Liban: peut-on croire au changement? edit
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Le Liban a vécu deux événements marquants en l’espace de trente jours. Le premier a été l’élection du général Joseph Aoun à la présidence de la République le 9 janvier 2025, après une période de vacance présidentielle de plus de deux ans. Le second a eu lieu le 8 février 2025, lorsque le président du Conseil des ministers, Nawaf Salam, a constitué son gouvernement, moins d’un mois après sa nomination. Ces deux événements, en lien avec d’importants changements tant au niveau local que régional, suscitent des réactions variées au sein du pays, allant d’un optimisme fort quant à l’émergence d’une ère de stabilité et de prospérité, à une attitude plus prudente sur les chances de succès de cette période, et même à un pessimisme concernant la possibilité d’un véritable changement, au regard des expériences passées.
Face à ces différentes réactions, deux axes de réflexion peuvent être explorés pour développer une vision objective et pragmatique de la situation locale. Le premier axe se concentre sur les facteurs externes, leur impact interne et leurs conséquences actuelles. Le second axe examine les attentes qui en découlent.
Les facteurs externes
Les événements survenus le 7 octobre 2023, suivis des affrontements militaires entre le Hamas et l’armée israélienne à Gaza, ont marqué le début d’une nouvelle phase dans la région. L’équilibre militaire, établi par l’Iran et ses alliés au sein de ce qu’on appelle « l’Axe de la Résistance », qui avait dominé le paysage politique et sécuritaire pendant un certain temps – malgré les frappes israéliennes ciblant les installations des Gardiens de la Révolution iranienne et de leurs milices en Syrie depuis 2013 – a commencé à se déstabiliser avec l’engagement du Hezbollah dans le conflit depuis le sud du Liban, sous le prétexte de « soutenir Gaza », en liant le cessez-le-feu avec Israël à la fin des hostilités à Gaza. Cet équilibre déjà précaire a été davantage fragilisé par l’implication des Houthis yéménites, qui ont mené des opérations militaires en mer Rouge contre des navires liés à Israël et ont lancé des missiles et des drones vers le pays. Les États-Unis et le Royaume-Uni ont directement participé au conflit en déployant des forces navales en mer Rouge pour garantir la liberté de navigation, tout en repoussant efficacement les attaques de missiles houthis contre Israël, ainsi que les frappes iraniennes ultérieures, et en ciblant de nombreux sites militaires houthis au Yémen. En avril 2023, à la suite d’une frappe israélienne sur l’ambassade iranienne à Damas, une confrontation militaire directe, bien que limitée, a débuté entre l’Iran et Israël, marquée par des échanges de frappes de missiles.
Cependant, l’escalade des combats entre Israël et le Hezbollah a élargi le champ des frappes aériennes à travers le pays, entraînant l’élimination des dirigeants et la destruction des infrastructures du Hezbollah, ainsi que d’importantes pertes humaines et matérielles notamment dans le Sud, la banlieue sud de Beyrouth, la Bekaa et d’autres régions, en plus d’une invasion terrestre israélienne des zones frontalières. L’accord de cessez-le-feu entre le Hezbollah et l’Armée israélienne, entré en vigueur le 27 novembre 2024 sous l’égide des États-Unis et de la France, a rompu les liens du Hezbollah avec le front de Gaza et a plongé le Liban dans une nouvelle phase pleine de défis. Parmi les dispositions de cet accord figuraient, en plus de la cessation des hostilités, le retrait du Hezbollah au nord du fleuve Litani, le déploiement de l’Armée libanaise à la frontière avec Israël, la mise en œuvre de la résolution 1701, le démantèlement des installations militaires non autorisées liées à la fabrication d’armes au Liban, la confiscation des armes non autorisées au sud du Litani, et la prévention du réarmement du Hezbollah ou du financement de ses opérations. Les États-Unis jouent un rôle clé dans la mise en œuvre de cet accord et dans la garantie de la stabilité régionale. Il est indéniable que ces événements ont eu un impact significatif sur le rôle militaire et politique du Hezbollah au Liban, affaiblissant son influence et, par conséquent, celle du tandem chiite. Le slogan « Peuple-Armée-Résistance » semble désormais obsolète, et le retrait des armes du Hezbollah au nord du fleuve Litani soulève des questions légitimes sur la nécessité de maintenir ces armes, alors que l’Armée libanaise a repris les lignes de confrontation directe avec Israël.
