L’impasse impériale edit

14 mars 2025

Dans un ouvrage paru en 1978, L’Empire éclaté, l’historienne Hélène Carrère d’Encausse témoignait des contradictions autour de la politique des nationalités en URSS et d’un pouvoir impérial hypercentralisé. Elle décrivait alors le déséquilibre intervenu entre le monde slave et musulman à l’intérieur de l’Union soviétique, imaginant un éclatement à la périphérie alors que l’Empire soviétique s’effondra une décennie plus tard par le centre. En 1986, l’ouvrage de la politologue américaine Rasma Karklins, Ethnic Relations in the USSR : the Perspective from Below (Routledge) montrait d’autres évolutions profondes laissant présager aussi une fracturation effective de cet « Empire éclaté » (des Baltes aux Caucasiens). Comment jouent ces deux dynamiques inverses d’empire et d’éclatement, mises en lumière par la dernière guerre en Ukraine ? Quel nouvel ordre international peut faire prévaloir cet empire éclaté construit autour d’un axe russe dominant, dans un contexte aujourd’hui d’empire disloqué ?

Conclure une guerre 

Les propositions de négociations qui se déroulent actuellement entre les Etats-Unis et la Russie semblent viser l’obtention rapide d’un accord de paix. Donald Trump lorsqu’il était candidat, souhaitant conforter son électorat, qualifiait la  guerre en Ukraine de « guerre ridicule », écartant toute perspective d’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et dénonçait l’aide américaine massive mise en place par Joe Biden. Des arguments qui confortaient déjà Vladimir Poutine. Le vieil adage de Machiavel résonne aujourd’hui étrangement : « On peut commencer la guerre quand on veut, mais on ne la finit pas de même… on la finit quand on peut ». Napoléon en fit l’expérience, dans sa guerre avec la Russie, en butant aux portes de Moscou. Les Allemands en firent de même plus tard, embourbés aussi devant Moscou après 1941. Qu’en sera-t-il aujourd’hui pour les Russes face aux Ukrainiens, envahis mais déterminés ? Pays-continent, la Russie se proclame invincible. Pourtant depuis la seconde guerre mondiale, l’URSS n’avait guère réussi à gagner aucune guerre, étant toujours défaite en dehors de ses frontières. De même d’ailleurs que les Etats-Unis qui, hormis l’invasion de l’ile minuscule de la  Grenade en 1983, n’ont gagné, de Cuba et le Vietnam à l’Afghanistan récemment, aucune de leurs guerres à l’extérieur.

Du côté de l’Union Soviétique furent menées différentes opérations de guerres internes, tant au sein de ses frontières qu’en Europe centrale (Berlin 1953, Budapest 1956, Prague 1968…)  pour mater toute rébellion et maintenir l’idée d’empire. La terreur était érigée en mode de gouvernement, mais elle n’empêcha pas l’émancipation des États concernés. La guerre soviétique en Afghanistan fut un échec également et accéléra la chute de l’empire. Les trois dernières guerres importantes de la Russie sont de type post-colonial. En Tchétchénie, en Géorgie, en Ukraine, elles visent à réannexer par la force des territoires partiellement russophones et à casser toute velléité d’indépendance. Elles ont été coûteuses en vies humaines et en moyens matériels, sans résultats probants si ce n’est d’attiser la haine à l’égard de la Russie. L’actuel conflit russo-ukrainien s’apparente à une « drôle de guerre » hybride mêlant guerre de positions ou de tranchées sur plusieurs milliers de frontières communes rappelant la Première guerre mondiale et guerre d’innovation technologique offensive utilisant des drones sur fond d’arsenaux nucléaires russes[1]. S’il ne semble en ressortir actuellement ni vainqueurs, ni vaincus, les pertes et destructions sont considérables de part et d’autre : on les estime à près d’un million de victimes en trois ans, dont environ 100 000 soldats ukrainiens tués.

Tant que ce fantasme d’empire perdurera, les guerres alimentées par la Russie continueront. Pour elle, il s’agit de gérer un processus d’expansion, qui s’articule à une projection impériale sur d’autres continents comme l’Afrique avec ses ex-milices Wagner afin de s’accaparer des richesses minérales dans une compétition avec la Chine et les États-Unis. Mais il s’agit aussi redessiner par morceaux ses frontières avec son « étranger proche », du Caucase à l’Asie Centrale tout en revendiquant un monde slave aujourd’hui en lambeaux, mais resté souvent éloigné des valeurs de l’Occident.

