Iran: le retour du nationalisme edit

23 octobre 2024

La République islamique d’Iran se sait en danger, avec l’usure de quarante-cinq ans de pouvoir, une crise économique sans précédent, des révoltes incessantes, et de profondes divisions politiques. L’inefficacité de la répression semble avoir contraint le Guide suprême Ali Khamenei à permettre en juin 2024 l’élection de Massoud Pezeshkian, un président réformateur, au moment où la guerre menée par Israël en Palestine et au Liban imposait de faire de nouveaux choix stratégiques. La survie du régime islamique est en effet aujourd’hui liée à l’avenir de l’État iranien, comme ce fut le cas en 2003 et surtout en 2015 quand l’Iran avait accepté des compromis sur son programme nucléaire en donnant la priorité à la « défense des intérêts nationaux », pour trouver un consensus politique minimal en valorisant le nationalisme partagé par tous les Iraniens. L’enjeu stratégique actuel est la place de l’Iran, et donc de son régime politique, dans la recomposition du Moyen-Orient après la guerre.

L’échec de la renaissance nationale après 2015

Le nouveau gouvernement réformateur de Massoud Pezeshkian et de son vice-président Djavad Zarif a pour priorité la levée des sanctions américaines, ce qui suppose de changer de stratégie internationale, sans pour autant renier les alliances et le passé de la République islamique. Un élément décisif serait un retour à l’Accord sur le nucléaire (JCPOA) du 14 juillet 2015 entre l’Iran et les plus grandes puissances mondiales – en fait entre Hassan Ruhani et Barak Obama. Cet accord fut une vraie révolution pour les Iraniens qui voyaient l’ouverture économique comme le prélude de changements politiques profonds. Cette perspective de renaissance d’un Iran plus national qu’islamique avait été brisée par Donald Trump le 8 mai 2018 à la satisfaction d’Israël qui craignait moins la menace nucléaire iranienne que l’émergence d’une puissance régionale capable de contester efficacement sa politique en Palestine.

La République islamique est alors retombée dans son passé avec la relance de son programme nucléaire, une crise économique sans précédent qui écrase et désespère la nouvelle classe moyenne, et le retour au pouvoir des factions les plus conservatrices. Les révoltes populaires se sont multipliées, mais sans autre réponse du régime islamique enfermé dans son idéologie qu’une répression aveugle. En 2021, l’abstention fut massive lors de l’élection à la présidence d’Ebrahim Raïssi, un religieux technocrate proche du Guide. À cette situation intérieure dramatique est venue s’ajouter la guerre contre Daesh en Irak et en Syrie qui renforçait la puissance des Gardiens de la Révolution, et de l’archipel de milices, de groupes ethniques ou religieux, de « proxies », dans les pays voisins, contre Israël (Hezbollah, Djihad Islamique, Hamas) ou contre l’Arabie Saoudite (Houthis du Yémen).

Le conflit avec l’Arabie saoudite était en passe de passer à la guerre après le bombardement le 14 septembre 2019 des raffineries de pétrole saoudiennes, et surtout après la signature des Accords d’Abraham parrainés par Donald Trump (20 septembre 2020). Cette normalisation des relations entre Israël et certains État musulmans dont les Émirats arabes unis et Bahreïn, confirmait la volonté américano-israélienne de réorganiser le Moyen-Orient autour d’un rapprochement entre Israël et les monarchies arabes. Une alliance clairement dirigée contre la République islamique d’Iran, isolée et dans l’impasse.

La Chine impose une nouvelle stratégie régionale

À la surprise générale, le 10 mars 2023, Beijing, principal client de l’Iran et de l’Arabie Saoudite, imposa aux deux rivaux du golfe Persique de normaliser leurs relations. Ce fut un tournant dans la géopolitique du Moyen-Orient car la République islamique était contrainte de prendre ses distances avec son passé idéologique et ses ambitions au Proche-Orient. Pour être capable de faire face à l’Arabie Saoudite en pleine mutation, Téhéran devait au plus vite se donner les moyens de devenir une puissance régionale et de prendre ses distances avec son passé, avec ses « proxies ». Cette coexistence pacifique des deux principales puissances du Moyen-Orient était aussi une alternative au projet au projet israélo-américain initié par les Accords d’Abraham. Un retour à 1973 quand Richard Nixon soutenait les deux « gendarmes du Golfe » face à l’URSS.

