Le cinéma ukrainien entre guerre et paix edit

15 janvier 2025

Fin novembre était organisé au Centre Pompidou et à l’Université Sorbonne-Nouvelle à Paris un cycle de films : Génération Ukraine : un cinéma en guerre. Arte a soutenu douze équipes de tournage ukrainiennes racontant la vie dans un pays en guerre. Parallèlement, un livre[1] revient en détails sur l’héritage visuel d’une culture filmique aujourd’hui en résistance. Comment et pourquoi faire du cinéma dans de telles conditions ?

Filmer la guerre

Au cours de ce cycle, fut projeté tout d’abord à la Sorbonne Nouvelle 20 jours à Marioupol (2023, Oscar du meilleur documentaire en 2024), un documentaire de Mstyslav Chernov témoignant du tout début de l’invasion russe et de la destruction totale d’une ville de 430 000 habitants. En 2022, dans ce port central et stratégique de la mer d’Azov, les soldats russes, sous prétexte de déloger le nazisme en Ukraine, avaient en trois mois tués plus de 35 000 civils et contribué à 100 000 blessés, vidant la ville de tous ses habitants. Marioupol était totalement rayée de la carte à l’instar de Grozny lors de la guerre en Tchétchénie il y a vingt-cinq ans. De fait, comme le montrait le documentaire pris sur le vif, les Russes finalement réussirent bien mieux dans cette ville multiculturelle forte d’une communauté ancienne gréco-turque que les nazis eux-mêmes qui en octobre 1941 y avaient exécuté 10 000 juifs. Depuis et grâce aussi au recueil de toutes ces images, un rapport détaillé de Human Rights Watch concluait à la nécessité de poursuivre pour crimes de guerre tous les responsables du commandement russe dont Vladimir Poutine pour l’ensemble des violations commises.

Un autre documentaire tout aussi saisissant, Interceptés d’Oksana Karpovych (2024), filmait deux ans plus tard le bilan de cette guerre effroyable sous fond d’images de villes et villages ukrainiens abandonnés et détruits où la bande-son retranscrivait les seules conversations violentes interceptées de soldats russes vantant leurs pillages et leurs exactions (en mat, russe argotique et obscène). Tous ces films témoignaient de l’échec russe à vouloir soumettre les Ukrainiens. Ces documentaires mesurent aussi l’intensité de cette guerre face à un adversaire bien supérieur en nombre. Par exemple Inside Zaporijjia (2024), de Pavlo Cherepine, décrit à la fois une des plus grandes centrales nucléaires d’Europe attaquée puis occupée depuis par l’armée russe, mais aussi l’impuissance de l’AIEA, autorité de régulation à Vienne, venue sur place évaluer les enjeux de cette menace nucléaire.

Tous ces réalisateurs ukrainiens participent à des degrés divers à une nouvelle forme de résistance culturelle produisant et transmettant des images en temps de guerre qui contredisent celles des médias de la propagande russe. Parfois, ces films comme 20 jours à Mariupol les mettent en parallèle pour accentuer les décalages. Ces réalisateurs et réalisatrices forcent aussi notre admiration, bravant les difficultés au quotidien pour aller filmer puis rejoignant le front en allant combattre. Certains y ont laissé la vie depuis février 2022. Tour à tour, leurs caméras sont à la fois devenues des armes et des outils essentiels pour témoigner d’une guerre terrible aux portes de l’Europe (Mariupol n’est qu’à trois heures d’avion).

Quel cinéma ukrainien?

Il y avait dans le passé une tendance en France à aborder l’Ukraine dans les études slaves au prisme de son seul voisin russe, par le biais plutôt d’une littérature ukrainienne peu connue et minorisée, mais sans vraiment réévaluer la réalité de sa culture visuelle au travers de son cinéma[1].

Dans un ouvrage récent, Ciné-Ukraine : histoire(s) d’indépendance Anthelme Vidaud, qui fut attaché audiovisuel à l’Institut Français de Kyiv puis directeur de programmation au festival de films d’Odessa de 2015 à 2020, s’efforce de remédier à cette méconnaissance en retraçant une histoire filmique qui va bien au-delà de cette guerre. Les questions soulevées par ce livre sont à la fois nombreuses et éclairantes. L’indépendance acquise par l’Ukraine en 1991 à la chute de l’URSS n’a pas signifié pour autant l’indépendance de son cinéma, comme pourrait le faire penser le sous-titre du livre. Du temps de l’URSS, le cinéma ukrainien sous la coupe alors des studios soviétiques émergea grâce à quelques figures de réalisateurs légendaires. On cite le plus souvent Dziga Vertov, fondateur du cinéma d’Agitprop en 1918 qui tout en servant le régime soviétique se réfugia en 1927 à Odessa pour pouvoir tourner l’étonnant Homme à la caméra (1929). Ou encore Olexandr Dovjenko qui sur un mode métaphorique avec La Terre (1930) légitima la collectivisation des campagnes en URSS tout en encensant la terre ukrainienne. Tourné juste avant la terrible famine de 1932-1933 qui fit plus de 3,5 millions de victimes en Ukraine, ce film pointe le koulak (paysan privé) et le pope (le prêtre) comme ennemis de classe à abattre[2].

Ces figures tutélaires laissèrent place au moment du dégel de 1960 à une nouvelle génération de réalisateurs légendaires, notamment Yuri Illenko et Kira Mouratova, tous deux formés à l’Ecole du Vgik à Moscou, et qui contribuèrent à l’école poétique de Kyiv. Yuri Illienko en tant que chef-opérateur participa au film adapté d’une nouvelle de l’écrivain ukrainien Mykhailo Kotsioubynsky, Les Chevaux de feu de Serguey Paradjanov (1964) lui-même condamné par la suite en 1973 à quatre ans de camp pour parasitisme et homosexualité[3]. Le cinéma en Ukraine puise ses sources dans la littérature et l’histoire ukrainienne, bien au-delà de l’indépendance.

