L’avenir de la Syrie peut-il être démocratique? edit
La chute soudaine de Bachar El-Assad a pris de court l’ensemble des acteurs du conflit. Aussi bien les insurgés que leurs soutiens à l’étranger, sans parler des partisans du régime, dont la structure de force s’est effondrée d’un bloc, tous se retrouvent face à une situation que personne n’avait prévue. Les inquiétudes relatives à l’avenir de la Syrie sont légitimes. Quels scénarios sont possibles et selon quelle probabilité ? Quels espoirs entretenir pour ce pays martyrisé par ses anciens maîtres ? Le scénario d’une démocratisation au moins partielle n’est-il qu’une vaine chimère impossible à réaliser, dans une région où toutes les tentatives de nation building ont échoué ?
Avant toute chose, un diagnostic de la situation sécuritaire est nécessaire. Le coup de boutoir à la dictature est venu de deux zones contrôlées par la Hayat Tahrir al-Sham (HTS ou, en français, l’Organisation de libération du Levant), et l’Armée Nationale Syrienne (ANS). Le premier est une jama’a au passé islamiste, dont le leader a été autrefois proche d’Al-Qaïda, du groupe Al-Zarqaoui et de l’État Islamique, mais qui se dit plus ouvert à la cohabitation avec les nombreuses communautés qui composent la Syrie. Le second est un groupe rebelle soutenu par la Turquie, qui ne laisse pas de doutes quant à sa volonté de réduire le plus possible le territoire tenu par une autre faction de la guerre civile, les Kurdes des Forces Démocratiques Syriennes (FDS).
L’une des surprises majeures des tout derniers jours du conflit a cependant été la résurgence de deux autres groupes dans le sud du pays. L’un, l’Armée Syrienne Libre (ASL), est composé de l’ancienne armée syrienne et n’occupait plus qu’une toute petite parcelle de désert, après s’être approché tout près de Damas en 2016. Il a profité d’un large soutien américain et de bases arrière en Jordanie. Le second, la Salle des Opérations Sud (SOS, ghourfa al-'amaliyyat al-janubiyya), est composé de groupes qui étaient tout simplement entrés en dormance depuis la reprise en main du pouvoir central fin 2018. À l’origine des premiers soulèvements de 2011, cette coalition a surpris par sa capacité à refaire surface subitement et à participer à la prise de la capitale, avec l’ASL.
La carte de la nouvelle situation militaire en Syrie est donc difficile à établir et aucune certitude n’est permise quant aux intensions des uns et des autres, d’autant que les mouvements décrits ne sont pas centralisés, mais sont plutôt des coalitions de pouvoirs très localisés, ne contrôlant parfois pas plus qu’une petite ville et sa campagne. La HTS, à l’origine du coup fatal au régime ba’athiste cherchera-t-elle à imposer un pouvoir sans partage, voire à imposer une version rigoriste de l’islam ? L’ANL s’en prendra-t-elle directement aux forces kurdes pour établir une zone de sécurité à la frontière turque et à empêcher tout appui au mouvement indépendantiste en Anatolie ? Quel territoire et quel niveau d’autonomie les FDS revendiqueront-elles et chercheront-elles à établir un Kurdistan autogouverné et quasi souverain, comme en Irak ? Enfin, quels sont le poids réel et le programme de l’ASL et de la SOS et quelle sera leur attitude envers la HTS et son leader El-Joulani ?
Deux scénarios sont à éviter absolument, pour limiter les dégâts humains envers le peuple syrien, qui vit en état de guerre depuis presque quatorze ans : la monopolisation du pouvoir par l’un de ces groupes ou bien un retour de la guerre civile, avec des acteurs renouvelés. Si ce dernier scénario devait arriver, sans armée centrale encore en mesure de contrôler de vastes parties du territoire, la catastrophe pourrait être absolue et susciter la nostalgie des El-Assad et de l’État Islamique, dont les partisans ne se sont pas évanouis du jour au lendemain. Autre éventualité, la partition d’une Syrie qui n’a jamais été aussi faible géopolitiquement depuis son indépendance acterait les blocages à la mise en place d’un pouvoir central et, sinon démocratique, non autoritaire. Les entités qui en seraient issues, incapables de résister aux ingérences extérieures, deviendraient alors certainement des zones d’influences des pays voisins, voyant là l’occasion de pousser leur agenda et leurs revendications sécuritaires.
Les premiers moments de la prise du pouvoir, le 8 et 9 décembre, semblent indiquer une volonté de conciliation de la part des différentes factions. Une partie du gouvernement de Bachar El-Assad, dont le Premier ministre Al-Jalali, a été maintenue en place quelques jours, afin d’effectuer un transfert de pouvoir en bonne et due forme et permettant d’en « remettre les clefs » à ses nouveaux titulaires. Un message interdisant de pénétrer dans les lieux publics, signalant une volonté de maintenir la continuité de l’État a été diffusé et aucune persécution religieuse flagrante n’a été commise. La plupart des villes ont d’ailleurs été prises sans combats ni massacres et ont accueilli leurs libérateurs dans une certaine liesse populaire (bien qu’il soit difficile de mesurer le degré d’adhésion réel de la population et des élites dirigeantes via ces simples images).