Cette politique privilégiant les enjeux nationaux n’était pas nouvelle. Elle avait déjà été appliquée avec l’appui du Guide par les gouvernements de Hassan Ruhani et surtout d’Ebrahim Raïssi qui avait multiplié les visites dans les 15 États frontaliers de l’Iran. Les factions radicales et les Gardiens de la Révolution qui soutenaient leur « proxies » étaient opposés à ce recentrage national d’autant plus que des négociations indirectes avec les États-Unis avaient été initiés dès 2021 pour obtenir la levée des sanctions et atténuer la crise économique. En août 2022, un accord était sur le point d’être signé, mais il fut bloqué à la dernière minute par les lobbies conservateurs au sein du Bureau du Guide. La mort tragique de Mahsa Amini le 16 septembre 2022 n’était pas un hasard et s’inscrivait dans ce contexte de renforcement des factions islamistes radicales, opposées à tout éloignement de la politique révolutionnaire de 1979.

Malgré cette opposition, le rapprochement avec l’Arabie Saoudite fut confirmé. Le changement de stratégie était difficile car il fallait trouver une porte de sortie militaire, politique et économique aux divers proxies soutenus par les deux pays et par ailleurs imposer rapidement une solution juste et durable à la « question palestinienne » dont l’absence de règlement rendrait illusoire tout projet de rapprochement entre les pays de « l’Axe de la résistance » à Israël et les monarchies pétrolières.

Malgré l’attaque du Hamas et les répliques d’Israël, l’Iran maintient son objectif national

La perspective de reconnaissance d’Israël par l’Arabie et l’éventualité d’une prise de distance de l’Iran, bouleversaient la politique des alliés forces non étatiques opposées à Israël, même s’il avait été décidé de remettre la Palestine, oubliée depuis des années, au centre de la politique régionale. Le Hezbollah pouvait privilégier ses objectifs nationaux au sein du Liban, mais la situation était différente pour le « Mouvement de la résistance islamique », le Hamas dont la branche armée a brisé les projets de négociation par la violence sans limite de l’attaque du 7 octobre 2023.

La République islamique se trouvait prisonnière de ses contradictions. Sans renier son hostilité idéologique à Israël et aux États-Unis ni son soutien à « l’Axe de la résistance », il lui fallait maintenir sa nouvelle stratégie de défense nationale, de contact avec Washington pour obtenir la levée des sanctions. Tout faire pour ne pas être entraîné dans une guerre qui n’est pas – qui n’est plus – la sienne. L’attitude du Hamas confirmait en outre le fait que les « proxies », créés dans le passé, pouvaient aujourd’hui nuire aux intérêts vitaux, nationaux, de l’Iran. Bien des analystes de la région ont alors prédit que l’Iran antisioniste et champion de l’islam révolutionnaire allait retourner à ses objectifs idéologiques et se lancer dans la guerre. Il n’en a rien été.

Derrière des discours obligés de soutien à la lutte contre Israël, le Guide suprême a confirmé la stratégie de prise de distance d’avec les « proxies » et de repli sur le territoire national pour sauver le régime islamique. De façon paradoxale, l’attaque d’Israël le 13 avril 2024 en riposte au bombardement du consulat iranien de Damas confirme ce changement de stratégie. Au lieu d’utiliser l’arsenal du Hezbollah, ou les milices de Syrie et d’Irak, les 350 drones et missiles ont été lancés depuis le territoire iranien. Cette opération innovante du point de vue technique et militaire avait pour objectif, non pas de faire des victimes, mais de montrer que désormais l’Iran défendrait seul ses intérêts et son territoire, et en avait les moyens, même contre une puissance nucléaire. La République islamique montrait qu’elle n’était pas dans une impasse et confirmait son exigence d’être reconnue dès maintenant comme puissance régionale.

Qui peut soutenir le gouvernement réformateur de Massoud Pezeshkian?

