«Briser la colonne vertébrale de l’Europe» edit

Le rapprochement spectaculaire entre Washington et Moscou fait dire au porte-parole du Kremlin que la « reconfiguration » de la politique étrangère des États-Unis engagée par l’administration Trump « correspond largement à la vision de la Russie ». Ce revirement inédit a aussi pour conséquence de faire des Européens le principal adversaire du Kremlin, l’UE étant désormais dénoncée comme un fauteur de guerre et comme l’incarnation d’un monde révolu.
Les commentaires publiés par le président des États-Unis après son entretien téléphonique avec Vladimir Poutine, le 12 février dernier, et à l’issue des pourparlers de Riyadh, le 18 février, entre les ministres des Affaires étrangères des deux pays, ressuscitent le spectre de Munich (1938) et de Yalta (1945)[i]. Donald Trump a en effet largement endossé le narratif du Kremlin sur l’Ukraine, où, dit-il, « des millions de personnes sont mortes dans une guerre qui n’aurait pas eu lieu si j’avais été président ». Dans son compte rendu de la discussion « longue et très productive » avec son homologue russe, il s’abstient de toute critique à l’égard de ce dernier, qu’il remercie « pour son temps et ses efforts ». Le président Trump énumère les sujets évoqués (Ukraine, Moyen-Orient, IA, dollar) et souligne que « nous sommes convenus de travailler ensemble très étroitement et de nous rendre visite ». À aucun moment, Donald Trump ne mentionne ses partenaires européens. Il se félicite en revanche de constater que « le président Poutine a même utilisé mon puissant mot d’ordre de campagne, LE BON SENS, auquel nous croyons tous les deux très fortement ».
La reprise du discours russe est encore plus troublante au lendemain des discussions Rubio-Lavrov de Riyadh. Donald Trump accuse les Ukrainiens d’être responsables de l’invasion de leur pays. Cette guerre, affirme-t-il, « vous n’auriez jamais dû la commencer ». Tout comme les autorités russes, il conteste la légitimité du président ukrainien qu’il qualifie de « dictateur sans élections » et qu’il invite à « agir vite, sinon il ne lui restera plus de pays ». Ce discours correspond aux positions défendues de longue date par le Kremlin, qui rejette sur les Occidentaux la responsabilité de l’invasion de l’Ukraine, et entend négocier directement avec Washington un règlement, tenant à l’écart les autorités ukrainiennes et excluant le président Zelensky, jugé illégitime. Il s’agit pour Moscou de provoquer de nouvelles élections dans ce pays en guerre afin d’amener au pouvoir à Kiev des personnalités mieux disposées à son égard, dans l’espoir d’imposer à l’Ukraine un accord désavantageux.
Un autre objectif commun à Donald Trump et à Vladimir Poutine est de marginaliser les Européens, qui ont largement contribué à l’assistance, militaire, financière et humanitaire, à l’Ukraine. Les déclarations faites à Bruxelles par le nouveau secrétaire à la Défense témoignent également d’une étonnante convergence de vues avec Moscou. Pete Hegseth a exclu une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, ainsi que la participation de troupes américaines à la mise en œuvre d’un accord de cessez-le-feu, de même qu’il a jugé « irréaliste » un retour aux frontières ukrainiennes de 2014, concessions surprenantes faites à la Russie avant même que la négociation ait commencé.