Si ce processus impérial qui évoque irrésistiblement la doctrine Brejnev sur la souveraineté limitée continue à être repensé dans l’espace, la guerre s’inscrit aussi dans un temps défini[2]. Sans doute est-ce l’une des dimensions du processus de négociations entamé par les États-Unis avec la Russie pour renouer avec un monde bipolaire, sur le dos des Ukrainiens et des alliés européens exclus de ces pourparlers. Cette négociation aboutira-t-elle à un cessez le feu provisoire ou à une paix durable ? D’une part les incertitudes restent encore nombreuses. Aux États-Unis, Trump continue à être imprévisible dans ces décisions prises au quotidien bien que maintes fois clamées ou inscrites dans sa politique. En Russie, l’avenir ou la succession de Poutine après vingt-cinq ans d’un règne sans partage (tout en ayant constitué d’importants réseaux d’allégeance) reste difficile à prévoir sachant que les forces démocratiques d’opposition en Russie sont clairsemées ou bâillonnées.

Mais une dimension d’imprévisibilité irréductible s’attache aussi à la résistance forcenée du peuple ukrainien face au souhait poutinien de l’asservir ou de l’éradiquer. L’effort de guerre au prix fort depuis trois ans a été marqué par des destructions énormes de villes, villages et populations civiles. Rebattre les cartes par un accord russo-américain au détriment d’une Ukraine aguerrie n’effacera pas ces traumatismes majeurs en négociant une Pax America forcée au profit de l’agresseur russe en semblant imposer le retour désormais impossible de l’Ukraine dans le giron russe.

Le syndrome impérial

Trois ans après le début de l’invasion de l’Ukraine, il faut s’interroger sur la permanence de la notion de guerre impériale qui a constitué l’épine dorsale de l’Empire russo-soviétique jusqu’à Poutine. L’empire soviétique se prétendait immuable sur la durée, bien que déjà éclaté avant sa chute comme en témoignaient les travaux de Rasma Karklins cités en introduction. Depuis l’arrivée de Poutine au pouvoir, la Russie en vingt-cinq ans a connu pas moins de quinze années de guerres continues. Hégémonique, la Russie peut jouer sur la durée en termes de rapports de force, à la différence de l’Ukraine dont les forces sont comptées.

Historiquement, la Russie n’a commencé à affirmer son existence qu’au XVe siècle. Jusque-là, pendant trois siècles, ce qui n’était encore que la Moscovie avait subi les invasions tataro-mongoles qui lui imprimèrent durablement une marque de despotisme oriental[3]. Sur les ruines de ces invasions, la Rus de Kiev était apparue déjà comme une entité territoriale autonome aux antipodes de la Moscovie. Elle ne sera conquise par elle qu’au XVIIe siècle. La Russie devenue impériale, entité centrale d’une nouvelle Eurasie écartelée entre Est et Ouest, animée par le désir constant d’asservir ses voisins, ne s’est fracturée comme empire que bien plus tard au XXe siècle, d’abord avec la révolution de 1917 puis lors de la chute de l’URSS en 1991. Entretemps, la Russie puis l’URSS avaient assisté à l’effondrement successif d’autres empires connexes, l’Empire ottoman et l’Empire austro-hongrois après la Première Guerre mondiale puis les empires coloniaux notamment britanniques et français après la Seconde Guerre mondiale[4]. En 1920, le Congrès de l’Orient et des nationalités mené à Bakou par les bolchéviks en pleine guerre civile, sous couvert d’un nouvel « internationalisme prolétarien », en porte à faux alors avec les théories léninistes sur l’impérialisme et le colonialisme, avait entériné la continuité entre l’Empire tsariste et le nouvel Empire soviétique, replaçant Moscou au centre de toute ses périphéries coloniales. L’Ukraine indépendante fut rapidement soumise en 1921, puis le Caucase et l’Asie centrale furent annexés. Staline lui-même d’origine mingrèle-géorgienne (et qui se russifia avant de devenir en 1920 commissaire aux Nationalités en écrasant toutes velléités d’indépendance), avait dès 1913, dans un ouvrage prémonitoire intitulé Le Marxisme et la question nationale, réfuté tout principe d’autonomie, au profit d’une idée de nation fondue dans une communauté stable commune à tous les peuples au sein d’un seul et même territoire. Avec la constitution de 1936 érigeant les Républiques Socialistes d’Union Soviétique, Staline légitima et relança l’ancien processus colonial autour de sa nouvelle politique des nationalités. Dans cette colonisation de type particulier, nombre de colonisés, devenus cadres du régime, participèrent aux arcanes du pouvoir communiste. Puis sous les auspices d’une rhétorique autour des « peuples punis », Staline annexa par la suite les Etats baltes et la Carélie tout en déportant massivement des populations entières dans les camps de travail soviétiques[5].

