Faut-il s’inquiéter de l’expansionnisme turc? edit
Le président Trump n’est pas seul à énoncer des revendications territoriales : la Russie fait de même dans l’ex-espace soviétique et pas seulement en Ukraine. Mais notre propos est ici de relater les ambitions et les actions d’un autre voisin de l’UE, la Turquie. Non contente de persister dans l’occupation de Chypre depuis plus de cinquante ans, elle a récemment étendu ses interventions en Syrie, en Irak et en Libye, assorties d’un discours ouvertement expansionniste. Dans le contexte d’une aggravation de l’insécurité aux périphéries de l’Europe, quelle importance donner à ces initiatives?
Les composantes de l’expansionnisme turc
Le président Recep Tayyip Erdoğan s’est doté d’une idéologie expansionniste puisée dans trois composantes différentes, sinon opposées : la nostalgie impériale ottomane, le nationalisme hérité de la période kémaliste, et l’islamisme. Comme sa politique agressive lui procure des voix, Erdoğan a intérêt à la poursuivre, au moins pour consolider sa base électorale, qu’elle soit islamiste, nationaliste ou les deux à la fois.
En politique étrangère, il est tentant de relativiser le poids de l’idéologie : on espère souvent qu’une fois arrivés au pouvoir, les radicaux vont s’adapter aux réalités en renonçant à leurs postures électoralistes. À Washington, où on ne pouvait croire que la Turquie se priverait des avantages de quatre décennies d’alliance occidentale, il était bien commode de prendre Erdoğan pour un modéré, voire un opportuniste, en dépit de signes convergents qu’il était resté un islamiste fervent. En contestant les traités déjà signés (celui de Lausanne qui définit les frontières de la Turquie et le traité de non-prolifération nucléaire), il apporte sa contribution à la déstabilisation d’une région qui n’en a vraiment pas besoin. En accompagnant ses discours belliqueux d’investissements militaires massifs, alors que sa sécurité est assurée par l’OTAN, il cherche à réduire celle de ses voisins et par extension celle de l’Union européenne.
Dans la mesure de ses moyens, le gouvernement turc s’estime fondé à poursuivre cette approche et à rechercher des appuis en dehors du camp occidental, dans des pays qui partagent ses vues, qu’ils soient ou non islamistes. Cela fait de sa politique étrangère un produit fondamentalement révisionniste, comme celles de la Hongrie ou de l’Allemagne dans les années 1930.
La Turquie veut développer une «weltpolititik » avec le désir bien affirmé d’y valoriser son islmamisme militant. Elle y montre un intérêt particulier pour le Pakistan en tant qu’acteur majeur dans le « nuclear black market » et le « nuclear smuggling », qui a bien aidé la Corée du nord. Comme les mollahs iraniens, les religieux turcs justifient la mise au point d’une « bombe islamique » en invoquant le « danger sioniste ». La Turquie, qui doit réduire sa dépendance énergétique, veut se doter de trois centrales nucléaires, dont celle d’Akkuyu en cours de construction sous contrôle russe. Des interrogations persistent sur son utilisation du plutonium des fonds de cuve.
À l’OTAN, Erdoğan espère autant de passivité du nouveau Secrétaire général Mark Rutte que de son prédécesseur. En exploitant la règle de l’unanimité, il va donc rester dans l’Alliance pour bloquer les relations avec l’UE et Israël, ou agir en cheval de Troie au service de la Russie. Afin de réduire sa capacité de nuisance, des mesures de mise en quarantaine ont été proposées. Mais ceux qui s’y opposent estiment qu’une Turquie hors OTAN serait encore plus nuisible à l’Alliance, si elle rejoignait explicitement le groupe des puissances hostiles à l’Occident.
Une puissance moyenne qui entend d’abord s’affirmer dans son espace régional
Avec Israël, Erdoğan a systématiquement détérioré une relation qui avait été élevée au rang de partenariat stratégique dans les années 1990. Depuis que la guerre ravage la zone de Gaza, il multiplie les déclarations belliqueuses. L’activisme pseudo-humanitaire turc, la menace d’envahir directement Israël, de « libérer Jérusalem des juifs » sont-ils seulement une affaire d’idéologie ? Le vide créé après la chute du régime Assad va-t-il déboucher sur un affrontement direct ou un partage implicite de la Syrie?
En apparence, Erdoğan serait le grand vainqueur de la chute de la maison Assad. Militairement, il est en position de force pour conquérir le nord de la Syrie. Politiquement c’est moins évident : le vrai gagnant serait Israël, qui a affaibli l’axe de la résistance et veut en recueillir les fruits et pas seulement au Golan.
