11-Novembre: chanter la Marseillaise? edit
Le centenaire de la fin de la guerre de 1914-1918 sera célébré notamment, dans quelques villes, par l’exécution de la Marseillaise dans la version orchestrée par Berlioz en 1830. Animateurs de chorales et d’harmonies se sont associés, ici ou là, pour répéter ce chant, avec les arrangements nécessaires, afin que choristes et musiciens amateurs apportent leur contribution aux cérémonies. Dans certains cas, les enfants des écoles ont été priés de participer à cette initiative à la fois patriotique et artistique. Ailleurs, la commune tout entière est invitée à venir chanter.
Cette initiative, dont l’origine se situe dans le milieu des chorales et associations musicales locales, ne va pas sans poser quelques problèmes d’un autre ordre que les difficultés d’accord des différents pupitres et de concordance des départs vocaux et instrumentaux.
Dans une partie de la Savoie que je me trouve connaître, des choristes « seniors » répugnent à célébrer la fin de l’horreur des tranchées, des charges meurtrières, des obus et des gaz en chantant les paroles belliqueuses de l’hymne national. Les familles dont les enfants ont été sollicités ont réagi diversement, les unes acceptant leur participation, d’autres la refusant. On pouvait s’interroger sur la pertinence de cette initiative dans les quartiers dont une partie des habitants porte le souvenir des troupes coloniales et de la guerre d’Algérie. Et que penser, parmi les couplets retenus par Berlioz, de celui qui commence fameusement par «Nous entrerons dans la carrière…» et s’achève ainsi : «Bien moins jaloux de leur survivre / Que de partager leur cercueil, / Nous aurons le sublime orgueil / De les venger ou de les suivre» ? Ces formules, langage à part, dépareraient-elles dans une vidéo djihadiste ?
Les discussions provoquées par la célébration du centenaire et le style qu’entend lui donner le président de la République ne sont pas de vaines querelles parisiennes. Commémorer la paix ou la victoire, rappeler les souffrances ou exalter le sacrifice, ces questions touchent au cœur de la société française et confirment, s’il en était besoin, l’analyse lumineuse de Renan (Qu’est-ce qu’une nation ?, conférence à la Sorbonne, mars 1882) : la nation, ce sont des souvenirs et une volonté. De quoi sommes-nous appelés à nous souvenir depuis quatre ans et, maintenant, au terme du travail de mémoire accompli tant par les institutions que dans la diversité infinie des lieux et des milieux ? Comment nous représentons-nous la communauté nationale et à quoi sommes-nous prêts à adhérer ?
Le moment présent rappelle à quel point la Grande Guerre a marqué, plus que tout autre événement depuis la Révolution, l’histoire et le « destin » français. Un siècle après, les pensées et les conduites relatives à cette guerre sont toujours aussi diverses et plus ou moins brutalement divergentes. Il y a près de trente ans, le roman de Jean Rouaud intitulé Les Champs d’honneur (Editions de Minuit, 1990) avait crevé la surface des modes intellectuelles et politiques en rappelant la blessure infligée par 14-18 et la cicatrice qu’elle a laissée dans les familles de toutes catégories sociales, de toutes régions et de toutes traditions spirituelles et politiques.
Aujourd’hui, le centenaire réveille des oppositions toujours latentes et met au défi l’État et son chef d’écrire un discours qui indique une direction et puisse rassembler une majorité du pays. Cette situation ressemble à celle des républicains dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, quand ils devaient se prononcer, environ cent ans après eux aussi, sur la Révolution. La phrase célèbre de Clemenceau à la tribune de la Chambre en 1891 – « La Révolution française est un bloc dont on ne peut rien distraire » – pourrait-elle être transposée à la Grande Guerre ? Est-il possible, pour paraphraser Marc Bloch, de vibrer à l’élan d’août 1914 et de pleurer aux dizaines de milliers de morts qui suivirent aussitôt ? De suivre Péguy dans Paris jusqu’à la gare de l’Est et de maudire le socialiste qu’il était d’être passé de « l’autre côté » ? D’admirer l’ardeur des officiers et de plaindre l’impuissance des soldats ? D’applaudir à l’intransigeance du « Tigre » et d’éprouver la colère de ceux qui en payèrent le prix ? De chanter la France victorieuse et de condamner son mépris aveugle pour le désastre allemand ?
Un homme de la Troisième République est resté sans légende (à la différence d’un Gambetta, d’un Clemenceau, d’un Jaurès) malgré plusieurs titres à une place dans l’histoire. Il s’agit de Joseph Caillaux. Artisan de l’impôt sur le revenu, ce ministre des Finances, puis chef du gouvernement, dont l’évolution de la droite à la gauche n’est pas sans rappeler celle de Mitterrand, avait évité la guerre avec l’Allemagne en 1911. Président du Parti radical en 1913, il était promis à remporter les élections législatives du printemps 1914 et avait très probablement l’accord de Jaurès pour un soutien sans participation des socialistes à un gouvernement qui, peut-être, aurait évité la guerre une deuxième fois. La violence de la campagne menée contre lui par la droite, à cause de l’impôt sur le revenu et à cause de la conciliation de 1911, a poussé sa femme à tuer le directeur du Figaro, ce qui contraignit Caillaux au retrait et au silence. Fin 1917, Clemenceau le faisait incarcérer à la Santé pour pacifisme.
Un des aspects les plus intéressants de la pensée de Caillaux est son anticipation de l’union européenne, qu’il jugeait nécessaire et, à terme, inévitable. Il était évidemment hors de question de faire entendre cela à Clemenceau ou à Poincaré, sans parler de Maurras et de sa clique, dont le député de la Sarthe était une des cibles favorites. Un siècle plus tard, le nationalisme a le vent en poupe et prétend dicter la manière de commémorer l’armistice de 1918.
Mais revenons à Berlioz. Sa version de la Marseillaise, théâtrale et redoutablement efficace, écrite dans l’enthousiasme des « journées » de juillet 1830, voulait exalter le peuple et non la guerre. L’histoire nous a appris les dangers de ce populisme et de l’âge des masses, en gestation dans les évolutions techniques et politiques du monde industriel alors naissant. Mais il y aussi dans la musique de Berlioz, magnifiant et esthétisant l’appel aux armes, un hymne à la fraternité dépouillée de tout apparat et capable d’endurer la défaite bien plus que de s’enivrer de la victoire. Chanter cette Marseillaise-là peut être une manière d’honorer ceux qui ont souffert pour elle ou à cause d’elle.
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