L’Italie et l’Europe edit

7 février 2025

Beaucoup d’Italiens sont convaincus que l’Italie a un problème avec l’Europe. Certes, ils ne sont pas les seuls. Mais la question mérite réflexion. Les sondages disponibles montrent une différence considérable dans les attitudes de l’opinion publique des différents États membres à l’égard de l’Union européenne. Ils nous indiquent également que ces attitudes sont plutôt constantes ou qu’elles évoluent lentement. L’Italie est une exception ; dans aucun autre pays, les opinions ne changent aussi rapidement et aussi profondément. Les attitudes des citoyens à l’égard de l’UE reflètent inévitablement la réaction à ce que l’UE fait (ou ne fait pas), mais aussi un facteur plus profond : la perception de ce qu’elle est. Ces deux facteurs s’influencent inévitablement l’un l’autre et il y a des raisons de penser que le second est plus important que le premier.

L’Union européenne dans laquelle nous vivons maintenant depuis soixante-dix ans, et qu’après le Brexit personne ne semble plus vouloir quitter, est née sur deux piliers. Le premier est une aspiration commune fondée sur une série de besoins : surmonter les guerres fratricides des siècles derniers, mais aussi la conscience que notre continent, autrefois moteur de l’histoire, court aujourd’hui un risque sérieux de se retrouver sur la touche. Le cauchemar d’un nouveau déclin de Rome nous guette tous, sans même la certitude que les nouvelles « années noires » seront plus clémentes que les précédentes. Le deuxième pilier, plus qu’un projet, est une méthode au service d’une aspiration. Issue du génie de Jean Monnet, elle consiste en un partage progressif de la souveraineté au profit d’institutions communes. Un processus qui a produit les résultats extraordinaires que nous avons sous les yeux, mais dans lequel les États membres conservent la clé de la pleine souveraineté. En d’autres termes, Monnet nous a embarqués dans une aventure dont il a soigneusement évité de définir le terme : quel type d’« union sans cesse plus étroite », comme le définissent les traités, voulons-nous construire ? Notre destin commun n’est pas celui des 13 colonies américaines qui, s’étant libérées de la tutelle du roi George, ont tracé à Philadelphie en 1787 les contours d’une « union plus parfaite » en se dotant de véritables institutions fédérales. En vérité, leur union ne fut pas assez parfaite pour éviter une guerre civile et les déchirements dont nous sommes encore témoins, mais néanmoins beaucoup plus solide que le chemin vers une destination imprécise qu’ont emprunté les Européens.

Le choix de Monnet a eu pour conséquence d’introduire dans le processus la menace constante de la fragilité, le risque de ne pas être présent au prochain rendez-vous avec l’histoire ; surtout, il s’agit d’un projet qui, par définition, n’a pas de récit complet et partagé. Le résultat inévitable est que chaque pays membre s’est donné son propre récit. Plutôt qu’une vision de l’Europe, ils ont développé une vision d’eux-mêmes en Europe. Aucun État membre ne se reconnaîtrait pleinement dans le célèbre appel de J.F. Kennedy aux Américains : « Ne demandez pas ce que l’Amérique peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour l’Amérique. » En évaluant ces différentes visions, il convient de résister à la tentation facile d’établir des lignes de démarcation claires, telles que « plus ou moins d’intégration ». Ce facteur a certainement joué un rôle dans la confuse affaire britannique qui a conduit au Brexit et est peut-être au cœur de la « question hongroise » aujourd’hui, mais il s’agit de phénomènes isolés. Dans presque tous les autres cas, les récits nationaux se placent consciemment dans la logique de Monnet, mais avec des accents et des priorités qui peuvent être très différents.

Une analyse approfondie nous mènerait très loin. Il suffit de penser à la position des petits pays, par définition principaux consommateurs de paix et de stabilité, mais aussi jaloux de leur propre identité. Ce problème est particulièrement aigu pour les pays nordiques, profondément convaincus de la supériorité de leur modèle politique et social ; cela a créé des réactions identitaires qui sont peut-être en train de changer, avec la découverte du rôle de bastion, que peut jouer l’Europe face au renouveau de la menace russe. Il y a aussi la particularité allemande, dont l’européanisme est obsédé par la sacralisation des règles dans une Europe qui doit avant tout être le sceau final d’une immense tragédie. Enfin, il y a l’européanisme français, qui se veut à la fois créateur et centre du projet, mais qui, contaminé par des éléments de gaullisme, ne cesse de revendiquer son exception en son sein ; le partage de souveraineté devient pour les Français un moyen de renforcer une souveraineté nationale qu’ils perçoivent comme de plus en plus fragile. Cet ensemble de discordances crée inévitablement des problèmes, des incompréhensions, des mécontentements et est certainement à l’origine de la lenteur exaspérante du processus européen, mais la conscience de la nécessité du compromis l’emporte toujours.