Après avoir cru que les Frères musulmans prendraient le pouvoir à Damas, la Turquie s’est polarisée sur le nord, où les Kurdes syriens ont créé la région autonome du Rojava, un casus belli pour Ankara qui les prétend soumis au PKK. Erdoğan ayant repris la politique anti-kurde de ses prédécesseurs, l’élimination des autonomistes est devenue son obsession. En dépit des réticences de Washington et des Européens, la Turquie a mené trois offensives en Syrie et pris le contrôle direct de 9000 km² de zones de sécurité de l’autre côté de sa frontière. Elle veut maintenant éliminer les Kurdes par la poursuite du nettoyage ethnique déjà effectué à Afrin.
La question kurde hante la Turquie depuis la fondation de la république. Comme le Royaume-Uni avec l’Irlande au XIXe siècle, elle s’est montrée assez forte pour réprimer, mais incapable de trouver une solution à un problème qui n’a fait que prendre de l’importance. En s’opposant à l’octroi de droits culturels et régionaux, le gouvernement d’Ankara a cru éliminer les aspirations des Kurdes. Mais chaque fois qu’ils ont pu s’exprimer librement, ceux-ci ont donné de larges majorités aux autonomistes. Face aux islamistes, les Kurdes représentent aussi un pôle de résistance en raison de leur sécularisme et de leur progressisme social. C’est pour cela qu’ils sont perçus comme une menace à la fois par les traditionnalistes et les nationalistes.
En Libye, la Turquie a vu dans la chute de Kadhafi une opportunité de pousser ses alliés islamistes. Dans le chaos qui a suivi, elle est allée jusqu’à intervenir directement en appui au gouvernement de Tripoli, en lui apportant un appui militaire, en violation de l’embargo sur les armes décrété par l’ONU. Cette politique aventureuse, qui avait aussi pour objectif de créer des difficultés supplémentaires à l’Egypte, en lutte contre les Frères musulmans, est aussi un moyen d’obtenir des concessions pétrolières et d’étendre la ZEE turque en Méditerranée centrale.
Avec Bakou, Ankara n’a pas ménagé son appui, qui s’est révélé très efficace dans la conquête du Karabagh. Sa politique agressive a produit un résultat concret qui devrait faire réfléchir ses voisins. Sévèrement battus, les Arméniens ont dû se résigner à un nettoyage ethnique de plus au bénéfice des turcophones : 120 000 déplacés dans un silence assourdissant qui contraste avec le tapage autour de Gaza.
Ainsi la Turquie occupe-t-elle déjà plusieurs zones en dehors de son territoire, à Chypre, dans le nord de la Syrie et de l’Irak où elle fait la chasse aux Kurdes, tout cela sans grandes protestations de la communauté internationale, ce qui l’encourage à redéfinir ses frontières à son profit.
L’Union européenne au défi
Les relations avec l’UE couvrent un vaste domaine, bien analysé dans les rapports annuels de la Commission et du Service européen d'action extérieure (SEAE), où l’état de rapprochement avec l’UE est qualifié de « early stage of preparation », « moderately prepared », « making some progress», alors que les éditions précédentes indiquaient plus clairement que « Turkey is backsliding » (Türkiye 2024 Report, SWD (2024) 696 final du 30 octobre 2024). Ouvertement révisionniste dans sa rhétorique et agressif dans ses actes, le projet géopolitique turc est incompatible avec celui de l’UE, dont la raison d’être est le respect des traités et le recours à la négociation. D’après le rapport annuel, le degré d’alignement de la politique étrangère turque avec celle de l’UE est minimal : 5% en 2024, en recul par rapport à 2023 (9%).
Ankara entretient des relations de voisinage exécrables avec plusieurs Etats membres et mène une politique transactionnelle sur des politiques très sensibles pour l’UE, notamment la gestion des migrations et la lutte anti-terroriste. En raison de ses divisions, Bruxelles tarde à prendre des positions fermes. Une occasion a été manquée en 2020, quand les incidents se sont multipliés en Méditerranée. Si la diplomatie de la canonnière d’Erdoğan s’est un peu calmée, il peut la reprendre à tout moment.
Il veut maintenant une division définitive de Chypre en deux États, en contradiction avec les résolutions des Nations unies. Certes, la Turquie a les moyens de financer indéfiniment son « joke state » du nord, mais son attitude l’a mise dans une impasse. Au refus turc d’adhérer à l’UNCLOS (la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, ratifiée par 170 pays), s’ajoute maintenant le soutien aux élucubrations de ses amiraux à la retraite, une extension de la zone économique exclusive turque à 470000 km², inacceptable pour les autres riverains de la Méditerranée.
