Anatomie d'un mouvement edit
On l’a beaucoup dit : c’est un mouvement né sur les réseaux sociaux et organisé par ce moyen. Il s’apparente par là à d’autres soulèvements nés pour une part d’échanges d’informations sur Facebook, Twitter ou Instagram (Égypte, Ukraine). Ces moyens de communication permettent d’échanger des nouvelles et des consignes sans passer par une organisation extérieure : parti, syndicat, organe de presse.
Il y a une concordance de ce mode de communication avec la revendication d’autonomie. Le lien ne passe plus par une médiation extérieure : élus, parti ou organisation politique, syndicat, association ou même média (type radios libres d’autrefois). On se connecte directement les uns aux autres.
Cette connexion directe est propre aux périodes insurrectionnelles. Le propre de telles périodes est de permettre à des personnes qui se reconnaissent comme membres d’une même catégorie ou d’un même groupe d’entrer en relation spontanément. Se crée un dedans et un dehors. Dedans, on se parle, on se tutoie, on s’associe, on s’entraide. Une société se forme. Elle est ouverte sur ceux qui, par conviction ou opportunisme, peuvent la rejoindre. Elle est fermée par l’opposition à l’Etat, qui la constitue. On est avec elle ou dans le camp de l’Etat. Lénine avait théorisé avec succès cette construction d’un « double pouvoir ».
Le soutien massif des Français aux Gilets jaunes, jusqu’à hier tout au moins, est un élément essentiel. Quand on répond à un sondage politique, on sait ce qu’on fait, comme quand on va voter. Le sondage est devenu un mode d’expression politique familier. Certes, la technique du sondage, c’est-à-dire pour une part la formulation des questions, est déterminante pour le résultat. Mais qu’elle prenne la forme d’une opinion sur le caractère justifié ou non du mouvement, ou celle de la sympathie ou du soutien, l’approbation des Français, dans le cas présent, a été massive.
Le caractère apolitique du mouvement y contribue. En le soutenant, on ne prend pas position pour un parti. On marque, certes, son opposition à un homme, Emmanuel Macron. Il ne fait pas de doute que celui-ci a perdu le capital de sympathie qu’il avait acquis en remportant l’élection présidentielle. Mais il en avait été de même de Sarkozy et de Hollande. Chirac était décrié six mois après son élection en 1995. Macron a commis des erreurs personnelles graves, comme cela avait été le cas de ses deux prédécesseurs, mais c’est essentiellement sa politique qui est rejetée.
Dans un contexte d’hostilité générale envers les responsables politiques, le premier d’entre eux est la cible principale, c’est logique. Ce rejet des politiques et de la politique elle-même est un caractère essentiel du mouvement. Il conditionne le consensus dont il bénéficie. En cela, il exprime un reproche adressé à l’ensemble des responsables ou dirigeants, aussi bien au pouvoir que dans l’opposition, syndicaux autant que politiques et intellectuels. Le Pen, Mélenchon ou Wauquiez peuvent bien approuver et encourager le mouvement, ils ne parviennent pas à y entrer. L’hostilité à Macron est quasiment le seul slogan politique que l’on peut lire ou entendre. Il permet de faire l’unanimité.
Il est remarquable que, dans ce mouvement, personne ne dise, par exemple, qu’il faut sortir de l’Union européenne, ou bien repousser les immigrants, ou nationaliser les banques. Il y a un sentiment anti-riches qui s’exprime ici ou là par un vague souhait de rétablir l’ISF, mais ce n’est qu’une façon de formuler son mécontentement face au président de la République et d’affirmer son appartenance au peuple.
Un reproche est adressé de façon générale à tous les responsables politiques, administratifs, économiques, syndicaux : ça ne va pas, vous ne nous proposez rien qui tienne la route. Les GJ ne sont pas climato-sceptiques, par exemple. Rien à voir avec le trumpisme à cet égard. Ils disent qu’augmenter le coût du carburant, comme cela a été fait, n’est pas une bonne méthode pour eux. Il faut trouver autre chose, ou accompagner cela d’aides ou de compensations.