À partir des années 1980, une longue période de léthargie affecta le cinéma. Faute de moyens dans un État à la fois désargenté et marqué par les crises politiques et l’instabilité permanente, le 7e art n’était plus une véritable priorité. Nombre de professionnels quittèrent le secteur ou se tournèrent vers la télévision (on se souvient qu’avant son élection, le président Volodymyr Zelensky avait été à l’écran une vedette adulée de la comédie ukrainienne). Certains partirent à Moscou où le cinéma alors renaissait financé par le monde florissant des affaires et l’aide de certains oligarques[4]. D’autres, comme Sergeï Loznitsa, s’intallèrent en Europe de l’Ouest.

En Ukraine, peu à peu deux à cinq films de long métrage par an commencèrent à être tournés entre 2011 et 2021, soit une moyenne de 30 en dix ans contre près de 150 par an en Russie. Le cinéma, comme dans toute une grande partie de l’Europe centrale où les studios avaient été transformés et les marchés inondés de blockbusters américains, a traversé une période douloureuse d’adaptation structurelle, recherchant surtout les coproductions à l’Ouest pour survivre. Toute une génération de professionnels furent sacrifiés. Aujourd’hui, en Ukraine, on compte 580 écrans soit dix fois moins qu’en France alors qu’un film ukrainien à succès escompte seulement 20 000 entrées.

Les cinéastes sont réduits à montrer ces films dans les festivals internationaux, faute de structures adéquates en Ukraine. Certains ont pu trouver des producteurs en Europe, comme The Tribe (2014), de Myroslav Slaboshpytskyiy, une production ukraino-néerlandaise présentée à Cannes et sortie dans 26 pays. 

Renaissance et diversité

Comme l’explique Anthelme Vidaud, la renaissance du cinéma ukrainien depuis une décennie est liée à plusieurs facteurs.

Tout d’abord, une implication nouvelle de l’État juste avant la révolution de Maidan en 2014, avec la création en 2011 d’une agence (Derzhavne ahentstvo Ukrayiny z pytan kino) sur le modèle du CNC français qui, grâce à des financements plus conséquents et plus transparents, redynamise une production anémiée. Puis la volonté profonde de renouer avec la fabrication de ses propres récits, en rupture avec un cinéma jusqu’ici colonisé par la Russie imposant sa langue au détriment de l’ukrainien toujours dénié.

Mais les œuvres analysées ici témoignent plutôt de l’énergie retrouvée d’une société multiculturelle : ces œuvres, de manière toujours complexe et fragile, dépassent le seul cadre d’un État-nation forcé à la guerre. Et, avant l’invasion russe, certains films semblent résonner face à une histoire commune avec un monde russe étrangement fantasmé, à la fois proche et lointain. Anthelme Vidaud évoque l’émergence d’un « cinéma patriotique » mais note que l’annexion de la Crimée suivie de la guerre au Donbass permet d’interroger cette histoire commune, qui est au cœur d’un documentaire-fiction de guerre comme Donbass, de Sergeï Loznitsa (2018, prix de la mise en scène de la sélection Un certain regard à Cannes).

En revisitant tout le cinéma de cette jeune génération, les deux derniers chapitres analysent une douzaine de films emblématiques de la dernière décennie, sans oublier le cinéma d’animation, très actif.

Agrémenté d’un livret photos témoignant de la diversité esthétique de ce cinéma, le livre donne la parole à leurs réalisateurs. Par exemple, En terre de Crimée (2019) de Nariman Aliev, inspiré par le cinéma turc et iranien, revient indirectement sur l’histoire tragique des Tatars, massivement déportés en 1944 par Staline de Crimée. Certains films ont été montrés en France comme Le Serment de Pamfir (2022) de Dmytro Soukholytkyi-Sobtchouk, s’inspirant de Paradjanov pour évoquer les traditions des Carpathes. D’autres comme We Will not Fade Away (2023) d’Alisa Kovalenko, se focalisent sur des portraits de jeunes fuyant la guerre au Donbass et allant explorer d’autres horizons, en quête de paix, au camp de base de l’Annapurna dans l’Himalaya. On parlera ici plutôt d’un « cinéma de l’empathie ».

L’accent dans le livre a été mis plutôt sur un cinéma d’auteurs indépendants au détriment d’un cinéma populaire au public aujourd’hui absent ou trop disséminé. Mais en guise d’épilogue nostalgique, l’auteur revient à la Maison du cinéma à Kyiv : « C’est un vieux cinéma, pas branché ni moderne pour un sou, et l’on s’y sent chez soi. »

[1] Ciné-Ukraine : histoire(s) d’indépendance, d’Anthelme Vidaud, Editions WARM, 2023, 317 p.

[1] Voir néanmoins l’ouvrage pionnier de Lubomir Hosejko, Histoire du cinéma ukrainien, éditions A Die, 2001.

[2] Cf. Kristian Feigelson (dir), Cinéma et stalinisme, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2005.

[3] Cf. Eugénie Zvonkine, Kira Mouratova : un cinéma de la dissonance, Lausanne, L’Âge d’Homme, 2012.

[4] Cf. Kristian Feigelson, « Enjeux et perspectives du cinéma russe », in Claude Forest (dir.), L’Internationalisation des productions, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2017, pp 159-274.