Et l’Italie dans tout cela ? L’européanisme des autres États membres est, comme nous venons de le voir, doté de variantes notables, mais il est l’enfant de la méthode Monnet. L’anomalie italienne, en revanche, est que notre européanisme s’est nourri d’une source culturelle différente. Pour nous, il ne fait aucun doute que si l’Europe doit exister, elle sera fédérale. L’européanisme italien n’est pas l’enfant de Monnet, mais d’Altiero Spinelli et du Manifeste de Ventotene. En d’autres termes, il dérive de cette pensée fédéraliste qui renverse l’hypothèse de Monnet en faisant de la destination finale une prémisse du processus. Dans aucun autre pays, l’option fédéraliste n’est aussi centrale dans la culture européiste qu’en Italie. Cela explique, entre autres, l’obsession de nombreuses analyses italiennes des événements européens à faire la distinction entre les éléments « intergouvernementaux » et « communautaires », ces derniers étant considérés comme faisant partie du chemin vers l’union fédérale, sans tenir compte du fait que, selon Monnet, les deux moments sont souvent l’une des conditions de l’autre. Ailleurs, la tendance est plus répandue de considérer la fédération comme une perspective possible, mais dans un avenir lointain, ou de voir l’intégration européenne comme un modèle tout à fait original ; un Objet Politique Non Identifié (OPNI), comme disait Jacques Delors.

L’Italie, pays fondateur de l’UE, a toujours joué un rôle très actif au sein des institutions et a souvent contribué de manière décisive aux progrès réalisés. On pourrait peut-être définir l’européanisme italien comme une mélodie baroque avec basse continue. La basse continue, c’est le fédéralisme, l’élément qui donne unité et continuité à l’ensemble, qui permet à un pays issu d’une aventure nationaliste qui a tourné en tragédie de sublimer en Europe sa recherche d’une nouvelle identité. L’identité nationale que les Italiens semblent vouloir fuir est à la fois incomplète mais aussi trop étroite pour un peuple qui conserve dans sa mémoire collective des moments d’universalité, une universalité qui transcende la question d’être ou de ne pas être une « nation ». Le désir d’échapper à la nation se heurte cependant à la réalité d’une identité très forte, parfois éclatée en de multiples réalités régionales, mais qui expriment toutes un sentiment d’« exceptionnalité » sans égal.

Comment avons-nous abordé cette contradiction ? En recourant à l’un des principaux dons du peuple italien : le pragmatisme. En effet, à la basse continue du fédéralisme a correspondu la mélodie et le contrepoint de la sagesse d’une classe politique désireuse avant tout de favoriser l’intégration pacifique du pays dans le concert des nations démocratiques. Elle a été aidée en cela par des centres administratifs de grande valeur, comme la Banque d’Italie, et par l’une des meilleures diplomaties d’Europe. Le mécanisme a fonctionné pendant longtemps et au bénéfice de tous. Il a même réussi à créer une unité nationale autour de cette conception de l’Europe en y intégrant très tôt un parti communiste désireux d’échapper au piège soviétique. L’approche fédéraliste était d’autant plus naturelle pour les communistes italiens que leur évolution a été largement inspirée personnellement par l’auteur même du Manifeste de Ventotene.

On pourrait se demander ce qu’il y a de mal à être fédéraliste. Absolument aucun, bien au contraire. Mais le prix à payer pour faire du fédéralisme la clé de lecture de tout le processus a été de créer dans la conscience des Italiens le sentiment que la vraie Europe, celle de Monnet, n’était pas vraiment la leur : c’était une forme de Jérusalem terrestre, alors que ce qui compte vraiment, c’est la Jérusalem céleste. Cet équilibre a duré longtemps, mais il était fragile.

D’abord, il permettait à un fort discours pro-européen de compenser la pratique fréquente du non-respect des règles européennes, notamment, mais pas seulement, en matière de finances publiques. Une contradiction qui est devenue intenable avec l’achèvement du marché unique et surtout avec l’avènement de l’euro. L’autre élément de la crise est dû à l’effondrement des équilibres politiques qui avaient caractérisé la « première République ». Le système de partis qui avait joué la partition baroque s’est en partie dissous au moment où l’intégration européenne entrait dans une phase plus difficile, touchant au cœur de la souveraineté : monnaie, défense, immigration. Ayant levé le voile sur les contraintes européennes longtemps ignorées, l’opinion publique découvrait une Europe porteuse de besoins et pas seulement d’avantages. De plus, privée des auteurs du récit originel, une grande confusion régnait dans l’espace politique. Certains se souviendront avec effarement de Matteo Renzi qui, après avoir invité Angela Merkel et François Hollande à une croisière hautement symbolique au large de Ventotene, a cru bon d’exprimer son irritation à l’égard d’une décision européenne en retirant le traditionnel drapeau européen de ses conférences de presse et en n’apparaissant plus qu’entouré de bannières tricolores.

