Ukraine: vers un nouveau Yalta? edit

24 janvier 2025

Les récentes prises de position des thuriféraires du régime russe et de Vladimir Poutine lui-même témoignent d’objectifs inchangés – asservir l’Ukraine et remodeler l’architecture européenne de sécurité – avec en toile de fond l’espoir que le retour de Donald Trump et les divisions des Européens créent les conditions d’un nouveau Yalta, aboutissant à reconnaître à Moscou une sphère d’influence.   

Dressant, le 14 janvier, le bilan de l’année diplomatique écoulée, Sergueï Lavrov affirme que le « problème n’est pas l’Ukraine » mais l’instrumentalisation de ce pays par les Occidentaux afin « d’affaiblir la Russie ». Le responsable de la diplomatie russe rappelle qu’une intégration de l’Ukraine dans l’OTAN demeure « un scenario inacceptable pour la Russie » et que Moscou exige également de la part de Kiev le « rétablissement des droits linguistiques et religieux des Russes qui ont été supprimés par la voie législative en Ukraine » [i]. Dans un entretien publié le même jour par un quotidien russe, Nikolaï Patrouchev réitère cette exigence et se montre menaçant. « Notre principale priorité c’est la défense et le bien-être de nos citoyens et de nos compatriotes dans le monde entier », souligne ce fidèle compagnon du Président Poutine, longtemps secrétaire du conseil de sécurité, et qui demeure membre titulaire de cet organe stratégique du pouvoir russe. « Il faut mettre un terme aux discriminations de la population russe dans plusieurs pays, certainement dans les pays baltes et en Moldavie », déclare encore Nikolaï Patrouchev, qui reproche aux dirigeants de ces pays des « actions irréfléchies » et une « russophobie ». Prenant l’exemple de l’Ukraine, où, selon lui, « le néonazisme et la russophobie ont conduit à l’effondrement du pays », il n’exclut pas que « la politique anti-russe agressive de Chisinau n’aboutisse à ce que la Moldavie soit intégrée dans un autre État » ou bien « cesse totalement d’exister ». Le conseiller de Vladimir Poutine « n’exclut pas » non plus que, cette année, « l’Ukraine cesse d’exister » [ii].

Depuis le début de l’agression russe en Ukraine, il y a près de trois ans, l’idée d’une partition de l’Ukraine, qui s’inscrit dans le processus de réhabilitation du pacte germano-soviétique de 1939, a été intégrée dans le discours russe [iii]. Il y a quelques jours, Vladislav Sourkov, qui fût longtemps l’éminence grise du Kremlin, appelait de ses vœux « un deuxième partage de l’Ukraine (le premier ayant été légalisé avec succès par les accords de Minsk) », annonciateur d’une renaissance des empires (Vladislav Sourkov mentionnait les déclarations de D. Trump sur le Canada, le Groenland et le Panama) [iv]. En novembre dernier, le Service de renseignement extérieur (SVR) russe attribuait aux Occidentaux (Roumanie, Pologne, Allemagne, Royaume-Uni) un « plan d’occupation » de l’Ukraine, sous couvert du déploiement d’une force de paix [v]. Dès avril 2022, le chef du SVR, Sergueï Narychkine, prêtait à la Pologne la volonté de placer sous une tutelle politique et militaire ses « possessions historiques » en Ukraine. En juillet 2023, Vladimir Poutine lui-même faisait siennes ces accusations, estimant que, « si des troupes polonaises devaient être déployées par exemple à Lvov, elles y resteront pour toujours », affirmation réitérée l’année suivante. Il soulignait que les régions occidentales de la Pologne actuelle sont un « cadeau de Staline ». En décembre 2023, le Président russe jugeait opportun de rappeler qu’à l’issue de la seconde guerre mondiale, Staline avait « donné » à l’Ukraine des territoires « enlevés » à la Pologne, à la Roumanie et à la Hongrie, régions que, selon Vladimir Poutine, ces capitales, à commencer par Varsovie, souhaiteraient se voir restituer. C’est pourquoi, affirmait-il, « seule la Russie peut être garante de l’intégrité territoriale de l’Ukraine » (sic). 

L’éventualité d’un gel du conflit sur la ligne de contact, évoquée par les conseillers de D. Trump, a été écartée ces derniers jours à plusieurs reprises par les autorités russes, dont les forces continuent de progresser sur le théâtre des opérations ukrainien et qui ont enregistré des gains territoriaux, limités mais réels, en 2024. Ainsi, au lendemain de la réélection du Président républicain, Sergueï Lavrov rejette l’hypothèse d’un arrêt des combats. Il s’agirait, selon lui, d’un retour aux accords de Minsk « dans un nouvel emballage, et en pire ». Fin novembre 2024, le SVR estime qu’ « en l’absence évidente de toute possibilité d’infliger à la Russie une défaite stratégique sur le champ de bataille, l’OTAN est de plus en plus enclin à un gel du conflit ». Du point de vue occidental, explique le SVR, un tel scenario, aurait pour avantages de permettre la reconstitution des capacités de combat de l’armée ukrainienne, de « bien préparer Kiev à une tentative de revanche » et de faciliter le rétablissement du complexe militaro-industriel ukrainien. S’agissant du format des négociations, Nikolaï Patrouchev, dans l’entretien déjà mentionné, part du principe que des négociations sur l’Ukraine mettront en présence la Russie et les États-Unis « sans la participation d’autres États occidentaux ». « Il n’y a rien à discuter avec Londres et Bruxelles », juge l’ancien secrétaire du conseil de sécurité russe, « les dirigeants européens n’ont pas le droit de parler au nom de plusieurs États membres » et de citer « la Hongrie, la Slovaquie, l’Autriche, la Roumanie et d’autres ». 

