L’Europe et l’Ukraine sans l’Amérique? edit

La liturgie bien établie des rencontres entre Trump et ses interlocuteurs étrangers est la suivante : on commence par une rencontre dans le bureau ovale avec l’interlocuteur et quelques intimes en présence de quelques journalistes sélectionnés. L’objectif est d’échanger des compliments, de flatter l’ego de Trump et de préparer la discussion sérieuse qui aura lieu dans un contexte confidentiel. À la fin, une conférence de presse commune est prévue.
Ceux qui auront la patience de regarder les cinquante minutes fatidiques de la rencontre de vendredi entre Trump et Zelensky seront d’abord frappés par sa longueur. L’échange a commencé par les habituelles civilités bilatérales, mutuellement amicales. Puis il s’est prolongé alors que le nœud du problème émergeait. En substance, deux exigences différentes et incompatibles : celle de Trump de reconnaître que sa seule signature suffit à rendre un accord crédible et celle de Zelensky d’avoir des garanties solides face à un adversaire assurément peu fiable.
Après quarante minutes de discussion somme toute courtoise, la situation a explosé à la suite d’une intervention impromptue et offensante de Vance à l’encontre de Zelensky. Les dernières minutes sont celles que nous connaissons tous. Même ceux qui sont réfractaires au complotisme sont tentés de penser que ce qui s’est passé dans le bureau ovale était un piège délibéré. Sinon, pourquoi Trump, maître de cérémonie, aurait-il laissé durer si longtemps et en public une discussion importante et prévisible, mais qui aurait dû avoir lieu en privé ? La phrase finale de Trump en témoigne : « C’était un grand moment de télévision. »
À ce stade, la première question qui se pose est la suivante : en épousant ouvertement les thèses russes sur la guerre et en préconisant un accord avec Poutine, quels qu’en soient les coûts pour l’Ukraine et l’Europe, quel est l’objectif de Trump ? Peut-être des avantages économiques, mais qui semblent en tout cas très modestes. Peut-être séparer la Russie de la Chine ; une inversion de la stratégie de Nixon. Cependant, lorsque Nixon et Kissinger ont mené à bien cette brillante opération, les relations entre la Chine et l’URSS s’étaient déjà fortement détériorées. Au contraire, les relations entre la Russie actuelle et la Chine ne cessent de se consolider. Elles peuvent peut-être s’atténuer, mais un changement soudain de cap de la part de Poutine n’est pas crédible.
Une autre théorie se profile alors : pour Trump, l’accord avec Poutine n’est que la première étape d’un projet plus vaste d’accord entre les grandes puissances pour se partager l’influence sur les affaires mondiales. En substance, un nouveau Yalta à l’échelle planétaire. Dans cette perspective, le prochain sacrifice serait Taïwan. Les avantages pour la Russie et la Chine seraient évidents. À part la gloire personnelle de Trump, on ne voit pas ce que les États-Unis y gagneraient. Les répercussions négatives se feraient sentir non seulement en Europe, mais aussi parmi les alliés de l’Amérique en Asie. Mais il est difficile que cela fonctionne dans un monde rempli de puissances moyennes qui se bousculent pour élargir leur marge de manœuvre. En l’espace de quelques mois, les États-Unis passeraient du statut de centre du plus grand réseau d’alliances jamais connu dans l’histoire à une situation d’isolement substantiel et de conflit, surtout avec leurs alliés. La puissance de l’Amérique reposerait uniquement sur la force, certes considérable, mais que Trump affirme ne pas vouloir utiliser. Il existe enfin une troisième hypothèse : que Trump n’ait aucune vision globale et qu’il aborde les problèmes uniquement de manière opportuniste, guidé par une forme particulière de mégalomanie.
Les personnes sensées ont raison de continuer à espérer que les forces de la raison se réveillent au sein de la société américaine et surtout au sein du parti républicain avant qu’il ne soit trop tard. Le silence assourdissant des sénateurs républicains est inquiétant, mais les médias proches du parti publient des analyses sévères. La majorité des républicains au Congrès est cependant très fragile et un parti démocrate moins étourdi par la défaite aurait une grande marge de manœuvre. D’autant plus qu’en plus des contradictions de la politique étrangère, Trump devra bientôt faire face aux conséquences de sa politique intérieure, notamment économiques. Il n’est toutefois pas très judicieux de spéculer sur ces développements aujourd’hui, car cela prendra de toute façon du temps et il y a des urgences qui ne peuvent attendre.
Dans ces conditions, que peut et doit faire l’Europe ? En réalité, nous avons deux impératifs. Le premier est d’adopter rapidement des mesures crédibles : des actes concrets, pas des intentions ou des procédures. Le second est de ne pas faire de promesses que nous ne saurions pas tenir. La division entre ces deux impératifs est très subtile, mais pas impossible à gérer.
Le dilemme auquel nous sommes confrontés est le suivant. Si l’on considère les prévisions des principaux analystes, l’effort supplémentaire que l’Europe doit fournir pour rendre crédible sa capacité de défense face à la menace russe est économiquement supportable, même s’il est considérable : moins de deux points de PIB pour l’UE et le Royaume-Uni.