Appuyée sur une diplomatie de la canonnière, bousculant les navires de prospection des compagnies opérant dans la légalité, faisant escorter les siens par sa marine de guerre, la Turquie perturbe les recherches de ses voisins. En juillet 2024, deux navires de guerre turcs ont harcelé un navire italien, qui travaillait sur la connexion électrique Chypre-Crète-Grèce (900 km). L’envoi du navire de prospection turc Oruç Reis en Somalie serait-il un signe d’apaisement ?
Si cette politique suscite une forte adhésion, pour autant que le public turc en comprenne les enjeux, elle a jusqu’à présent produit suffisamment d’inconvénients pour qu’un gouvernement soucieux de l’intérêt national et de sa sécurité énergétique y mette fin. Mais ce n’est pas de cette manière que fonctionnent Erdoğan et l’AKP, qui veulent avant tout alimenter leur propagande.
En Europe occidentale, à la différence de ses prédécesseurs, qui n’accordaient pas beaucoup d’attention au destin des Turcs émigrés, Erdoğan mène une politique systématique d’encadrement de ces populations, dont il recueille le bénéfice électoral, au point que les pays d’accueil commencent à s’interroger sur leur loyauté. En qualifiant leur intégration de « crime contre l’humanité », il reprend la propagande des Frères musulmans. La France est particulièrement visée : elle subit les tentatives de manipulation de la diaspora, des opérations violentes des services secrets turcs (MIT) contre des représentants kurdes et des brutalités des Loups gris contre la communauté arménienne.
En union douanière avec l’UE, la Turquie est son cinquième partenaire commercial, avec un total des échanges de plus de 200 milliards d’euros, mais elle refuse d’aligner ses pratiques commerciales, en s’opposant aux sanctions contre la Russie. Par ailleurs, des questions émergent sur l’union douanière elle-même : si les multinationales y trouvent leur compte en délocalisant des activités qui bénéficient du bas coût de la main d’œuvre turque et de la dépréciation de la livre, cela aurait des effets négatifs sur l’emploi en Europe. Faut-il continuer à offrir cet avantage à la Turquie, éventuellement au détriment d’autres pays méditerranéens dont le comportement politique est plus amical ? À moins d’une étude approfondie, il est difficile de répondre à cette question. En 2020, quand la Grèce et Chypre l’ont posée ouvertement, elle a été écartée au nom de la politique pro-business défendue par l’Allemagne d’Angela Merkel.
Les gouvernements européens gardent le souvenir de la crise migratoire de 2015. Erdoğan été l’un des premiers à comprendre tout le parti qu’il pourrait tirer de leurs craintes. Bien que l’accord négocié avec la chancelière allemande ait apporté des aides massives à la Turquie (près de 10 milliards d’euros depuis 2011), il a lancé des migrants manipulés contre la Grèce et est accusée d’avoir utilisé l’argent européen pour financer ses milices. La Turquie serait-elle un « state sponsor of terrorism ? » Son soutien au Hamas est sans ambigüité. Afin de satisfaire sa phobie anti-kurde, elle s’est rapprochée des groupes djihadistes opérant en Syrie et en Irak depuis 2011. S’ils tombent au pouvoir des Turcs, les vétérans de Daesh actuellement détenus par les Kurdes syriens seront-ils une nouvelle arme de chantage contre l’UE ?
À court terme, il n’est pas douteux qu’une politique de fermeté est nécessaire pour obliger la Turquie à se comporter comme un voisin convenable. Cela peut aller assez loin dans la confrontation, mais l’UE n’a pas le choix : elle doit se faire respecter, ne serait-ce que pour avancer vers des relations plus équilibrées.
La politique pro-business suivie dans les années 2010 était un moyen d’assurer le consensus entre les Etats membres et de faire de bonnes affaires. Mais elle a en grande partie fait l’impasse sur des contraintes géopolitiques qui sont revenues au premier plan avec les crises migratoires, la dépendance énergétique et la lutte contre le changement climatique.
Dans un contexte devenu très concurrentiel, l’Europe est maintenant confrontée à une recomposition de son voisinage pour lequel elle ne dispose pas d’instruments adéquats. La dépendance étant devenue réciproque, il est indispensable de trouver des solutions : du fait de l’occupation de Chypre, du chantage migratoire et des ingérences dans la diaspora turque en Europe, la Turquie n’est pas un pays lointain dont on peut tolérer les écarts. Mais elle reste un partenaire important en vue de préparer l’après Erdoğan.
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