Bien qu’il affirme ne pas poser de préalable à l’ouverture de négociations, le Président russe les subordonne bel et bien à plusieurs conditions difficilement acceptables par Kiev. Le 19 décembre dernier, lors de sa conférence de presse annuelle, Vladimir Poutine met une fois encore en cause la légitimité du Président Zelensky, dont le mandat a expiré au printemps dernier, observant que « la constitution ukrainienne ne prévoit pas de disposition permettant de prolonger les pouvoirs du Président, même en situation de guerre ». Volodymyr Zelensky ou quelqu’un d’autre, dit-il, doit recevoir l’onction des urnes pour être accepté comme interlocuteur à Moscou, car « nous ne pourrons signer un texte qu’avec les représentants d’organes légitimes du pouvoir, voilà tout », avertit le Président russe. Sur le fond, il rappelle avoir énoncé la position russe en vue de ces négociations en juin 2024 dans son intervention devant les cadres du MID, « tout y est dit, il n’y a rien à ajouter ». « Nous sommes prêts au dialogue sans conditions préalables, poursuit Vladimir Poutine, mais sur la base de ce que nous avions convenu - je l’ai déjà dit cent fois - lors des négociations d’Istanbul de 2022 et en partant des réalités d’aujourd’hui sur le terrain » [vi]. Une semaine après le Président russe, Sergueï Lavrov réitère la position exposée par lui-même et par les responsables des organes de sécurité (Nikolaï Patrouchev, SVR) selon laquelle « le cessez-le-feu est un chemin qui ne mène nulle part ». « Il nous faut des accords juridiques définitifs » qui traitent « les causes premières de la crise ukrainienne », en premier lieu la « violation de tous les engagements de ne pas élargir l’OTAN vers l’est et ‘l’absorption’ agressive par l’OTAN de tout l’espace géopolitique allant jusqu’à nos frontières », ainsi que « les actions racistes du régime de Kiev après le coup d’État » (ndr - la révolution du Maïdan de 2014) qui, d’après le ministre russe des Affaires étrangères, « cherche à éliminer tout ce qui est russe » (langue, culture, religion) en Ukraine [vii].

À l’instar de Nikolaï Patrouchev, qui laisse désormais planer le doute sur la pérennité de l’Ukraine, et de ses menaces à l’égard des pays étrangers afin d’assurer « la défense et le bien-être de nos citoyens et de nos compatriotes dans le monde entier », Sergueï Lavrov entretient une semaine plus tard, dans sa conférence de presse du 14 janvier, l’incertitude sur l’avenir de l’Ukraine. Il se déclare prêt à discuter de l’octroi de garanties de sécurité à « ce pays, qui s’appelle aujourd’hui l’Ukraine ou à une partie de ce pays, qui, à la différence de la Crimée, du Donbass et la Novorossia, n’a pas encore exercé son droit à l’autodétermination » (« которая пока еще не самоопределилась »). Dans cet entretien, dans lequel il développe une fois encore la thèse selon laquelle les Occidentaux auraient « menti » à la Russie à propos de l’élargissement de l’OTAN à l’est, il réécrit non seulement l’histoire de l’après-guerre froide, mais le droit international. En laissant entendre que d’autres référendums conduisant à l’annexion de régions ukrainiennes pourraient être organisés, il se livre à une interprétation extensive et contestable du principe de « l’autodétermination des peuples » et de la Charte des Nations Unies pour justifier de nouvelles violations de l’intégrité territoriale d’États souverains [viii].

