L’émergence d’un patriotisme européen edit

20 mars 2025

La seconde élection de Donald Trump a porté aux commandes de la plus grande puissance militaire et économique mondiale un parti dont le nationalisme est le principe directeur. Il est intéressant, à ce sujet, de relire un discours de James David Vance, aujourd’hui numéro deux du pouvoir à Washington et candidat à en devenir le numéro un dans quatre ans. Il y développait l’affirmation, propre aux idéologues de la droite républicaine depuis les années 1960 – et dirigée implicitement, alors, contre le mouvement des droits civiques – que les États-Unis ne sont pas définis par le droit, mais par la culture de leur population issue des générations fondatrices, qui peut s’en estimer propriétaire légitime. « Nous ne sommes pas seulement une idée, nous sommes une nation », disait Vance devant la convention du Parti républicain en juillet dernier.

La victoire de Trump renforce brutalement le camp du nationalisme, dont on connaît les chefs de file et les États qu’ils dirigent dans le monde. En Europe, elle apporte un renfort aux partis de cette tendance, qui ont progressé en voix ces dernières années. Il est vrai qu’un tel renfort peut être embarrassant. Aux élections allemandes, les faveurs dispensées à l’Alternativ für Deutschland par Elon Musk et J.D. Vance semblent avoir eu pour effet de mobiliser davantage les électeurs hostiles à l’extrême droite, voire de détourner d’elle certains de ceux qu’elle pouvait tenter.

Au Royaume-Uni, les compliments de Musk à Nigel Farage et à son parti Reform UK, suivis par la disgrâce dudit Farage au profit d’un plus extrême, n’ont pas servi la popularité d’un camp politique jusque-là en croissance. Du côté français, Jordan Bardella, président du Rassemblement national, a quitté en hâte le congrès trumpiste où il devait prendre la parole, à Washington, après que Steve Bannon, idéologue de Trump en 2016 comme Vance l’est aujourd’hui, y a fait le salut nazi.

Maladie contagieuse

Il reste que l’option nationaliste, présente dans tous les pays de l’Union européenne et chez ceux qui n’en sont pas membres, peut s’appuyer sur sa mise en œuvre par un État qui a exercé et qui entend en fait conserver le rôle de leader de la politique internationale. En faisant du nationalisme le principe unique de ses décisions, Trump l’impose comme ordre du jour mondial. « ‘L’Amérique d’abord’ est une maladie contagieuse », écrit The Economist (6 mars). Comme la crise de 1929 avait provoqué une catastrophique réaction en chaîne protectionniste, la révolution nationaliste commencée à Washington suscite des réflexes mimétiques.

Les gouvernants craignent que l’avènement de ce populisme dans le pays le plus puissant ne suscite ou n’accentue des réactions de la même espèce dans leurs populations. Certains, acquis eux-mêmes au nationalisme, n’ont aucune peine à tirer avantage de sa généralisation. Un cas intéressant est celui de Recep Tayyip Erdogan. Le président turc est l’un des chefs d’État qui pratiquent et promeuvent le nationalisme à la fois comme base de leur pouvoir à l’intérieur et comme ligne directrice de leurs choix extérieurs. Rompu de longue date à une diplomatie dite transactionnelle, c’est-à-dire sans autre règle que l’intérêt immédiat de l’État et de son dirigeant, Erdogan veut profiter du retournement américain pour s’imposer comme allié indispensable aux Européens et comme interlocuteur incontournable à Vladimir Poutine.

C’est en Europe, ravagée à deux reprises dans l’histoire par le nationalisme, que celui-ci est répudié et combattu depuis quatre-vingts ans. L’hostilité que cela lui vaut de la part de la droite américaine est un fait établi de longue date. L’entrée en vigueur de l’euro, en 2002, suscitait des commentaires ironiques chez les politiciens et les économistes du Parti républicain. Le groupe idéologique des Néo-Conservateurs, militant alors pour une expédition militaire contre l’Irak, résumait virilement ses griefs contre les Européens en expliquant que « les Américains viennent de Mars, les Européens de Vénus » (Robert Kagan).