Le discours prononcé par le vice-président des États-Unis lors de la conférence sur la sécurité de Munich (14-16 février 2025) illustre de manière spectaculaire le fossé qui s’est creusé entre les deux rives de l’Atlantique, ainsi que le rapprochement entre Washington et Moscou. J.D. Vance a concentré son propos, non pas sur la stratégie des États-Unis pour mettre un terme à la guerre en Ukraine, mais sur la situation des démocraties européennes, en se livrant à un véritable réquisitoire de l’action de leurs gouvernements et en dédouanant les régimes autoritaires. En effet, a-t-il expliqué, « la principale menace pour l’Europe ne vient ni de la Russie ni de la Chine, ni d’un autre facteur extérieur, elle est d’ordre interne », elle a pour origine, selon lui, « le recul de l’Europe par rapport à certaines de ses valeurs les plus fondamentales ». J.D. Vance a accusé les gouvernements européens de mépriser leur population et de restreindre la liberté d’expression, ce qui rejoint le narratif répandu en Russie depuis le « tournant conservateur » des années 2011-12 sur la soi-disant trahison par l’Occident de ses « valeurs traditionnelles ». Ce discours fait aussi écho à l’argumentation du Kremlin qui met l’accent sur un divorce entre l’action des gouvernements européens et les aspirations de leur peuple et sur le caractère factice de la liberté d’expression. En outre, J.D. Vance a apporté son soutien aux partis populistes allemands (AfD, Bündnis Sahra Wagenknecht), qui ne dissimulent pas leur proximité du Kremlin, il a critiqué les organisateurs de la conférence de Munich, qui ne leur ont pas adressé d’invitation et affirmé qu’en démocratie « il ne doit pas y avoir de place pour la politique du "cordon sanitaire" ». Tout comme Sergueï Lavrov avait reçu en 2020 à Moscou Tino Chrupalla, co-président de l’AfD, le vice-président des États-Unis s’est entretenu en marge de la conférence avec Alice Weidel, l’autre co-présidente du parti d’extrême-droite, alors qu’il n’a pas rencontré le chancelier Scholz. Les déclarations de J.D. Vance ont suscité un grand émoi en Allemagne où l’on considère les États-Unis comme le grand allié qui depuis 1945 a assuré sa protection, contribué à sa reconstruction et facilité sa réintégration dans la communauté occidentale.
Ce revirement, effectué en quelques semaines, s’est traduit également à l’ONU – de manière inédite – par le vote par les États-Unis et la Russie de résolutions sur l’Ukraine, qui ne mentionnent pas l’agression russe. « Les discussions aux Nations Unies ont montré qu’au sein de la communauté internationale existe une aspiration à la paix », a commenté à Moscou le ministère des Affaires étrangères (MID), or « les Européens sont fermement engagés sur la voie du militarisme, ils se privent par là-même du droit de participer à la négociation des paramètres d’un règlement de la crise ukrainienne et sont de plus en plus isolés ». L’adoption par l’UE d’un nouveau train de sanctions à l’encontre de la Russie n’a pas manqué de susciter une vague de critiques à Moscou. Le caractère radical des prises de position de l’administration Trump, qui remet en question l’Alliance atlantique et la communauté de valeurs occidentale, a sans doute surpris aussi les dirigeants russes, dont les espoirs suscités par le premier mandat de Donald Trump ne s’étaient pas concrétisés. Mais, au vu de son comportement ces dernières semaines, « il est temps de penser à de nouveaux narratifs », souligne Andreï Kortounov, l’un des principaux experts russes de politique étrangère[ii]. Depuis des décennies en effet, en Russie comme jadis en URSS, la figure de l’ennemi occidental, principalement américain, construite par la propagande, est profondément ancrée dans les esprits. Ainsi, dans son allocution du 24 février 2022, dans laquelle il justifie l’invasion de l’Ukraine, Vladimir Poutine fustige « le bloc occidental, formé par les États-Unis à leur image », les alliés de Washington n’étant selon lui que des « satellites » dociles, qui « copient son comportement » et « reprennent avec enthousiasme ses règles ». Or, aujourd’hui, les notions d’« Occident collectif » et de « monde anglo-saxon » sont remises en cause par l’administration Trump, constate Andreï Kortounov, d’où la nécessité de réfléchir à un nouveau discours, même s’il convient que le rapprochement russo-américain qui s’esquisse peut tourner court à tout moment. Les élites russes sont déconcertées par le cours des événements, une partie, lasse de la guerre, espère, notamment dans le monde des affaires, renouer le contact avec l’Occident[iii]. Vladimir Poutine alimente cet optimisme en demandant à son gouvernement de préparer le retour des entreprises occidentales, qui se sont retirées du marché russe après l’invasion de l’Ukraine. D’autres demeurent méfiants à l’égard des intentions d’un Trump jugé imprévisible et versatile.