Ces vues radicales sont partagées par un politologue réputé comme Dmitri Trenine, qui s’est rangé derrière le Kremlin au début de l’invasion russe. « L’Ukraine dans ses frontières du 31 décembre 1991 n’existe plus depuis longtemps », écrit-il. Il est possible, selon lui, que d’autres régions et villes d’Ukraine comme Odessa suivent l’exemple de la Crimée et du Donbass et soient rattachées à la Russie. L’exemple de la chute de Bachar al Assad montre aussi qu’un régime prend des risques en laissant hors de son contrôle des régions dissidentes. La « mission historique » de la Russie consiste, selon Dmitri Trenine, à « libérer toute l’Ukraine du régime antirusse héritier de Bandera, de son idéologie néonazie et du poids des influences étrangères, hostiles au Monde russe » [ix]. Beaucoup d’experts russes se montrent pessimistes sur d’éventuels pourparlers dans la mesure où l’objet même des négociations fait débat. Pour Washington et Kiev, explique Vladimir Frolov, il s’agit d’identifier les termes d’un règlement entre la Russie et l’Ukraine, tandis que, pour Moscou, le conflit concerne les relations entre la Russie et l’Occident, l’Ukraine n’étant qu’un sujet parmi d’autres [x]. La Russie tente d’obtenir des États-Unis une révision des structures de la sécurité européenne et d’extraire l’Ukraine de la sphère d’influence occidentale, souligne également Andreï Souchentsov [xi]. Tandis que Trump souhaite une solution rapide, Moscou se prépare à de longues négociations sur un nouvel ordre international. Les dirigeants russes, souligne aussi Vladimir Frolov, ne veulent pas d’un accord qui maintiendrait une grande partie de l’Ukraine sur une trajectoire d’intégration dans les structures politico-militaires occidentales, disposant d’une puissante armée et coopérant avec les industries de défense des pays de l’OTAN. L’objectif russe, selon Vladimir Frolov, c’est « Istanbul + », un accord qui limiterait la souveraineté de l’Ukraine en matière de politique étrangère et de défense et « accorderait à Moscou une influence dominante, incluant la possibilité d’une intervention armée ». 

On peut voir dans les propos tenus, ces dernières semaines, par Vladimir Poutine et ses proches l’expression d’une posture de négociation avant le retour à la Maison blanche de Donald Trump et l’ouverture de pourparlers sur le dossier ukrainien. Il reste que les déclarations de MM. Lavrov et Patrouchev sont empreintes d’un révisionnisme désormais ouvertement affiché et l’expression d’ambitions impériales assumées, franchise à laquelle le retour à la Maison blanche de Donald Trump et les divisions des Européens ont sans doute contribué. Contrairement à ce que prétend le ministre russe des Affaires étrangères, qui recourt à une tactique éprouvée des régimes autoritaires pour inverser la réalité, c’est bien la Russie qui utilise l’Ukraine pour tenter de bouleverser l’ordre européen et obtenir la reconnaissance d’une sphère d’influence. De ce point de vue, les propos tenus ces derniers jours par Donald Trump, qui évoque le caractère « artificiel » de la frontière avec le Canada et annonce, lors de son discours d’investiture, vouloir « étendre le territoire » des États-Unis, interrogent. De même peut inquiéter sa mansuétude à l’égard du refus par la Russie d’une implication de l’OTAN en Ukraine qui, à l’entendre, aurait été « gravé dans le marbre » (« written in stone »). Les Européens auraient tout à craindre d’une négociation qui s’engagerait sur ces bases entre Moscou et Washington, même si on peut penser que Donald Trump et ses conseillers redoutent un résultat qui s’apparenterait plus à celui de la conférence de Munich (1938) qu’aux conclusions de Yalta (1945).  

[i] Foreign Minister Sergey Lavrov’s remarks and answers to media questions during a news conference on the performance of Russian diplomacy in 2024, mid.ru, 14 janvier 2025.

[ii] Nikolaï Patrouchev, « Il n’est pas exclu que, cette année, l’Ukraine cesse d’exister » (en russe), kp.ru, 14 janvier 2025.

[iii] Bernard Chappedelaine, « L’actualité du pacte Molotov-Ribbentrop », Telos, 3 septembre 2024.

[iv] Vladislav Sourkov, « la parade des impérialismes » (en russe), actualcomment.ru, 27 décembre 2024.

[v] « L’Occident se prépare à un possible "gel" du conflit ukrainien » (en russe), svr.gov.ru, 29 novembre 2024.

[vi] Results of the Year with Vladimir Putin, en.kremlin.ru, 19 décembre 2024.

Sur l’historique de ces négociations et sur les conditions posées par Vladimir Poutine en juin 2024, voir Bernard Chappedelaine, « Ukraine : les conditions de la paix », Telos, 1er octobre 2024.

[vii] Foreign Minister Sergey Lavrov’s interview with Russian and international news media, mid.ru, 26 décembre 2024. Contrairement à une thèse répandue, y compris en Occident, il n’y a eu aucun engagement écrit de la part de l’OTAN à ne pas intégrer les pays d’Europe centrale et orientale. Voir notamment Mary Elise Sarotte, Not One Inch: America, Russia, and the Making of Post-Cold War StalemateYale University Press, 2021.

[viii] Sur ce point les réflexions de Pietro Pustorino, « Autodétermination du peuple ukrainien et agression russe », Revue européenne du droit, printemps 2023.

[ix] Dmitri Trenine, « Que doit devenir l’Ukraine à l’issue de l’opération spéciale russe » (en russe), profile.ru, 18 décembre 2024.

[x] Vladimir Frolov, « Tentative d’accord : à quoi peuvent ressembler les négociations sur la fin du conflit en Ukraine » (en russe), forbes.ru, 8 janvier 2025.

[xi] Andreï Souchentsov, « La crise ukrainienne en 2025 : pourquoi l’arrivée au pouvoir de Trump ne conduira pas à un règlement », valdaiclub.com, 4 janvier 2025.