Cet élément est très important. D’une part, il témoigne que la raison n’a pas été chassée totalement des esprits. Le genre d’aberration dont la société américaine a donné des exemples dans son histoire (refus du « darwinisme », maccarthysme, dénégation climatique) n’a pas cours en France. Le climato-scepticisme à la mode Allègre n’a pas pris. Dans l’éventail des tendances politiques, aucune ne conteste la nécessité de la transition écologique, qu’il s’agisse du climat, des normes sanitaires ou de la biodiversité. Autre chose, bien sûr, est de savoir comment la mettre en œuvre et quelles contraintes imposer à telle activité professionnelle ou à tel milieu social.
D’autre part, l’accord sur l’urgence écologique témoigne pour la conscience et le sens des responsabilités Si révoltés et « insoumis » qu’ils se veuillent, les Gilets jaunes protestent quand on les taxe d’inconscience écologique ou d’égoïsme générationnel. Le « peuple » dont ils se réclament ne respecte pas les hiérarchies ni les usages, mais il ne revendique pas une anomie générale ou le droit de faire ce qui lui plaît sans souci des conséquences pour les autres et pour l’avenir. Non qu’il n’y ait pas, dans les blocages ou les manifestations, de candidats à de tels comportements, mais ils ne donnent pas le ton.
Les caractéristiques de ce mouvement sont, en grande partie, déterminés par le groupe social qui en est l’organisateur et le moteur. L’ancienne ministre socialiste Aurélie Filippetti relevait récemment la portée symbolique du gilet jaune, accessoire destiné à rendre visible celui qui le porte, lors d’une panne sur la route, par exemple. Ceux qui ont été décrits comme les invisibles de la société française se mettent ainsi en évidence.
Même s’il est porté aussi par les cyclistes soucieux d’être vu quand ils circulent le soir ou la nuit, le gilet jaune est attaché principalement à l’automobile, qui doit obligatoirement en contenir un, faute de quoi le contrevenant s’expose à une amende en cas de contrôle. L’objet renvoie ainsi à l’univers de la voiture, avec ses normes, ses coûts, ses jeux du chat et de la souris (limitations de vitesse, radars, ceintures de sécurité, gendarmes et policiers municipaux, nombre de points sur le permis, stationnement, contrôle technique). Cet univers tient beaucoup de place dans la vie d’une partie de la société, du fait de contraintes économiques et géographiques, mais aussi par goût (voir Automobile, France d'en haut contre France d'en bas, d’Eric Leser ; Eyrolles, 2018).
Les militants « gilets jaunes » appartiennent à des groupes sociaux qui s’estiment ignorés sur une scène politique et médiatique où il est beaucoup question de riches et de très riches, de créateurs d’entreprise, d’ingénieurs, de rappeurs ou praticiens du street art de leurs publics, de jeunes des « quartiers », de migrants, de chômeurs, de pauvres. Eux, ils ne sont rien de tout cela. Sont-ils pour autant inexistants ? Certes non. Un ensemble d’activités commerciales, et donc industrielles, ainsi qu’artistiques (chaînes de télévision, cinéma, chanson) et de services divers (restaurants, voyages) s’adresse au vaste marché que forme leur genre de vie et de consommation.
Précisément, leurs choix de vie place beaucoup d’entre eux dans une situation non pas précaire, mais tendue. Pour assurer leur « standing », financer l’habitat qu’ils préfèrent, le ou les véhicules dans lesquels ils se déplacent, les plaisirs de leurs enfants, la qualité d’alimentation qu’ils apprécient, etc., ils doivent faire attention, travailler beaucoup, calculer leurs dépenses, connaître le système fiscal et social et savoir en jouer à l’occasion. Ils sont ainsi sensibles à des variations de coût ou à des changements de réglementation que d’autres ressentent moins, soit parce que leurs revenus les mettent à l’abri, soit parce qu’ils sont au- dessous des seuils concernés (s’ils ne paient pas l’IR, par exemple). Il était significatif d’entendre des manifestants se plaindre du coût de pleins d’essence d’un niveau qui se situait autour de 70 litres, ce qui correspond à des véhicules de fortes taille et puissance.
Tous les Gilets jaunes ne roulent pas dans de puissants SUV, mais ceux d’entre eux qui ont des autos modestes, parfois anciennes, font cause commune avec les plus aisés. C’est que leurs aspirations sont les mêmes. Ce mouvement pourrait être décrit comme celui de la classe moyenne et de ceux qui aspirent à en faire partie. Si la classe moyenne se définit par un espace médian sur l’échelle des revenus, c’est aussi affaire de représentation et d’ambition sociales.