Ces développements s’accompagnent d’une incertitude quant à la position iranienne face aux pertes du Hezbollah et à l’affaiblissement de l’Axe de la Résistance. Il reste à déterminer si les autorités iraniennes recommenceront à fournir des armes au parti et à financer la reconstruction des zones historiquement considérées comme le bastion du Hezbollah, non seulement en raison de la grave crise économique que traverse l’Iran, marquée par une faible croissance, une dévaluation de la monnaie nationale, une corruption croissante et l’absence de politiques économiques efficaces – dans un contexte où les sanctions internationales continuent d’affecter le pays – mais aussi en ce qui concerne la viabilité de continuer à soutenir l’Axe de la Résistance à la lumière des résultats de la guerre à Gaza, au Liban et au Yémen, ainsi que de la perte de son principal allié dans la région, le régime baasiste en Syrie. En réalité, la politique iranienne semble désormais s’orienter vers une ouverture accrue envers les gouvernements occidentaux dans le but de lever les sanctions, ce qui pourrait entraîner un changement significatif dans la stratégie étrangère de l’Iran.
Ensuite, l’effondrement du régime baasiste en Syrie a eu lieu le 8 décembre 2024, en raison de plusieurs facteurs, parmi lesquels la perte du soutien militaire du Hezbollah, préoccupé par sa confrontation avec Israël, le retrait de nombreux avions militaires russes en raison de la guerre en Ukraine, les frappes israéliennes sur les sites des Gardiens de la Révolution iranienne et de leurs alliés en Syrie, le moral en berne de l’Armée syrienne, épuisée par les conflits successifs, le manque d’équipement, les bas salaires de ses membres, le soutien direct de la Turquie à Hay’at Tahrir al-Sham, qui a remplacé l’ancien régime, ainsi que les effets néfastes des sanctions internationales sur l’économie et la valeur de la monnaie nationale. Toutefois, ce changement sur la scène syrienne soulève de nombreuses questions sur l’évolution des événements et leur impact sur le Liban et les autres pays de la région, et il semble encore prématuré de tirer des conclusions. Malgré le pragmatisme du nouveau régime de Damas dirigé par Ahmed al-Sharaa, qui se manifeste par une distance vis-à-vis de l’extrémisme islamique, une ouverture vers l’Occident et plusieurs pays arabes, une volonté de paix avec Israël, et une non-ingérence dans les affaires libanaises, ainsi que des efforts pour stabiliser la situation en Syrie, il confronte de nombreux défis dont l’élaboration d’une nouvelle constitution, la définition de l’identité religieuse du nouveau régime, la détermination du rôle des différentes composantes de la société syrienne, la résolution de la question kurde et la clarification du rôle de la Turquie en Syrie ; un ensemble de questions épineuses qui nécessitent encore du temps pour être pleinement comprises.
Conséquences internes
Au Liban, certains groupes sunnites se sont réjouis du retour des sunnites au pouvoir en Syrie, estimant que cela pourrait accroître leur influence sur la scène politique locale. De nombreux dirigeants chrétiens et druzes, connus pour leur opposition au régime syrien, voient également cette situation comme une occasion de bâtir un État sans ingérence syrienne. En revanche, le Hezbollah se trouve dans une position délicate, difficile à gérer, surtout avec l’évolution rapide des événements sous la pression des pays arabes et des acteurs internationaux qui cherchent à normaliser la situation au Liban, en tenant compte des résultats des conflits militaires, ainsi que de l’augmentation de la surveillance internationale et arabe sur les activités iraniennes dans la région.
Dans ce contexte, l’élection du général Joseph Aoun à la présidence de la République et la nomination de Nawaf Salam au poste de Premier ministre résultent d’une intervention étrangère significative de la part des États-Unis, de la France et de l’Arabie saoudite. Lors de son discours d’investiture, le nouveau président a présenté les grandes lignes de sa politique, insistant sur la nécessité de respecter la loi, l’indépendance de la justice, le respect de la Constitution, la lutte contre les foyers de violence et le trafic de drogue, la restructuration de l’administration publique, le monopole de l’État sur les armes, la préservation du Pacte national, et l’élaboration d’une politique de défense intégrée visant à mettre fin à l’occupation israélienne, ainsi qu’à relancer l’économie. La déclaration ministérielle a été en accord avec ces orientations, affirmant que la résistance à l’occupation se fait dans le cadre constitutionnel, tout en soulignant l’importance d’étendre l’autorité de l’État sur l’ensemble de son territoire, conformément à la Constitution et aux résolutions internationales, notamment la résolution 1701, et en abordant une politique de défense intégrée dans le cadre d’une stratégie de sécurité nationale, ainsi que des questions de reconstruction et de réformes économiques.