Au final, l’espace a inévitablement été occupé par des mouvements populistes pour qui il était naturel de brandir un « intérêt national » longtemps bafoué. Le paradoxe est que ceux qui, dans l’orchestre baroque, avaient été chargés de jouer la mélodie avaient en fait constamment poursuivi l’intérêt national, souvent avec grand profit ; mais la basse continue, elle, les obligeait à toujours déclarer qu’il coïncidait par définition avec l’intérêt européen.

Les populistes, en revendiquant l’intérêt national face à ceux qui s’étaient « soumis » à un prétendu intérêt européen qui était en réalité celui de nos concurrents, occupaient ainsi un espace longtemps laissé vide par le récit officiel. Certains éminents pro-européens, comme Carlo Azeglio Ciampi, qui a conduit l’Italie à l’euro, mais aussi remis à l’honneur l’hymne national et le drapeau tricolore aux côtés de l’hymne et du drapeau de l’Europe, avaient pris conscience du danger de séparer patriotisme et européanisme, la nation et l’Europe. Mais il était peut-être trop tard pour éviter la vague populiste. 

Comme dans d’autres pays et comme cela s’est produit en Grande-Bretagne, les populistes, ou comme on les appelle souvent les souverainistes, auraient pu chevaucher le tigre de l’anti-européanisme déclaré. Mais la tentation s’est heurtée d’une part à l’échec évident et très pédagogique du Brexit. Et d’autre part, à la force inattendue du fédéralisme dans la conscience populaire. L’issue a été trouvée en déclarant que la solution fédéraliste serait peut-être la meilleure, mais que puisque ce n’est pas possible et que le système actuel fonctionne surtout au profit des autres, il ne reste plus qu’à desserrer les contraintes et à diminuer le degré d’intégration. Une rhétorique qui se nourrit de la tendance italienne constante au « complexe de Calimero » : celui du partenaire systématiquement mis à l’écart et sacrifié par les puissants.

Les sondages indiquent que ce nouveau récit semble fonctionner. Cependant, il est tout aussi fragile que le récit traditionnel. D’une part, bien que la perspective fédéraliste soit en effet incertaine et en tout cas lointaine, d’importants éléments fédéraux existent déjà dans le système européen et sont souvent précisément ceux qui correspondent à l’« intérêt national » italien. D’autre part, la réalité quotidienne montre que la poursuite de l’intérêt national signifie presque toujours que l’on s’engage dans des voies qui ne sont pas très différentes de celles des prédécesseurs décriés.

Ce faisceau de contradictions est apparu avec une force particulière lorsque les héritiers spirituels de ceux qui avaient provoqué les tragédies que le Manifeste de Ventotene et Jean Monnet voulaient faire tomber dans l’oubli sont entrés au gouvernement avec Giorgia Meloni. Grâce aussi à la faiblesse de l’opposition, Giorgia Meloni parvient, quoique difficilement, à naviguer dans les dilemmes de sa politique européenne. Cela ne pourra pas durer longtemps, notamment parce que le retour de Trump la place, comme tous les Européens, devant des choix particulièrement difficiles. Pour que les Italiens renouent pleinement avec l’idée européenne, la seule solution est de sortir clairement des deux récits, le fédéraliste d’hier et le souverainiste d’aujourd’hui. Reconnaître donc que, malgré son indétermination, l’Europe de Monnet reste la seule crédible et à l’intérieur de laquelle chacun jouera sa propre mélodie dans l’effort constant de créer l’harmonie. Un terrain où nation et Europe ne sont pas nécessairement incompatibles.

Giorgia Meloni a également été très habile dans la gestion des relations avec les États-Unis, qui ont toujours été le complément de l’européanisme italien. Le soutien à l’Ukraine et les bonnes relations avec Biden en témoignent. Jouant sur les affinités idéologiques, elle a maintenant également réussi à établir une très bonne relation avec Trump : elle était la seule dirigeante européenne présente lors de son investiture. Cependant, l’ambiguïté du pro-européanisme de Mme Meloni pourrait ne pas durer longtemps, notamment parce que le retour de Trump la place, ainsi que tous les Européens, devant des choix particulièrement difficiles. Certains pensent qu’elle joue le rôle de « pont » entre Trump et l’UE. Cela n’a guère de sens, du fait des faiblesses structurelles de l’Italie, de son important excédent commercial avec les États-Unis et du niveau dérisoire de ses dépenses militaires. En réalité, deux perspectives s’ouvrent à Meloni. Face à Trump, l’UE est destinée à se diviser. Si la division devient profonde et paralysante, Meloni jouera au mieux la carte bilatérale. En revanche, il est plus probable et souhaitable qu’une masse critique de pays unis sur une position raisonnable et cohérente émerge de l’arc allant de la Scandinavie à la Pologne, avec le leadership essentiel de l’Allemagne après les élections et aussi avec la participation de la France si les conditions internes le permettent. Dans ce cas, Meloni n’aura d’autre choix que de rejoindre le groupe. Bien sûr, en expliquant toujours qu’elle le fait « dans l’intérêt national ».