en dissuader.
Jean Albron est le pseudonyme d’un ancien diplomate de haut rang à l’Élysée et au ministère des Affaires étrangères.
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