La droite américaine et l’Europe

S’il est vrai que la construction d’une Europe unie a été soutenue par les États-Unis, dans les années 1950, contre la menace du communisme inféodé à Moscou, cette bienveillance a été plus que tempérée, ensuite, par une politique brutale en matière commerciale et monétaire. Après l’effondrement du système communiste russe, en 1989, Washington a agi vigoureusement pour intégrer les pays libérés dans l’OTAN, donc sous son contrôle, afin de faire contrepoids à leur engagement dans l’UE. On se souvient du propos de Donald Rumsfeld, secrétaire à la défense de George W. Bush, en janvier 2003, opposant cette « nouvelle Europe » à celle de la France et de l’Allemagne. Pendant les huit années de sa présidence, Barak Obama, certes opposé à la guerre d’Irak en 2003, mais soumis à la pression du nationalisme, a adopté une attitude distante avec l’Europe et contribué lourdement au découplage euro-américain en trahissant, en 2013, l’engagement pris envers la France face au régime d’Assad et à son allié russe en Syrie.

Trump, Vance et Musk s’inscrivent donc dans une certaine continuité quand ils attaquent les Européens. Le premier n’a pas tort d’affirmer, avec son point de vue et dans son langage de rupin vulgaire, que l’Union européenne « a été formée pour baiser » l’Amérique. L’Union est évidemment une puissance concurrente des États-Unis, économiquement et politiquement, sinon militairement. Les motifs de sa formation et de son développement lui sont intérieurs et sans rapport avec les États-Unis ; elle n’a pas été faite pour étendre ou renforcer leur empire, pas plus que pour le renverser. Mais leur union donne bien aux Européens les moyens de négocier avec la puissance américaine, voire de l’arrêter quand elle abuse de sa position dominante. Les discours énervés de Vance à Paris, au sommet sur l’intelligence artificielle, et à la conférence de Munich sur la stratégie témoignent de l’efficacité des efforts des gouvernements et de la Commission européenne pour combattre les méfaits fiscaux et politiques des grandes entreprises américaines.

Nationalistes circonspects

La double agression que l’Europe subit, agression guerrière de la Russie depuis trois ans, agression politique et économique des États-Unis depuis deux mois, oblige les Européens à réagir pour se protéger. Mais les partis nationalistes, portés à proclamer que les succès de leurs idéaux chez les deux agresseurs démontreraient la pertinence de la voie nationale qu’ils prêchent, en sont retenus par le risque d’apparaître comme choisissant le camp de l’ennemi. Si un François Fillon ou un Éric Ciotti n’ont pas honte de se ranger du côté de Poutine, les dirigeants que sont Marine Le Pen et Jordan Bardella se montrent extrêmement circonspects. Le second, surtout, confirme qu’il n’a pas volé sa réputation d’intelligence. Comme Giorgia Melloni à la tête du gouvernement italien, il mesure le danger qu’il y aurait à paraître lâcher l'Ukraine. N’oublions pas son propos de propos de 2023 sur la « naïveté collective à l’égard des ambitions de Vladimir Poutine », qui atteignait inévitablement – et donc délibérément – Marine Le Pen.

Quand mon pays est attaqué, je me dois de participer à sa défense. Telle est la définition du patriotisme. Ce qui est attaqué aujourd’hui n’est pas la France, l’Allemagne, l’Italie ou le Danemark, mais bien l’Europe. Plutôt que de réveiller les vieux nationalismes, la politique de Trump fait naître un sentiment nouveau. Le conflit de 2002-2003 au sujet de l’Irak avait vu l’émergence, dans les manifestations anti-guerre et dans les médias, d’une opinion publique européenne de gauche, pacifiste et surtout anti-américaine (voire, déjà, « antisioniste »). La menace portée par Poutine et Trump aujourd’hui peut inspirer et inspire peut-être déjà une réponse national européenne qui, étant européenne et donc pas « nationale », doit être reconnue comme autre chose : un patriotisme européen.