D’ores et déjà, les médias officiels tirent les conséquences de cette nouvelle donne, en suspendant leurs critiques contre l’administration américaine et en exploitant le conflit de valeurs entre les États-Unis et l’Europe. Ils mettent en exergue cette réhabilitation inattendue de la Russie, ravalée au statut de « puissance régionale » par Barack Obama, et mise au ban de la communauté occidentale depuis l’agression de l’Ukraine. Le fait que l’hegemon mondial soit prêt à traiter à nouveau d’égal à égal avec Moscou des grandes questions internationales (Moyen-Orient, Arctique…) constitue à n’en pas douter une grande satisfaction pour l’amour-propre des dirigeants russes, même si ce rapprochement implique une mise en sourdine à Moscou du discours anticolonialiste et antiaméricain, qui a refleuri depuis trois ans, à destination de la « majorité mondiale ». Ce sont désormais les Européens qui concentrent les critiques : ils incarnent cette figure de l’ennemi, plus que jamais nécessaire au régime russe pour légitimer son pouvoir et justifier la répression de toute opposition démocratique. Mais cette interprétation schmittienne est curieusement retournée par la propagande russe pour expliquer l’attitude des gouvernements européens dans la guerre en Ukraine. Afin d’éviter le délitement de cette « construction artificielle » qu’est l’UE, les responsables européens font de la Russie la principale menace pour l’Europe, affirment les politologues russes. La construction européenne menace de s’effondrer en raison de la crise économique, des difficultés créées par la renonciation à l’énergie russe et du fait de l’afflux de migrants, il lui faut un ennemi extérieur pour mobiliser les élites nationales, maintenir leur cohésion et renforcer l’intégration, expliquent-ils. Fiodor Loukjanov notamment attribue aux Européens une volonté d’escalade en Ukraine, il leur reproche d’être dépourvus d’une « grande stratégie », de rester attachés à « l’ordre ancien », celui du XX siècle et de la guerre froide, qui assurait la centralité de l’Europe dans les affaires du monde et sa cohésion interne, alors que les États-Unis tentent de faire face aux défis nouveaux (Pacifique, Chine, Arctique)[iv]. S’ils veulent participer aux négociations de paix en Ukraine, c’est pour les torpiller, affirme Konstantin Zatouline, député à la Douma, et ce sans égard pour les souffrances de la population civile ukrainienne. La propagande russe fait naturellement ses choux gras de l’humiliation publique infligée au président Zelensky par Donald Trump et J.D. Vance dans le Bureau ovale, le 28 février. « Ces pourparlers scandaleux créent une situation totalement nouvelle », observe la Nezavissimaïa Gazeta, qui « place les alliés européens des États-Unis dans une situation difficile », en effet, « il est possible qu’ils doivent prendre en charge totalement le soutien à l’Ukraine, ce à quoi ils ne semblent pas prêts ».
Dans une tribune parue au lendemain de l’investiture de Donald Trump, Sergueï Karaganov se demande « quelle doit être la politique de la Russie à l’égard de l’Occident » et il répond « briser la colonne vertébrale de l’Europe »[v]. Cet expert de politique étrangère, l’un des plus influents de Russie, expose les éléments d’une stratégie afin d’atteindre cet objectif. Lui aussi considère que, « pour les élites européennes, la guerre est absolument nécessaire », car « le projet européen est menacé », aussi la « menace russe » est devenue leur « principal instrument de légitimation ». Il faut, écrit-il, rompre avec l’idée, héritée des dirigeants européens de l’après-guerre (de Gaulle, Mitterrand, Brandt et Schröder), selon laquelle « les États-Unis sont en Occident les principaux instigateurs de la confrontation et de la militarisation ». De même, affirme-t-il, les Européens sont à l’origine de la crise des euromissiles dans les années 1970. D’après lui, « la propagande antirusse » de l’OTAN et de l’UE « surpasse celle d’Hitler ». Après avoir utilisé les Ukrainiens comme « chair à canon », les élites européennes se préparent à faire la guerre « jusqu’au dernier Européen de l’est ». Allusion sans doute aux mises en garde récentes de plusieurs services de renseignement européens, il prétend que « des dates approximatives sont évoquées ». Il faut enfin admettre « ce qui est évident » d’après lui, à savoir que « l’Europe est à l’origine des principaux maux de l’humanité, de deux guerres mondiales, de génocides, d’idéologies antihumaines, du colonialisme, du racisme, du nazisme… ». « Il faut aussi convenir d’une autre vérité évidente, poursuit-il, toute guerre entre la Russie et l’OTAN/UE revêtira une dimension nucléaire, si l’Occident continue à nous combattre en Ukraine » [vi]. La Russie doit renforcer son potentiel militaire et accroître l’efficacité de sa dissuasion nucléaire. « Il faut aussi expliquer aux États-Unis que nous ne voulons pas les humilier et que nous sommes prêts à rechercher une issue digne à la catastrophe ukrainienne », souligne le politologue, « l’essentiel étant cependant de comprendre que nous ne pouvons faire preuve d’irrésolution ». Si les Américains se désengagent, l’Ukraine sera écrasée assez rapidement », le pays sera partagé, l’Est et le Sud iront à la Russie, explique Sergueï Karaganov. Le cessez-le-feu permettra de se pencher sur les problèmes du monde avec la « majorité mondiale » (notion dont il est l’auteur) et avec les États-Unis s’ils le veulent. « La paix dans le sous-continent ne pourra être établie qu’après que la colonne vertébrale de l’Europe aura été brisée, ce qui s’est déjà produit à l’issue de nos victoires sur Napoléon et Hitler, et après le changement de génération au sein des élites européennes », conclut le politologue.