La classe moyenne est un état d’esprit. Elle n’est plus faite, comme dans la société industrielle du vingtième siècle, de groupes intermédiaires entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, car bien des ouvriers d’aujourd’hui ont un mode de vie qui ressemble à celui d’artisans, commerçants ou cadres moyens. Mais elle a pour trait distinctif le désir d’accéder au style de vie bourgeois, tel du moins qu’on se le représente, c’est-à-dire d’avoir accès aux biens de consommation de l’époque : logement, ameublement, électronique, auto, cuisine (succès des émissions de TV et de radio spécialisées dans de domaine), sport, loisirs. Il est significatif que, parmi les plaintes entendues fréquemment de la part de Gilets jaunes, il y ait qu’il leur devient difficile d’aller au restaurant ou au cinéma. « Se faire un restau ou un ciné », ou les deux, en fin de semaine, est un des plaisirs pour lesquels « on se crève le cul » – selon une autre expression beaucoup entendue – pendant les cinq premiers jours.
Les flatteries dont la plupart des médias entourent les Gilets jaunes ont plusieurs causes, dont la moindre n’est pas le souci commercial de plaire à la clientèle. Gênés quand même par la violence qui sourd de multiples façons des initiatives de ce mouvement, y compris d’ailleurs à l’encontre des télévisions permanentes qui s’en nourrissent et le nourrissent, les journalistes distinguent les gentils et les casseurs. Mais des interviews et des images montrent que cette séparation est en grande partie imaginaire. Que le pouvoir cherche à ménager la possibilité d’un dialogue en affirmant qu’il ne confond pas la colère de la masse avec les exactions d’une minorité, cela se comprend. Mais ce souci tactique vise à provoquer une dissociation qui, pour le moment, ne se vérifie pas.
Les « casseurs » de la place de l’Etoile, qu’ils appartiennent à l’ultra gauche ou à l’ultra droite – l’affaire Clément Méric a montré ce que ces groupes ont en commun, à commencer par le goût des affrontements auxquels ils s’adonnent les uns contre les autres – sont les bras armés des GJ, dont certains se joignent à eux sans peine. Là encore, les propos entendus sont clairs : les épisodes violents assurent le retentissement maximum dans les médias. En outre, la pression exercée sur le pouvoir ne peut qu’être accrue par les destructions, dégradations, pillages, par pertes de chiffre d’affaires des commerçants, par la surmobilisation des forces de l’ordre. Il serait faux, enfin, de croire que la violence choquerait davantage la classe moyenne que, par exemple, les habitants des cités. La montée de la violence non crapuleuse, enregistrée par les statistiques de la délinquance, confirme les constations que chacun peut faire dans le territoire où il vit.
La « profanation » de l’Arc de triomphe, moins d’un mois après la commémoration de l’armistice de 1918, indique deux choses. En premier lieu, ce mouvement de la classe moyenne entend opérer une sécession radicale avec le cadre institutionnel du combat et de la délibération politiques. « Rien à f… ! » est la formule qui résume le mieux cette attitude. Cette sorte de nihilisme pose un problème effrayant aux responsables publics. On se rappelle l’image d’un un Chirac résolu à ne toucher à rien, à n’entreprendre aucune réforme. Sarkozy fut élu en promettant d’en finir avec cet immobilisme, mais la crise de 2008 l’a vite ramené à une modération qui n’a pas empêché qu’il soit battu en 2012. On se rappelle aussi les propos de Hollande aux journalistes Davet et Lhomme sur la gravité des fractures affectant la société française.
Le deuxième enseignement du « tagage » de l’Etoile est que le propre des mouvements qui dominent aujourd’hui aux États-Unis, au Brésil, au Royaume-Uni, en Italie et dans bien des pays d’Europe n’est pas tant le nationalisme que le populisme. Les émeutiers des Champs-Élysées ne sont pas des nostalgiques de la grandeur française. Ils ne lisent pas Zemmour. Ils veulent le pouvoir, tenir le haut du pavé, être le groupe dominant, imposer leurs intérêts, leurs préférences, leurs conditions à la société entière. Certes, leurs désaccords, masqués pour le moment, et l’inconsistance de leurs revendications, qui en résulte, rendent une telle aspiration utopique. Mais elle peut faire beaucoup de dégâts, comme on le voit, et, quoi qu’il en advienne dans les prochains jours, on n’en aura pas fini avec elle.
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