Surtout, les différentes forces d’oppositions ont signé un accord créant le Gouvernement de Transition Syrien, qui déterminera la nature du prochain État syrien. Son chef annoncé est Mohammed al-Bachir, qui gouvernait auparavant la zone contrôlée par la HTS au nord-ouest de la Syrie (sous le titre de Gouvernement de Salut Syrien). On parle d’une période de transition de dix-huit mois pour stabiliser le pays. Le 9 décembre, les membres de ce futur gouvernement ont de plus annoncé une amnistie générale pour les conscrits et les réservistes de l’armée syriennes, à l’exception de ceux dont la participation à des exactions serait démontrée. Cette décision, qui fait suite à la reddition de milliers de soldats de l’Armée Arabe Syrienne de l’ancien régime, est peut-être le prélude d’un ralliement des forces de sécurité au gouvernement de transition. Celles-ci ne seraient alors purgées que de la partie la plus impliquée dans la répression, bien qu’il soit encore trop tôt l’affirmer ou mesurer l’ampleur de la reconversion de ce personnel au savoir-faire irremplaçable pour toute entité politique (et qu’il serait risqué de se mettre à dos unanimement).
Mais quelle forme institutionnelle prendra cette conciliation ? Et quel type de régime en sortira au bout de cette période ? Le risque souligné par une partie de la presse est que les signes d’ouvertures et de tolérance affichés par la HTS aient été un écran de fumée, afin d’imposer une vision radicale de la sharia. L’opération a déjà été entreprise pour les Talibans avant leur retour à Kaboul, par les mêmes sponsors turcs et qatariens. D’autres pointent l’impossibilité de stabiliser un pays et rappellent les scènes de liesses ayant suivi la chute de Saddam Hussein, avant que le pays ne sombre dans une interminable guerre civile.
Deux objections à ces scénarios. D’une part, la fin de la dictature irakienne a été provoquée par une agression extérieure, qui s’est ensuite échinée à détruire les institutions intérieures et sans proposer d’alternatives viables. Le gouvernement de Damas a été balayé par une collusion de factions contrôlant bien leur base et en mesure de tenir le pays, sans qu’aucune puissance extérieure ne soit en mesure d’imposer la totalité de ses choix. L’Irak était occupé, la Syrie a été « libérée par elle-même, libérée par son peuple avec le concours de ses armées » pour paraphraser le général de Gaulle. C’est une différence notable, que peu d’observateurs semblent prendre en compte, au-delà de l’étrange similarité des images de statues vacillantes.
D’autre part, la voie d’un nouveau régime dictatorial sous la houlette de la HTS est davantage probable. L’organisation n’a jamais fait l’éloge de la démocratie et possède un leader charismatique, qui se glissera sans peine dans les habits d’autocrate abandonnés à la hâte par Bachar El-Assad dans ses palais damascènes. Mais en a-t-il les moyens ? La partition des zones de contrôle entre groupes ne partageant pas du tout les mêmes objectifs semble l’interdire dans un futur immédiat. À moins d’une offensive éclair sur les groupes récalcitrants à lui remettre l’entièreté du pouvoir, le seul chemin possible vers la monopolisation du pouvoir par El-Joulani serait la constitution d’une alliance étroite avec l’ANS, sous parrainage turc, suivi du ralliement d’un parti de l’ancien appareil de pouvoir ba’athiste, en mal de protecteur et très vulnérable à une répression qui pourrait être féroce.
Cependant, ni les Kurdes, ni l’Armée Syrienne Libre, ni la Salle des Opérations Sud (où l’influence druze et chrétienne est très sensible) n’abandonneront le pouvoir à un nouveau dictateur. Une première raison est leur programme politique, doublé d’une crainte de voir un pouvoir sunnite peu tolérant envers les minorités s’emparer d’un État puissant et centralisé par cinquante ans de jacobinisme ba’athiste. Une deuxième, bien plus tangible, est l’implication limitée de deux acteurs extérieurs dans la protection de ces trois factions : les États-Unis et Israël. Les premiers sont physiquement présents en Syrie depuis la défaite de l’État Islamique et soutiennent directement les Kurdes et l’ASL. La diplomatie américaine aurait de plus dissuadé le président Erdogan de doubler immédiatement l’offensive sur les forces loyalistes d’une autre sur les zones contrôlées pas les FDS.
