Sur la guerre permanente edit

15 mars 2025

Il est rare qu’un ouvrage présente d’une manière aussi claire, informée et pédagogique la situation géopolitique. En même temps, la date de parution de l’ouvrage (septembre 2024), c’est-à-dire avant l’élection de Donald Trump, permet de prendre la pleine conscience de la catastrophe, pour les États-Unis, les Européens et la démocratie qu’entraînent les premières décisions du nouveau président dans l’ordre international.

Fondé sur sa compétence et son érudition de chercheur au ministère des Affaires étrangères et à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire au ministère des Armées (IRSEM), Jean-Baptiste Jeangène Vilmer analyse les nouvelles formes prises par la guerre depuis les années 1970, mais surtout depuis le début du XXe siècle et la fin de la confrontation relativement réglée entre les deux grandes puissances pendant les années de la guerre froide. Désormais aux « guerres en chaîne » (Raymond Aron) ont succédé les « crises en chaîne » (p. 23) ; aux guerres caractérisées ont succédé les violences incontrôlées ou mal contrôlées.

La conflictualité a augmenté, mais la guerre s’est transformée et nous en avons brutalement pris conscience en 2014 (un siècle après le début de la guerre qui inaugura le suicide de l’Europe). Ces nouvelles caractéristiques annoncées dans l’introduction sont démontrées de manière parfaitement convaincante dans la suite de l’essai.

La guerre est « déspécifique », c’est-à-dire que l’état de guerre ne se distingue plus clairement de l’état de paix. La violence n’est plus concentrée dans certaines activités, guerrières, se déroulant dans un espace et dans un temps précis – dont l’affrontement sur le champ de bataille était l’exemple le plus illustratif. La distinction entre le temps et l’espace de la guerre et de la paix, devenue floue, concerne tous les membres de la société, les militaires mais aussi, et souvent, les civils. Ces derniers sont devenus les victimes et même les acteurs de la violence, car le domaine du militaire s’étend à toutes les dimensions de la vie collective. C’est ce que l’auteur qualifie de « désingularisation » de l’ordre militaire.

Dans ce monde hybride, à la fois guerre et paix, les actes de violence prennent des formes diverses, avec des stratégies multiples. L’auteur qualifie d’« arsenalisation » la mobilisation de tous les instruments de l’entreprise de déstabilisation de la société de l’adversaire : l’économie (l’arrêt des échanges économiques et les sanctions), l’énergie (l’arrêt des oléoducs), la famine (la population ukrainiene du temps de Staline), les réfugiés (attirés par le Biélorussie pour être dirigés vers les frontières de la Pologne ou des pays Baltes), les réfugiés (installés sur leur territoire par les Turcs pour négocier leurs avantages avec les Européens), l’information ( les cyberattaques en vue de peser sur les résultats des élections ou interdire le fonctionnement des hôpitaux, utilisées principalement par les Chinois et les Russes), le droit (l’utilisation politique des organisations internationales, le noyautage de l’Organisation mondiale de la santé ou du  comité de défense des droits de l’homme de l’ONU, présidé par le représentant d’un pays qui les respecte fort peu) ou la santé (politique des vaccins, par exemple) peuvent être concurremment ou successivement mobilisés. Tout peut devenir une arme. Ces ambigüités contribuent à déstabiliser l’adversaire qui peut refuser de voir le caractère guerrier d’actions non militaires selon la définition traditionnelle. C’est en ce sens que la guerre est « permanente », on pourrait ajouter qu’elle est quotidienne.

Les grandes crises qui sont au cœur de l’actualité médiatique et politique – l’Ukraine, Gaza, l’uranium iranien – n’empêchent pas que la menace terroriste, de son côté, également continue à exister et qu’elle est particulièrement dangereuse pour déstabiliser des démocraties affaiblies par leur délitement interne et la solidarité d’une partie de l’opinion publique avec les ennemis de l’ordre démocratique. De nombreux complots ont été déjoués récemment grâce au progrès des services spéciaux, mais ils n’ont pas la capacité d’éliminer toutes les menaces terroristes, elles aussi dispersées, en reconstitution permanente, difficiles à saisir et permanentes.

Enfin, toutes ces formes nouvelles n’interdisent pas non plus que se déroulent aussi des guerres des plus classiques qui opposent deux armées dont l’une défend son territoire et sa patrie contre un agresseur qui les a envahis sans déclarer de guerre, ce dont le déroulement des combats en Ukraine donne le triste exemple. La guerre « majeure » ou de « haute intensité » que des spécialistes reconnus jugeaient obsolète dans le monde moderne a de beaux restes.

L’ensemble de ces données donne une scène ambigüe, difficile à comprendre et à traiter. J’ajoute que, par ces caractères hybrides et incontrôlées, elles remettent en question tout l’effort pour canaliser la violence ou, au moins, en limiter des formes extrêmes, soit par des organisations internationales (Croix-Rouge, Cour pénale internationale, droit international), et sont contraires aux règles qui tentaient d’« humaniser » la guerre et la violence. Les violences qui ne se présentent plus comme des guerres échappent à toutes les institutions. Il ne peut plus exister de « guerre juste ».

L’essai a été publié en septembre 2024, il a donc été terminé nettement avant l’élection de Donald Trump et on ne peut lire sans accablement l’analyse de l’auteur sur le succès des Ukrainiens. Il prévoyait la victoire militaire des Russes, mais leur défaite politique (p. 123s). Poutine, militairement victorieux, aurait politiquement perdu la guerre. Il n’avait occupé qu’une partie réduite du territoire ukrainien ; ces derniers s’étaient rapprochés de l’OTAN comme de l’Union européenne ; le pays agressé, loin de se décomposer, était plus uni que jamais autour d’un chef charismatique. Moscou perdait sa zone tampon. La Finlande et la Suède, jusque-là réticentes, avaient rejoint l’OTAN qu’on jugeait avant l’agression russe en état de « mort cérébrale » et qui, à la suite de l’agression, avait retrouvé le sens de son existence et de son action.   Les pays européens, y compris l’Allemagne, se préparaient à développer à nouveau leur économie d’armement. Poutine avait multiplié ses ennemis intérieurs, la guerre menaçait son pouvoir sur la Russie.

Si ces analyses sont justes, la politique annoncée par Donald Trump peu de temps après apparaît dramatiquement insensée puisqu’avant même toute négociation, il a déjà accepté toutes les conséquences politiques de la victoire militaire de l’agresseur. Il faut mesurer l’abîme où nous conduit cette politique et la responsabilité du président américain, que révèle, par la date de son écriture, cet essai instructif.

Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, Le Réveil stratégique. Essai sur la guerre permanente, Seuil, coll. « Le compte à rebours », septembre 2024.