Législatives britanniques: chronique d’une défaite annoncée edit
Le Premier ministre Rishi Sunak a pris les Britanniques par surprise, y compris son propre camp, en convoquant des élections législatives anticipées pour le 4 juillet plutôt que d’attendre l’automne, comme la loi l’y autorisait. Sunak et le parti conservateur abordent ce scrutin avec un retard de plus de vingt points dans les sondages par rapport au parti travailliste de Keir Starmer, crédité depuis deux ans environ de 43 à 45% des voix. Avec un mode de scrutin majoritaire à un tour, ces vingt points pourraient lui permettre d’égaler voire de dépasser le raz-de-marée du New Labour de Tony Blair en 1997. C’est là un renversement d’une rapidité inédite si l’on songe qu’aux dernières élections, il y a quatre ans et demi, les Conservateurs emmenés par Boris Johnson avaient remporté une majorité absolue de 80 sièges (avec plus de 40% des voix) et que les Travaillistes avaient fait leur plus mauvais score depuis… 1935. Pour comprendre ce résultat escompté, il faut revenir sur ce qu’a traversé le pays depuis cinq ans et sur la réforme méthodique du parti travailliste entreprise par Starmer depuis 2020.
Les sondages d’opinion reflètent d’abord l’impopularité abyssale des Conservateurs. Ce n’est pas seulement l’usure habituelle d’un parti resté quatorze ans au pouvoir, comme cela pouvait être le cas pour John Major en 1997, mais le résultat d’années chaotiques depuis le référendum sur le Brexit de 2016. Elles ont vu pas moins de cinq Premiers Ministres conservateurs se succéder, obligés de démissionner soit à la suite d’un échec électoral ou parlementaire (David Cameron puis Theresa May), soit en raison de scandales successifs (Boris Johnson) ou par incompétence (le budget annoncé par Liz Truss avait provoqué l’affolement des marchés financiers). Rishi Sunak comptait sur une image de sérieux et de compétence pour rassurer les électeurs après ces années de turbulence politique et de vives tensions dans le débat public mais a échoué à relégitimer un parti divisé et de plus en plus dominé par une aile droitière, aux accents parfois trumpiens, obsédée par l’immigration et les « guerres culturelles ».
Au-delà du parti proprement dit, les électeurs britanniques reprochent aussi et surtout au gouvernement actuel la dégradation de la situation économique. Avant le Brexit, la pandémie et la guerre en Ukraine, il y avait eu six années d’austérité budgétaire drastique après la crise financière de 2008-2009, qui ont mis les services publics et certaines infrastructures à genoux. Le système de santé est aujourd’hui exsangue et les délais d’attente pour voir un médecin ou subir une opération ont atteint des niveaux jamais égalés. L’inflation, qui s’est élevée à 11% en 2022 avant de revenir à 2,3% aujourd’hui, a particulièrement affecté le prix de l’énergie (sans l’équivalent du bouclier français) et de la nourriture. L’augmentation des taux d’intérêt de 0,1% à 5,25% entre décembre 2021 et août 2023, dans un pays où beaucoup d’emprunts immobiliers sont à taux variables, a également réduit les ressources des ménages. Enfin le pays connaît une crise du logement sévère qui touche particulièrement les jeunes ménages.
De son côté, Keir Starmer a, depuis qu’il a été élu leader après la défaite de 2019, cherché à recentrer le parti travailliste après les années Corbyn (2015-2020), qui venait de l’aile gauche du parti. De façon assez brutale mais efficace, il a écarté presque tous les soutiens du précédent leader des instances dirigeantes du parti et s’est assuré que la grande majorité des candidats pour les élections à venir lui étaient fidèles. Il a surtout rompu avec les ambiguïtés, et le terme est faible, de son prédécesseur sur l’antisémitisme et repositionné le parti au centre de l’échiquier politique, en renouant avec le monde économique et réaffirmant les fondamentaux de la politique étrangère britannique : soutien à l’Ukraine, fermeté vis-à-vis de la Russie et de la Chine, continuité en matière de dissuasion nucléaire et relation spéciale avec les Etats-Unis. Sans avoir le charisme de Tony Blair dans les années 1990, Starmer projette une image de sérieux et de modération qui tranche avec ce qu’est devenu le parti conservateur. Il devrait aussi profiter de l’affaiblissement du parti nationaliste au pouvoir en Ecosse depuis 2007 (SNP) qui pourrait perdre jusqu’à 30 sièges à Westminster au bénéfice des Travaillistes.
