Quel soutien apporter aux Palestiniens? edit

5 juin 2024

Bien qu’une large proportion de l’opinion occidentale soit sensible aux épreuves subies par les Palestiniens, les formes de mobilisation adoptées par la jeunesse américaine et européenne sont-elles conformes à cet objectif et en mesure de produire des conséquences positives ? Nous allons en examiner ici quelques composantes, au Moyen-Orient, aux États-Unis et en France.

Au Moyen-Orient

Depuis des décennies, la région est ravagée par des conflits impitoyables. Même si la guerre froide et l’impérialisme occidental en sont en partie responsables, il existe aussi des causes internes à la prolifération de régimes autoritaires et au développement du fanatisme, y compris en Israël. Le Liban, le Syrie et l’Irak  ont été presque totalement détruits par des conflits interminables ; dans d’autres pays comme l’Iran et l’Afghanistan, des régimes intégristes oppriment durablement les populations et en particulier les femmes. En y ajoutant d’autres tragédies, comme celles des Arméniens du Karabakh et des Kurdes, le nombre total des victimes dans ces pays est particulièrement élevé, en comparaison des épreuves qui accablent les autres régions du monde.

Bien que ceci ne doive pas nous conduire à relativiser les souffrances des Palestiniens, est-il équitable de se polariser uniquement sur ce conflit ? L’indignation sélective en leur faveur ne laisse pas beaucoup de place à la dénonciation des malheurs des autres peuples de l’Orient. En effet, depuis très longtemps, cette cause sacrée sert aux autocrates de la région à masquer leurs forfaits : Erdoḡan crie au génocide en Palestine quand son gouvernement nie celui des Arméniens ; le slogan des mollahs iraniens de « mort à Israël », qui vise à l’éradication d’une communauté de 7 millions de « sionistes » sert à excuser les horreurs commises au nom de leur théocratie. Afin de détourner l’opinion des crimes qu’ils commettent quotidiennement contre leurs peuples (y compris le cas échéant contre les Palestiniens), les autres dictateurs font de même : il semble bien que les victimes de la famille Assad en Syrie, après celles Saddam Hussein en Irak, des mollahs iraniens et des talibans en Afghanistan, qui n’ont pas suscité tellement de condamnations, méritent aussi un peu de considération.

On est obligé de constater que l’antisémitisme de certains groupes radicaux, les slogans qu’ils font hurler à des foules naïves reflètent plus d’hostilité à Israël qu’un authentique soutien à la cause palestinienne. Est-il souhaitable que cette indignation sélective se propage en Occident, sous l’influence de ceux pour qui la défense des Palestiniens est d’abord la détestation d’Israël, éventuellement celle de tous les juifs de la planète ? En félicitant les militants propalestiniens de Science Po, l’ayatollah Khamenei a bien montré en quoi cette émotion pouvait lui servir. Faut-il faire chorus avec des autocrates et ainsi cautionner leur gouvernance totalitaire ?

Est-il indispensable de mobiliser la jeunesse occidentale aux côtés de ces gouvernants infréquentables ?  En quoi cela peut-il aider les Palestiniens, qu’ils ont assez souvent persécutés ? Ces manifestations peuvent-elles entraver les projets criminels de Netanyahou ?

Aux États-Unis

Depuis quelques années, les mouvements propalestiniens dans les campus américains prennent leurs racines dans une idéologie qui remet en cause la conception universelle des droits humains au profit d’une vision segmentée de la société qui cataloguerait irrémédiablement les individus en fonction de leur race ou de leur héritage culturel. Certains défenseurs de la Palestine se situent ainsi dans ce contexte, assorti de contresens historiques qui font douter de la qualité des enseignements qui y sont délivrés. C’est d’autant plus regrettable que des analyses historiques objectives ont bien mis en évidence l’importance de la spoliation dont ont été victimes les Palestiniens, aussi bien musulmans que chrétiens.

