Vance à Munich: plaidoyer pour la liberté d’expression ou désaveu de la démocratie? edit

4 mars 2025

L’allocution du vice-président Vance à la conférence de Munich sur la sécurité le 14 février dernier aura marqué tous les esprits. L’Europe s’est sentie trahie, toisée, humiliée ; l’Amérique dont on espérait le soutien, s’est détournée d’elle, et avec quelle morgue, au pire moment. Pas un mot sur le martyre ukrainien, pas un mot de compassion, pas une parole de désaveu de l’agression poutinienne, et maintes piques, en revanche, destinées à rabaisser et noircir le modèle européen. 

Certes, cette volée de bois vert pour l’Europe était préméditée, tactique, sans doute destinée à́ préparer et à légitimer le rapprochement américano-russe, la relégation de l’Europe dans la négociation sur la paix en Ukraine, et à promouvoir les intérêts des GAFAM. Mais il est difficile d’imaginer prestation plus dévastatrice, causant tant de ravages en si peu de temps, pour la relation transatlantique. Quelle leçon magistrale... d’anti-diplomatie ! 

Cependant, je voudrais m’attarder ici sur la lettre même de cette intervention, sans en approfondir les intentions politiques et diplomatiques – sans même attaquer le fond d’un sermon dont l’esprit de tolérance semble bien peu en accord avec la pratique brutale du gouvernement Trump – pour tenter d’en faire une exégèse naïve, littérale.

M. Vance fait mine de plaider pour une démocratie ouverte, libérale, sans frein, quasi libertarienne ; il nous reproche de brider l’expression de nos citoyens, de craindre leur verdict ; nos élites n’écouteraient pas les justes doléances du peuple, tout en feignant de le servir avec dévotion ; au fond, nous ne vaudrions guère mieux que les dictatures que nous dénigrons. La leçon est rude ; est-elle pertinente ?

La liberté d’expression est-elle absolue en démocratie?

M. Vance prétend que tout interdit, toute censure est pernicieuse, que l’on ne doit jamais redouter l’opinion, que le peuple doit être entendu et obéi à tout prix, que tout commencement de restriction laisserait présager la ruine de la démocratie. « La démocratie repose sur le principe sacré que la voix du peuple compte. Il n’y a pas de place pour les cordons sanitaires. Ou bien vous défendez ce principe, ou bien vous le rejetez. » L’argument a l’attrait de la simplicité ; et cependant, il me semble qu’il confond liberté et licence, démocratie et démagogie.

Il est vrai que la démocratie suppose la liberté de dire et d’écrire ses pensées ; mais il est faux qu’elle s’y réduise. Car elle dépérit par deux voies contraires, la censure et la licence ; la première éteint le dialogue, le plus souvent au profit des seules opinions favorables au pouvoir, la seconde l’étouffe en les laissant toutes s’exprimer dans le plus grand désordre, se heurter, s’engorger et s’annuler, pour finalement céder la place à la violence.

L’antique démocratie athénienne qui, en dépit de ses bornes et de l’abîme qui nous sépare d’elle, demeure le modèle d’une démocratie directe fourmillait de dispositions qui traduisaient l’extrême méfiance des Grecs à l’égard de la cupidité, de l’avidité de pouvoir, de l’aveuglement, de la partialité des citoyens. L’ostracisme poussait à bout cet esprit ; qui, aujourd’hui consentirait à exiler un citoyen pour la seule raison que son influence, jugée excessive, pourrait menacer l’équilibre de la cité ? 

Si M. Vance avait raison, si toute discussion, dénuée d’arbitre, exempte de règles, conduisait naturellement au bien commun, alors l’anarchie serait bien préférable à la démocratie. Or il n’en est rien : elle conduit à la tyrannie. Inversement, si la moindre restriction à la liberté d’expression était blâmable, quelle différence entre ́nos démocraties et les pires dictatures ? Tous les États limitent la liberté par diverses voies et à divers degrés ; tous se vaudraient donc. On voit le merveilleux parti que les despotes peuvent tirer de cette thèse. Comment fixer la frontière, le juste milieu entre ces deux extrêmes ? C’est malaisé en effet, et chaque démocratie authentique doit trouver sa voie propre, celle qui répond le mieux à sa culture, à son histoire. Nulle recette universelle en la matière. 