Dans ce contexte, les principaux partis entament la campagne de façon très différente. Pour les Conservateurs, il s’agit de limiter l’ampleur de la défaite, ce qui explique l’option de s’adresser à sa base électorale, en particulier les personnes âgées, avec des annonces un peu surprenantes comme l’introduction d’un service national obligatoire pour les jeunes ou des cadeaux fiscaux aux retraités. Le Premier Ministre craint aussi sur sa droite le parti Reform UK, héritier du UKIP et dirigé de nouveau par Nigel Farage, qui est actuellement crédité de 11% des voix dans les sondages - pas assez pour emporter une seule circonscription mais suffisamment pour prendre des voix à certains candidats conservateurs, au risque de favoriser encore plus les Travaillistes. Cela explique la tentative des Conservateurs d’utiliser les questions identitaires pendant la campagne en renouvelant la promesse de transférer systématiquement les demandeurs d’asile au Rwanda et en parlant de changer la loi pour empêcher les personnes transgenres d’accéder aux espaces non-mixtes – bien loin, dans ce dernier cas, des préoccupations de la majorité des électeurs.
Les Travaillistes veulent surtout protéger leur avance et éviter tout faux pas, ce qui explique la grande prudence de Starmer sur beaucoup de sujets. La promesse essentielle pour l’instant est celle d’un retour à la « stabilité », ce qui n’est pas de nature à transporter les foules mais peut rassurer. Avec une dette publique à plus de 85% du PIB, les marges de manœuvre sont de toutes façons étroites et les promesses de dépenses tous azimuts ne seraient guère crédibles. Le principal risque que court la campagne travailliste est celui de la division, notamment sur la guerre à Gaza, sujet qui mobilise beaucoup outre-Manche. Une partie de l’électorat musulman, traditionnellement acquis aux Travaillistes, pourrait refuser de voter cette fois-ci ou se tourner vers les Verts, plus à gauche, en trouvant que Starmer n’a pas pris suffisamment position en faveur des Palestiniens. Mais l’avance travailliste dans les sondages est telle que le risque est limité, contrairement peut-être à ce qui se passe aux Etats-Unis. Enfin le parti centriste libéral-démocrate, en perdition lors des trois dernières élections, espère remporter quelques circonscriptions du sud de l’Angleterre où il est en concurrence avec les Conservateurs.
L’Union européenne est pour l’instant la grande absente de cette campagne. La classe politique a le sentiment que les électeurs ne veulent plus en entendre parler, après des années de débats passionnés entre 2016 et 2020. Les Conservateurs évitent le sujet car le Brexit n’a évidemment pas conduit aux bénéfices qu’ils avaient promis. Le silence des Travaillistes, a priori plus surprenant quand on observe le sentiment désormais largement partagé que la sortie de l’UE a été une erreur, est dû à leurs craintes de déplaire à ceux de leurs électeurs passés qui ont voté pour le Brexit en 2016, en particulier dans le nord pauvre de l’Angleterre. Comme me le confiait un dirigeant du parti, « on ne peut pas expliquer aux électeurs qu’ils se sont trompés ». Starmer a donc exclu de revenir non seulement dans l’UE, mais aussi dans le marché unique ou l’union douanière, se contentant de promettre un rapprochement avec l’UE et la signature d’un accord de coopération sur la politique étrangère et de sécurité, que Johnson avait refusé au moment de la négociation sur l’accord de commerce et de coopération en 2020.
À trois semaines du scrutin, les jeux semblent faits et on peine à imaginer comment les Conservateurs pourraient se relever. Mais l’ampleur de la victoire annoncée des Travaillistes reste inconnue. Elle pourrait influer sur l’orientation future du parti conservateur dans l’opposition, entre recentrage et confirmation d’une dérive vers toujours plus de radicalité.
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