Revenons sur terre. Contrairement à ce qu’affirme Fiodor Loukjanov, qui accuse les Européens de rester attachés au monde du XX siècle, ce sont bien le régime Poutine et l’administration Trump qui tentent de perpétuer la politique des sphères d’influence, des empires et des rapports de force, caractéristique des XIX-XX siècles, alors même que la construction européenne était inspirée d’un projet cosmopolitique, régi par le droit. À Moscou comme à Washington, cette ambition européenne suscite incompréhension et mépris, le comportement désinvolte adopté par le Secrétaire d’État Rubio, qui a annulé in extremis l’entretien prévu avec la Haute Représentante Kaya Kallas, rappelle le traitement infligé en 2021 par Sergueï Lavrov à son prédécesseur Josep Borrell, qui avait appris l’expulsion de diplomates européens pendant son séjour à Moscou. Une des spécificités de la période actuelle réside dans les convergences idéologiques à vrai dire inattendues entre Moscou et Washington, qui se traduisent par un soutien aux forces populistes, l’appui donné à l’AfD étant l’exemple le plus éloquent. Face à ce défi inédit et existentiel, les Européens - comparés par Vladimir Poutine à des chiens obéissants, qui « remuent gentiment la queue » devant Donald Trump - sont aujourd’hui au pied du mur [vii]. Le sommet qui a réuni à Londres le 2 mars plusieurs dirigeants européens constitue à cet égard un signal encourageant, qui doit être concrétisé rapidement, notamment lors du Conseil européen convoqué jeudi prochain. A Moscou, cette initiative a suscité à ce stade peu de réactions. « Le plan alternatif de l’Europe sera probablement ignoré à Moscou comme à Washington, qui poursuivent sur le plan bilatéral le seul dialogue substantiel existant à ce jour, qui inclura ensuite les autres acteurs en tant que de besoin », explique aux Izvestia Tigran Meloïan, chercheur à la Haute école d’économie. Dans un entretien accordé le 2 mars, Sergueï Lavrov ne mentionne pas explicitement le sommet de Londres. Il reprend en revanche le narratif construit par Sergueï Karaganov : « Je ne veux pas être antieuropéen. Cependant, la situation actuelle confirme l’idée défendue par de nombreux historiens. Depuis 500 ans (…), toutes les tragédies du monde sont nées en Europe ou se sont produites du fait de la politique européenne ». À en croire le ministre russe des Affaires étrangères, « Donald Trump se conduit correctement » alors que Keir Starmer et Emmanuel Macron, en proposant le déploiement d’une force de paix en Ukraine, incitent le régime de Kiev à « poursuivre la guerre contre nous »[viii].
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[i] « Vers un nouveau Yalta ? », Telos, 24 janvier 2025.
[ii] Andreï Kortounov, « Il est temps de penser à de nouveaux narratifs » (en russe), kommersant.ru, 26 février 2025.
[iii] « Trump’s Embrace of the Kremlin Throws Russian Elites and Propagandists Into Disarray », themoscowtimes.com, 21 février 2025.
[iv] Fiodor Loukjanov, « La dernière bataille de la guerre froide ? » (en russe), globalaffairs.ru, 16 février 2025.
[v] Sergueï Karaganov, « Briser la colonne vertébrale de l’Europe : quelle doit-être la politique de la Russie à l’égard de l’Occident » (en russe), profile.ru, 21 janvier 2025.
[vi] Sur ce point, « Dieu, la bombe et la roulette russe », Telos, 28 juin 2023.
[vii] Gilles Andréani, « Ukraine : que doit faire l’Europe ? », Telos, 27 février 2025 et également « Ukraine : pour les Européens l’épreuve de vérité approche », Telos, 27 novembre 2024.
[viii] Extraits de l’entretien accordé par le ministre des Affaires étrangères Sergueï Lavrov au groupe de presse « Krasnaïa Zvezda » (en russe), mid.ru, 2 mars 2025.