Quant à Israël, qui a annexé en 1981 la majeure partie du plateau du Golan et sa population druze, il serait inacceptable de voir une nouvelle répression s’abattre sur une minorité vue comme apostat par certains islamistes de la nébuleuse HTS. Le gouvernement de Benyamin Netanyahou a ainsi indiqué que la constitution d’une zone tampon dans le sud de la Syrie était possible. Pour montrer sa détermination, il a ordonné aux Forces d’Autodéfense Israéliennes d’occuper temporairement la zone tampon conquise pendant la guerre du Kippour, mais volontairement abandonnée l’année suivante, ainsi que le mont Hermon, situé quant à lui au-delà de la « ligne Bravo ». L’accord qui permettait l’occupation par Damas du plus haut point de la région frontalière entre Israël, la Syrie et le Liban, conclu avec Hafez El-Assad, était selon le chef du gouvernement de l’État hébreu « caduc ». C’est là certainement une manière de prendre des gages en vue d’une future négociation. Enfin, l’armée israélienne bombarde depuis samedi toutes les installations militaires pouvant menacer son territoire, notamment les installations aériennes et balistiques.
Quelle conclusion tirer de ce panorama de la situation sécuritaire de la Syrie ? La prise en main rapide du pays par la HTS semble exclue dans un premier temps. Les participants au Gouvernement de Transition Syrien n’abandonneront certainement pas du jour au lendemain leurs positions à une armée syrienne ressuscitée et contrôlée par un groupe ayant jadis frayé avec Al-Qaïda. Leurs soutiens extérieurs leur donneront les moyens de résister, au moins pour un temps, à cette prétention. Nous sommes donc en présence d’une pluralité d’acteur qui ne peuvent revêtir la couronne laissée par l’ancien président et devant trouver une forme de coopération a minima.
C’est là que le scénario d’une démocratisation de la Syrie retrouve son attrait. Il n’est pas question ici de l’établissement d’un État de droit et d’un régime pluraliste à l’européenne, protégeant la liberté de conscience de chacun. Il est cependant possible d’obtenir dans un délai relativement bref une consolidation des libertés publiques, en réalisant un partage du pouvoir et en empêchant que l’un des groupes ne mette la main sur une ou plusieurs institutions majeures du pays (armée, police, renseignements, justice, etc.). Il faut pour cela que le pouvoir soit fragmenté et partagé, tout en dotant le pays de mécanismes de prise de décision fonctionnels.
Plusieurs mesures peuvent assurer un tel équilibre interne, permettant non pas la mise en place immédiate d’une démocratie, mais des conditions de possibilités futures d’une démocratisation. À l’appui de ce scénario, on peut imaginer la définition de zones autogérées, au niveau sécuritaire, par les cinq groupes ayant participé à la libération du pays, ce qui limiterait les risques de la mise en place d’une milice et d’une police politique reproduisant les mêmes pratiques que le précédent régime. Les institutions centrales qui émergeraient ou seraient conservées doivent ensuite être gouvernées en commun, grâce à un mode de décision partagé et établissant, au moins pour un certain temps et selon des proportions à déterminer, qui pourrait reposer sur des systèmes de véto et de majorités qualifiées. L’important est, comme tout équilibre des puissances, que l’un des acteurs ne puisse pas revendiquer l’ensemble du pouvoir, en faisant en sorte que la coalition de tous soit plus forte que celle de l’aspirant dictateur. Toutes les décisions relatives aux forces de sécurité et à l’application de la justice doivent donc faire l’objet d’un consensus, que ne peut outrepasser aucun des partis.
Rien ne condamne pour le moment la Syrie à remplacer un homme fort par un autre, et à troquer le ba’athisme pour l’islamisme. Un objectif réaliste médian est l’établissement d’un État respectant une certaine pondération entre entités locales. L’un des signes rendant possible ce scénario est que les gouvernements locaux qui géraient leurs propres zones durant la guerre civile (la zone kurde des FDS, le Gouvernement de Salut Syrien d’Idlib aux mains de la HTS, ainsi que les zones sous influence turque tenues par l’ANS) ne se fondent pas pour le moment dans le Gouvernement de Transition Syrien, celui-ci n’est pour le moment qu’un forum de pacification permettant de prendre quelques décisions et peut-être d’arrêter le processus d’élaboration d’une nouvelle constitution et de la révision de pans entiers du droit public (qui ne prendra pas forcément la forme d’une assemblée constituante élue selon la formule one man, one vote). Outre cette voie très « occidentalisante », la possibilité est qu’un aréopage représentant les minorités soit désigné, ou bien que la HTS charge une commission de juriste à sa main. On sera alors fixé sur les rapports de forces au sein du nouvel État.
Il est vain de rêver à une démocratie rigoureuse, appliquant une vision de la liberté de conscience proche de celle des pays occidentaux, dans un pays au passé démocratique pratiquement inexistant. Toute énergie dépensée à poursuivre ce but le serait en pure perte. L’urgence est d’empêcher la mise en place d’un pouvoir autocratique, excluant peu à peu les autres factions du pouvoir. Le devoir des diplomaties occidentales est donc de soutenir le peuple syrien dans sa quête pour la liberté, en s’assurant que le régime de transition mis en place dans les prochains jours fragmente le pouvoir et respecte une certaine pluralité, en se basant sur les rapports de forces finaux de la guerre civile. Espérons que celle-ci soit à présent terminée et que le processus qui s’engage sous nos yeux puisse ultimement donner naissance à un régime respectant les libertés fondamentales auxquelles a droit chaque être humain.
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