Cependant, même si les décisions qui s’imposent étaient prises aujourd’hui, il faudrait du temps pour y donner suite efficacement. Dans l’immédiat et pour une période à déterminer, il serait impossible, tant sur le plan industriel qu’opérationnel, de se passer du soutien américain. Si la perspective à long terme des relations transatlantiques reste incertaine, il y a donc des raisons urgentes de ne pas interrompre le dialogue avec l’Amérique ; ce qui implique également de favoriser la reprise d’un dialogue constructif – mais non humiliant – entre Zelensky et Trump. La tâche est certainement rendue plus difficile par la décision d’interrompre brutalement l’aide militaire à l’Ukraine. Cependant, un engagement européen plus important est l’une des principales demandes de Trump ; beaucoup auront remarqué ses éloges envers la Pologne lors de sa rencontre avec le Premier ministre britannique Keir Starmer. Tout aussi important est le contact avec les autres alliés, en particulier en Asie, au Canada et en Amérique latine, qui ont des problèmes similaires aux nôtres par rapport à l’Amérique de Trump.
Même s’il n’est pas hors de portée, l’engagement demandé à l’Europe nécessite une forte mobilisation de l’opinion publique. Celle-ci n’est possible que si l’on s’accorde sur une vision commune de la menace russe.
Face au conflit en Ukraine, nous assistons en effet à deux visions opposées, y compris de la part de ceux qui n’hésitent pas à attribuer à Poutine la responsabilité de la guerre. Pour certains, il s’agit essentiellement d’un conflit qui concerne l’Ukraine. D’autres, en revanche, estiment que la guerre actuelle n’est qu’une composante d’un conflit insoluble entre la Russie de Poutine et l’Europe ; un conflit qui ne prendra fin que lorsque la Russie aura dépassé la vision impériale qu’elle a du monde et d’elle-même. Seule cette deuxième analyse est capable de mobiliser l’opinion.
Ce dilemme, qui nous sépare clairement de Trump, existe également en Europe. Les pays scandinaves, les pays baltes et la Pologne l’ont clairement surmonté. C’est probablement aussi le cas de la Grande-Bretagne. Macron l’a précisé, mais il doit encore convaincre le pays. En Allemagne et en Italie, les malentendus sont nombreux, tant à droite qu’à gauche de l’échiquier politique. Il est frappant de constater que beaucoup de ceux qui critiquent vertement le «paix de Trump» sont les mêmes qui, il y a trois ans, s’opposaient à une «guerre par procuration» dans laquelle nous étions entraînés par l’Amérique de Biden et demandaient des initiatives européennes en vue d’une paix qui ne serait pas très différente de celle que Trump préconise aujourd’hui. Il est également frappant de voir le chœur de ceux qui nous expliquent que «De Gaulle avait donc raison». En oubliant peut-être que l’Europe de De Gaulle, de l’Atlantique à l’Oural, n’était pas très différente de celle de Trump : éloignée de l’Amérique, basée sur des nations indépendantes, amie de la Russie et surtout indifférente au sort des autres pays d’Europe de l’Est. Ce qui n’empêchait pas De Gaulle d’appeler à l’unité de l’Occident en cas de danger. La clarté de la vision est donc une condition indispensable à la crédibilité de la stratégie européenne. À en juger par les débats publics en cours, la question reste ouverte. Paradoxalement, il semble plus facile de consolider le consensus sur les critiques à l’égard de Trump que sur la réalité de la menace russe.
La dernière question demeure : qu’est-ce que l’Europe ? Il est clair que ce ne sera pas les 27. La seule solution est une coalition de volontaires qui part de l’arc allant de la Scandinavie à la Pologne et comprend l’Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Le tout avec le soutien de la Commission. Elle est importante pour résoudre les problèmes de financement de l’effort militaire et pour l’inévitable lien avec le contentieux économique qu’elle sera appelée à gérer. Les réunions de Paris et de Londres ont montré qu’une initiative européenne est sur le point de mûrir, même si ses contours ne sont pas encore clairs. Il est important qu’un groupe de pays déterminés mette les autres devant le fait accompli d’une position définie. Cette position devra faire face de manière crédible à l’urgence à court terme, c’est-à-dire le soutien à l’Ukraine, et à moyen terme, c’est-à-dire la construction d’une « autonomie stratégique » européenne. On ne sait pas encore qui y adhérera. Le choix de Giorgia Meloni sera particulièrement difficile car il mettra en jeu l’équilibre de sa coalition gouvernementale.
Le tournant historique européen arrive donc à son point critique. Sous la pression d’événements qui ne permettent plus de tergiverser et en pleine crise avec notre principal allié. En essayant de ne pas tomber dans le piège résumé par une blague fameuse sur la différence entre le FMI et la Banque mondiale : le premier intervient immédiatement avec la mauvaise réponse et la seconde trop tard avec la bonne réponse.
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