M. Vance semble supposer que la liberté d’expression doit l’emporter sur toute autre liberté, toute autre valeur. Or c’est une vue de l’esprit, péremptoire, démentie par l’expérience, dangereuse pour la démocratie. Tout l’art du droit consiste à tenter de concilier des libertés et des droits différents, parfois contradictoires, et suivant des modalités changeantes, tributaires de l’évolution des mœurs.

La liberté d’expression doit parfois s’effacer devant l’impératif de la tranquillité publique, le péril de la propagation d’un fondamentalisme ouvertement hostile à la démocratie, de la haine raciale ou de l’antisémitisme. Et l’on doit toujours veiller qu’elle ne soit pas manipulée par les plus puissants ou les plus habiles : les dérives des réseaux sociaux l’attestent. 

À quoi servirait cette liberté absolue si elle faisait le jeu de ses ennemis ? La république de Weimar était ouverte et libre, forte d’un peuple cultivé regorgeant de savants, d’écrivains, d’artistes ; elle a sous-estimé, et n’a pu su se défendre contre, le démon intérieur du nazisme et s’est effondrée comme un château de cartes.  

Vox populi, vox dei ?

M. Vance se targue de croire en l’homme, et nous fait reproche de négliger nos concitoyens, voire de les redouter : « si vous craignez vos propres électeurs, l’Amérique ne peut rien faire pour vous ». Cette méfiance supposée à l’égard du peuple serait le ver rongeur de la démocratie européenne, l’indice de son délabrement, de son penchant inavoué pour la dictature des élites. Mais ce mot de « peuple » est trompeur : les citoyens sont divers et changeants ; ils ont des buts, des opinions contradictoires, et bien souvent confuses ; chacun voit midi à sa porte, tend à négliger les intérêts de son voisin, à en minimiser la portée et le bien fondé. D’un autre côté, cette diversité est une richesse, établit et justifie la société et le but de la démocratie est d’en tirer le meilleur parti possible.

Si les citoyens étaient unanimes, l’art politique serait aisé, voire inutile : il suffirait de suivre un peuple soudé par une même pensée, un même dessein. Le contraire est vrai : les intérêts se heurtent, les ressources sont bornées et chacun en veut la plus grande part, les avis diffèrent : il faut apaiser les dissensions, trancher au terme de maints compromis. Seuls les démagogues font du peuple un tout uniforme, prétendent l’incarner et cela à seule fin de discréditer et d’abattre leurs rivaux. Et cette méfiance raisonnée, lucide est aussi nécessaire que cette foi. La démocratie attache un grand prix non seulement à l’instruction, mais encore à l’éducation et aux lois. Pourquoi cela ? Si l’homme était né bon, l’éducation et les lois seraient inutiles ou dangereuses ; et s’il était irrémédiablement mauvais, elles ne seraient qu’un voile stérile. Il faut donc avoir foi en l’homme, mais sans aveuglement, tout en sachant le mal qu’il peut faire sitôt que son pouvoir est sans frein. La démocratie fait le pari de trouver ce juste équilibre entre doute et foi, liberté et contrainte ; son succès en dépend. 

La pluralité des valeurs en démocratie 

M. Vance reproche à l’Europe d’ignorer ce qu’elle prétend vouloir défendre, de ne pas avoir une valeur commune, partagée pour la guider. Il n’a peut-être pas tort. Mais l’Europe diffère-t-elle là-dessus des États-Unis ou de tout autre Etat ? Il serait miraculeux que cinq cents millions de citoyens, de culture, de langue, de religion si diverses partagent tous les mêmes aspirations. Et je ne connais guère d’être humain qui n’en ait plusieurs, souvent contradictoires, et qui n’en ait changé au cours d’une vie. Au reste, est-ce un travers si criant ? L’ordre de la politique diffère de celui de la foi ou de la morale ; un régime qui marcherait de concert dans une seule direction n’est-il pas plus blâmable, et dangereux, qu’une société qui débat, s’interroge, délibère sur ses fins, réexamine et amende ses vues au gré des leçons de l’expérience, de ses déconvenues, des découvertes de la science, des enseignements des humanités ?