L’idée d’un effondrement en 1991 d’un empire russo-soviétique issu de plusieurs siècles d’histoire relève peut-être aussi d’un artefact. Enferrée dans l’imaginaire colonial, la Russie nouvelle ne semble pas avoir pu se résoudre à se constituer en un État démocratique. Dans un environnement régional émergeant des décombres de l’empire tsariste et soviétique, Moscou est restée nostalgique sinon orpheline de son empire. La dernière invasion de l’Ukraine en février 2022 a fait de la Russie un mixte d’État-voyou et de la grande puissance qu’elle avait été et aspire à redevenir. Cela fut une grave erreur de la plupart dirigeants européens : ne voir la Russie que comme un partenaire économique et un marché potentiel accessible à ses portes, en gommant les aspects terrifiants d’une histoire impériale toujours sous-jacente. Poutine incarnait une stabilité préférable au chaos et il était tentant de  légitimer  avant tout un discours visant à « ne pas humilier la Russie » puis à ne  fournir des armes à l’Ukraine qu’à certaines conditions parfois drastiques.

À la différence des années 1950, quand l’URSS avec la troisième internationale et les partis communistes frères trouvait en Europe des appuis conséquents et inébranlables, la Russie de 2025 apparaît bien isolée. Elle se rattache à un archipel de soutiens disparates dont des dictatures (Iran, Chine, Corée du Nord…), autoritaires et corrompues (Biélorusse), d’autres sont des gouvernements populistes (Hongrie, Slovaquie) quelque peu discrédités. En outre avec l’enlisement de ce qui devait être une opération spéciale sinon ponctuelle au départ, il est compliqué pour la Russie d’assumer la résilience de l’Ukraine qui depuis trois ans maintient une exceptionnelle capacité de résistance. Si la guerre restait un mode opératoire essentiel grâce à un budget militaire russe en forte croissance (126 milliards de dollars en 2025 soit 1/3 de ses dépenses publiques), il ne semble pas que la Russie ait véritablement les moyens d’entretenir son empire défunt.

Sa puissance est limitée, et son attractivité en berne. Aux marges de cet ex-empire russe, la grande majorité aujourd’hui des peuples des anciennes RSS (Ukrainiens, Moldaves, Arméniens, Géorgiens) souhaitent adhérer à l’OTAN et à l’UE, avant tout pour se protéger d’un voisin prédateur. L’annexion des territoires géorgiens en 2008 puis de la Crimée en 2014 comme d’une partie du Donbass en 2022 ont joué comme repoussoir pour une grande partie de cet ex-Empire traumatisé depuis des générations par les souvenirs de la servitude impériale et du totalitarisme soviétique. Dans ce contexte, les négociations américaines proposées à Poutine dans le cadre d’alliances nouvelles et de trahisons de l’Europe comme de l’Ukraine, s’avèrent être une aubaine pour l’aider à recomposer sa puissance, sinon à la légitimer.

[1] Cf. ma série d’articles « La drôle de guerre », Telos, 10, 11, 12 juillet 2023.

[2] Cf. Sur ces question voir Richard Robert, « Le retour de la doctrine Brejnev », Telos 24 janvier 2022, citant rétrospectivement Catherine II dans une lettre à Voltaire : « Nous n’avons point trouvé d’autres moyens de défendre nos frontières que de les étendre ».

[3] À la différence de l’Europe qui pratiquait déjà l’assolement triennal, la Russie marquée par l’occupation mongole brûlait ses terres. Voir Richard Pipes, Russia under the Old Regime, London, Weidenfeld & Nicolson, 1974.

[4] Cf. entre autres, David Fromkin, A Peace to End All Peace, New York, Henry Holt & Cie, 1989.

[5] Cf. Kristian Feigelson, « Les peuples punis de Vladimir Poutine », Telos, 8 avril 2022.