Lors de l’Assemblée générale de l’ONU en septembre 2024, le président Pezeshkian a confirmé sans ambiguïté sa volonté d’ouvrir des négociations sans restriction pour assurer la stabilité de la région et obtenir la levée des sanctions américaines. À la demande des États-Unis, il n’avait pas répliqué immédiatement à l’assassinat à Téhéran le 31 juillet du leader du Hamas Ismaïl Haniyeh, pour ne pas bloquer un éventuel cessez-le-feu à Gaza. Les attaques israéliennes visant directement l’Iran, et dont l’objectif stratégique semble être de pousser la République islamique dans la guerre afin d’obtenir l’appui américain, ont atteint un niveau inédit avec les attaques massives contre le Hezbollah et l’assassinat de Hassan Nasrallah le 27 septembre. La République islamique ne pouvait plus ne pas répliquer, pour confirmer son soutien politique aux Palestiniens et ne pas perdre la face. La riposte du 1er octobre 2024 avec 180 missiles fut cependant moins massive qu’annoncée, pour ne pas donner des arguments à Israël pour répliquer et être contraint de solliciter à nouveau ses proxies dans le cadre d’un conflit de grande ampleur qui ruinerait ses ambitions.

Pour que les choses soient claires, le Guide Ali Khamenei a exceptionnellement dirigé la prière du vendredi 4 octobre à Téhéran. Il tenait une arme à la main, selon la tradition de l’islam chiite révolutionnaire, pour affirmer son hostilité à Israël. Il a fait ensuite l’éloge des combattants du Hamas et du Hezbollah affaiblis par les attaques israéliennes, mais a déclaré qu’ils étaient assez forts pour mener seuls leur combat. Désormais l’Iran ne compte plus sur ses proxies, s’éloigne du Proche-Orient et se replie sur son territoire, face à l’Arabie Saoudite. Une politique crédible quand on sait la force des factions radicales en Iran et la solidarité des Européens et Américains avec Israël ?

Désormais la République islamique et Israël se font face sans intermédiaires. Aucun des deux États, distants de plus de 1000 kilomètres, ne peut espérer une victoire militaire. Le conflit est d’abord politique. L’Iran n’a ni la volonté ni les moyens d’affronter militairement Israël mais estime qu’en raison de la brutalité de la guerre à Gaza et au Liban l’État hébreu perdra le soutien sans faille des Occidentaux et sera contraint – avec le temps – d’accepter une solution durable à la question palestinienne. En Israël on estime au contraire que des opérations militaires massives pourraient « libérer » les Iraniens et renverser la République islamique fragilisée par l’opposition de la majorité de la population et par la perte de ses « proxies ». Ce scénario est soutenu par l’opposition royaliste en exil, mais dénoncé depuis sa prison par Narges Mohammadi, prix Nobel de la Paix qui dénonce une guerre dont la population iranienne serait la première victime. Un conflit ouvert donnerait en effet tous les pouvoirs aux factions les plus radicales, provoquant une anarchie par l’effet conjugué de la guerre, de la répression et de l’incapacité d’une République islamique à répondre au désespoir, aux ambitions d’ouverture et aux révoltes de la population. L’idée qu’un retour des ambitions nationalistes pourrait faire consensus est illusoire car l’idéologie dominante n’est plus celle de la Révolution islamique de 1979, ni le nationalisme celui de la guerre Irak-Iran.

L’Iran se trouve aujourd’hui dans une situation comparable à celle de 2015 quand les États-Unis hésitaient encore à signer un Accord sur le nucléaire avec le gouvernement modéré de Hassan Rouhani. La République islamique avait alors été amenée à faire le choix d’une stratégie plus nationale qu’idéologique, plus diplomatique que militaire, dans l’espoir d’une levée des sanctions américaines et d’une normalisation des relations avec l’Arabie et les monarchies arabes.

Avec la guerre, il est peu probable que les États-Unis aient la volonté, ou la capacité, de répondre à la demande de Mahmoud Pezeshkian, mais un nouveau rapport de force pourrait être imposé par l’Arabie Saoudite et les pays arabes dont l’opinion publique n’admet pas l’hybris militaire d’Israël à Gaza et au Liban. Tournant le dos à une alliance anti-iranienne, un rapprochement des monarchies pétrolières avec l’Iran, avec l’appui prudent de la Chine, ne serait pas facile, mais pourrait offrir des perspectives plus favorables pour Téhéran que le projet d’un Moyen-Orient dominé par Israël et les États-Unis.