Le discours d’investiture du président et la déclaration ministérielle interviennent à un moment où le pays fait face à deux événements susceptibles de provoquer une grave crise politique interne, pouvant entraver le début de cette nouvelle ère. Le premier événement est l’insistance de l’armée israélienne à maintenir sa présence dans cinq zones stratégiques du Sud du Liban, en contradiction avec l’accord du 27 novembre 2024. Le gouvernement libanais n’aura d’autre choix que de recourir à la diplomatie pour exiger le retrait total des forces israéliennes. Quelle sera alors la réaction du Hezbollah face à cette situation ? Va-t-il revenir à la résistance armée malgré ses difficultés militaires et stratégiques ? Quelles seront les réactions des partis qui s’opposent à un retour à la logique de résistance ? Le second problème concerne les autorités libanaises qui empêchent les avions civils iraniens d’atterrir à l’aéroport international de Beyrouth. Cette décision repose sur deux aspects : d’une part, le respect par le Liban des sanctions internationales contre l’Iran ; d’autre part, la menace israélienne de bombarder l’aéroport de Beyrouth si les avions iraniens sont autorisés à atterrir, sous prétexte qu’ils transportent une aide financière au Hezbollah pour le réhabiliter militairement, en violation de l’accord de cessez-le-feu. Il reste à voir si le Hezbollah se contentera de s’opposer aux actions des autorités libanaises concernant l’aéroport, ou s’il adoptera d’autres méthodes, révélant ainsi le fossé croissant entre ceux qui estiment que l’ère de domination du Hezbollah est révolue et ceux qui croient que le Liban est désormais soumis aux diktats américains et israéliens.
Les attentes
Les signes de division interne, tels que la présence persistante de l’armée israélienne dans certaines régions du sud du Liban et l’interdiction pour l’aviation civile iranienne d’utiliser l’aéroport international de Beyrouth, illustrent la continuité de l’action politique locale, influencée par des calculs partisans et des divergences entre les principaux partis libanais sur les relations régionales et internationales, ainsi que sur la définition de l’identité nationale. Cela se produit malgré des discours souvent similaires sur des thèmes comme la souveraineté, l’état de droit et la lutte contre la corruption.
Il est évident que cette disparité se reflète dans la nouvelle structure gouvernementale, où la plupart des ministres, indépendamment de leurs compétences, représentent leurs affiliations partisanes confessionnelles. Cela pose un risque de paralysie du gouvernement, et l’influence extérieure continuera d’être un facteur déterminant pour initier une ère efficace. Ainsi, des inquiétudes légitimes subsistent quant à la possibilité d’établir des bases solides et durables pour la stabilité. Comment établir de telles bases alors que des questions fondamentales et controversées persistent, souvent évitées, dissimulées ou minimisées, entraînant des doutes constants entre les parties et un climat d’hostilité fluctuante selon les évolutions des équilibres locaux ou régionaux ?
Les expériences de l’histoire contemporaine du Liban montrent clairement que la dépendance du gouvernement à l’égard du soutien extérieur et de certains acteurs internes pour mettre en œuvre ses politiques peut engendrer frustration et sentiment d’injustice chez d’autres acteurs internes, qui pourraient chercher à renverser la situation dès que les conditions le permettent. Cela peut également alimenter un débat interminable sur la conformité de chaque décision ou politique au Pacte national. La sagesse pratique impose donc de suivre le principe qui a toujours permis de sortir des crises au Liban : « ni vainqueur ni vaincu », tout en s’efforçant de maintenir un minimum de stabilité politique et de réformes administratives et judiciaires, notamment en garantissant des droits aux partis les plus influents et en respectant le principe des quotas entre les confessions au sein du pouvoir et des postes publics.
Le seul chemin vers un véritable État démocratique au Liban, bien que long et périlleux, est celui qui promeut une culture démocratique ancrée dans la constitution libanaise. Cette culture doit se concentrer sur le citoyen en tant qu’individu et mettre en lumière l’incapacité du Pacte national à construire un État. Bien que ce Pacte ait eu sa pertinence à un moment donné de l’histoire du pays, il ne peut plus constituer le fondement de son système politique ni de son identité.
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