La seule chose qu’une démocratie doit, me semble-t-il, révérer, et travailler à raffermir, est une quête honnête de la vérité, fondée sur le doute, l’expérience, la réflexion critique. Or de cette humble exigence de vérité, M. Vance semble faire bien peu de cas. Les quelques exemples qu’il allègue pour condamner les infractions à la liberté d’expression en Europe sont tronqués, travestis, dénués de tout contexte. Il vitupère, par exemple, contre la loi écossaise qui, dit-il, interdirait et punirait sévèrement toute prière à proximité d’une clinique pratiquant l’avortement. Or le gouvernement écossais se borne à déconseiller le déploiement de manifestations anti-avortement de nature à troubler l’ordre public et le travail des médecins. Car la liberté de protester, dont M. Vance se fait le thuriféraire, n’est pas illimitée ; elle ne peut aller jusqu’à justifier le harcèlement, l’intimidation et la perturbation d’un service public aussi vital que l’hôpital. Et il va de soi – mais M. Vance se garde de le dire – e que les adversaires de l’avortement ont toute liberté de s’exprimer en Écosse[1]. Ajoutons qu’il y a quelque indécence à s’offusquer de ces limitations tout en taisant l’extermination de toute opposition politique en Russie… 

Fragilité des démocraties 

M. Vance conclut sa diatribe, et pense sans doute nous porter l’estocade, en disant qu’une démocratie qui se prémunit si bien, avec tant de hâte et de zèle, contre la désinformation doit être fragile. Nos lois, l’excès de nos précautions, seraient un aveu de faiblesse. Il désavoue ainsi, à mots couverts, l’annulation de l’élection présidentielle roumaine sur le fondement de « vagues soupçons » d’une campagne de désinformation russe et ajoute : « si votre démocratie peut être détruite avec quelques centaines de milliers de dollars de publicité numérique provenant d’un pays étranger, alors c’est qu’elle n’était pas très solide au départ » ; et puis encore : « si la démocratie américaine peut survivre à dix ans de réprimandes de Greta Thunberg, vous pouvez survivre à quelques mois d’Elon Musk ». L’humour entend blesser notre amour-propre et ébranler nos convictions.  

M. Vance a raison à son insu : la démocratie est fragile en effet ; mais cette fragilité n’est point une tare honteuse ; c’est la conséquence de sa subtilité, de sa complexité, de sa sophistication ; ses institutions, ses lois s’édifient avec peine, nécessitent beaucoup de soins, de réflexion, de dialogue ; c’est une œuvre de longue haleine, inlassablement remise en cause. Cette fragilité augmente son prix ; elle justifie qu’on la chérisse, qu’on s’applique à la fortifier, et non qu’on la dédaigne comme un monstre chétif et difforme. 

M. Vance évoque la célèbre parole biblique, que le pape Jean-Paul II aimait à citer : « N’ayez pas peur ». Étrange référence, si déplacée qu’on a de la peine à démêler la provocation de l’ironie ! Outre que M. Vance ne déborde guère de cet esprit de charité et d’amour que le Pape opposait au dessèchement de la défiance et de l’égoïsme, et que le rapprochement du gouvernement Trump avec la dictature poutinienne s’accorde mal avec l’admirable fermeté de Jean-Paul II contre la dictature soviétique, il semble méconnaître que la foi en l’homme n’est pas de même nature que la foi en Dieu ; pour le chrétien, l’homme est créé à la ressemblance de Dieu et la foi qu’on lui porte ne peut être aussi absolue, aussi illimitée que celle qu’on nourrit pour son créateur si l’on a la foi. Cet amalgame abusif porte, au reste, un nom : il s’appelle le péché d’idolâtrie ; et c’est une figure de la barbarie.

[1] Sur le cas écossais, on pourra lire avec profit la judicieuse mise au point d’Eric Heinze, professeur de droit à l’université Queen Mary de Londres, publiée dans The Conversation le 19 février : « Censorhip, Abortion and the Threat Within : What A Free Speech Expert thinks of J.D. Vance’s Remarks to Europe ».