S’il est propre à la jeunesse étudiante d’adhérer à des utopies (dans les années 1960 en Europe c’était le cas des communistes prochinois, pro-albanais etc.), il faut cependant s’interroger sur les conséquences de ces mouvements. Comme la presse américaine et européenne l’a déjà souligné, le parti républicain est enchanté de l’agitation dans les campus, et il a toutes les raisons de l’être car c’est un carburant idéal pour convaincre les conservateurs de voter Trump, comme cela s’est produit en juin 1968 en France, suivant un parallèle assez souvent repris. Dans une élection aux résultats incertains, les appels à « punir » les démocrates pour leur soutien à Israël, soit en s’abstenant soit en votant pour un autre parti, apportent un soutien objectif au milliardaire qui n’a pas caché qu’il aiderait davantage les faucons israéliens s’il était réélu. L’Europe a-t-elle intérêt à travailler dans cette perspective ?

En France et en Europe

Les manifestations dans les campus français confondent assez souvent la défense de la Palestine avec le boycott de l’État israélien, comme si tous les citoyens de ce pays étaient unanimes dans le soutien à leur gouvernement. À l’université libre de Bruxelles, les manifestants ont voulu interdire une conférence d’Élie Barnavi, qui n’est pas précisément un allié du Likoud. Faut-il refuser tout contact avec ses universités y compris celles qui sont dans l’opposition contre Netanyahou ? Faut-il dénoncer l’accord d’association UE-Israël qui permet à Bruxelles de maintenir une coopération multiforme avec l’ensemble de l’opinion de ce pays ? Sachant qu’une telle décision requiert l’unanimité, faut-il afficher des positions de principe qui n’ont pas beaucoup de chances de se concrétiser, comme le meilleur moyen d’aider les Palestiniens ?

Par ailleurs, on observe une prolifération des actes d’antisémitisme qui visent tous les juifs, quels que soient leurs liens avec Israël. Que des étudiants en sciences politiques puissent relayer le slogan d’Erdoḡan en criant au « génocide » en Palestine laisse craindre à un affaiblissement inquiétant du niveau de ces études, où la définition de ce crime aurait dû être correctement comprise.

L’installation des tentes dans la cour de la Sorbonne et à Sciences Po a été visiblement activée par la France insoumise. Dans les opérations de récupération de la cause palestinienne, celle-ci serait l’une des plus singulières, peut-être en vue de capter un prétendu vote musulman aux présidentielles de 2027. On ne voit pas très bien ce que cela à voir avec les élections européennes de juin prochain, ni ce que la candidature d’une militante palestinienne apporte à un débat européen qui a bien d’autres urgences. Dans l’immédiat, cela contribue à aggraver les divisions de la gauche et donc accroît les chances de l’extrême droite pour 2027.

Pour ceux qui ne sont pas sionistes et n’ont aucune sympathie pour le gouvernement israélien actuel, en particulier pour Benjamin Netanyahou, le Likoud et ses compagnons de route, il est clair que la cause palestinienne est juste, mais qu’elle est récupérée à d’autres fins, en servant d’alibi à des mouvements qui servent consciemment ou non d’autres objectifs. Si le maintien au pouvoir des autocrates orientaux, la réélection de Trump et l’arrivée du Rassemblement national au pouvoir en France ne font pas partie de nos priorités, il serait utile de veiller attentivement aux conséquences d’un mouvement généreux et de bien analyser l’agenda explicite ou implicite de ses compagnons de route.

Est-il utile de chercher à savoir qui a le plus défendu une cause qui est en train de devenir séculaire, si Erdoḡan et les mollahs iraniens ont fait mieux que les nationalistes arabes dans le passé, de diaboliser Israël sous prétexte de soutenir les Palestiniens ? Il n’est pas douteux que la gestion émotionnelle de cette crise ne profite qu’aux extrémistes.

Ne serait-il pas préférable de préparer l’après-guerre en soutenant des deux côtés ceux qui veulent la paix et qui sont bien en peine de se faire entendra actuellement  ? Après les ravages de deux guerres mondiales, un petit groupe d’Européens a su mettre en œuvre un programme de réconciliation qui a montré ses vertus. Si l’Union européenne n’est pas en mesure de peser sur ce conflit et que les circonstances de la guerre en Ukraine ne lui permettent pas de se différencier des États-Unis, elle pourrait proposer aux deux parties sa boîte à outils de la coopération : pour les politiques, quelque chose comme une Déclaration Schuman ; pour les  administrations, un programme de pacification (comme en Irlande du nord), le développement de la coopération transfrontalière, ou la création d’une intercommunalité pour gérer les problèmes urbains de Jérusalem et de ses environs. Il y aurait là au moins de quoi occuper nos étudiants en sciences politiques !